Publié le Samedi 29 juin 2024 à 09h00.

Mobilisations étudiantes, scholasticide et silences de l’ESR

Face au carnage génocidaire perpétré par l’armée israélienne à Gaza, et à son agression généralisée  en Cisjordanie, des étudiant·es se sont mobilisé·es sur leur campus, en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Australie, aux Pays-Bas, en Suisse, pour exiger que leurs universités mettent un terme aux liens qu’elles entretiennent avec les universités israéliennes, directement impliquées dans la colonisation, l’occupation et la guerre1.

Ces étudiant·es expriment une contestation et une solidarité dans des formes précédées d’une longue et vénérable histoire. Pendant plusieurs semaines, leurs mobilisations, en France, pourtant aussi pacifiques que déterminées, ont fait l’objet de caricatures et d’accusations mêlant l’outrance la plus ridicule à la calomnie. Si l’on en croit certains médias, les établissements du supérieur auraient été « mis à feu et à sang » par une « minorité agissante »  entraînant avec elle une génération « antisémite » qui « ne sait pas ce que les mots veulent dire »). Sans surprise, ces effrois fabriqués ont ouvert la voie aux interventions policières mais également à des sanctions financières de la région Île de France.

Après bientôt huit mois de destruction systématique, de déplacements forcés, d’extermination scientifique (assistée par IA), de famine organisée, d’exécutions sommaires et d’arrestations et de détentions de masse en Cisjordanie (8 665 au moment où l’on écrit ces lignes), de ciblages meurtriers de dizaines de journalistes et d’humanitaires, et de mensonges incessants de la propagande de guerre israélienne, il paraît donc encore possible, dans notre espace public national, de se détourner de l’essentiel et de reléguer l’énormité de la catastrophe humaine, politique et environnementale en cours, derrière ces crimes apparemment bien plus terribles que seraient la manifestation de l’empathie et de la solidarité, la défense du droit international, et la revendication du « simple » droit d’avoir le droit d’exprimer l’un et l’autre.

Et nul chroniqueur de grands médias pour dénoncer cette authentique « culture de l’annulation »  dont ils et elles passent pourtant tant de temps à s’émouvoir ; nul expert du « décryptage de l’info » pour s’étonner d’accusations d’antisémitisme contre un nombre toujours croissant d’étudiant·es juifs et juives refusant d’être rendu·es d’office comptables de la politique israélienne ; nul pourfendeur du « nouvel antisémitisme » pour s’inquiéter du complotisme propre aux dénonciations de « minorités agissantes ».

Après huit mois d’attaques sur les libertés publiques, d’intimidations et de procédures, de racisme toujours plus officiel et de mensonges négationnistes ; après huit mois de recours à un arsenal rhétorique et préfectoral applaudi par l’extrême droite, ces mobilisations étudiantes restent un moment de salut public et de simple clairvoyance face à la logique impunitaire.

 

Naufrage dans l’enseignement supérieur

Avec leur solidarité, ses mobilisations expriment l’indignation qu’inspire l’infinie duplicité d’États,  dont la France, qui prétendent encore promouvoir une « solution à deux États » qu’ils n’ont eu de cesse de rendre impraticable en garantissant une impunité durable au processus continu de colonisation, de dé-développement imposé à l’ensemble de la Palestine, d’étranglement de la bande de Gaza, d’accaparement des ressources aquifères, et tout en poursuivant leurs ventes d’armes jusque dans une guerre d’anéantissement pourtant clairement annoncée comme telle ; indignation qu’inspire l’impuissance d’un droit international, paillasson du dernier crime et du prochain, dont l’autorité s’amenuise un peu plus à chacune de ses invocations solennelles et qui finira bientôt dans le même état de ruines que l’hôpital al-Shifa ; indignation encore face un espace médiatique  dans lequel la distorsion, le mensonge, l’outrance raciste, et à l’occasion le déni pro-génocidaire,  trouvent une place toujours plus grande et mieux reconnue ; où les antiracistes sont traités de « racistes » et « d’antisémites » par des racistes à plein temps et tout disposés à ostraciser et noyer toute voix juive jugée non conforme au fantasme ethno-nationaliste et islamophobe dont le pouvoir fasciste israélien leur offre l’exemple le plus abouti.

Mais reste enfin l’indignation que ressentent des étudiant·es face à nos propres institutions d’enseignement supérieur. Des universités, au mieux, s’enferment dans le silence devant le paysage d’universités palestiniennes détruites, de personnels et d’étudiant·es tué·es  par centaines ; devant l’impossibilité de la moindre activité pédagogique et scientifique pour celles et ceux encore en vie, et face au spectacle offert par des soldats israéliens dansant parmi les ruines, brûlant des bibliothèques, et parodiant des cérémonies de remises de diplômes.

Des institutions de recherche et d’enseignement, au pire, ont activement participé à la censure à coups d’interdictions et d’annulations, en proportion inverse des sempiternelles injonctions à « l’ouverture sur le monde », « à l’international », au nécessaire « engagement civique de la jeunesse »2... Les universités de sciences humaines, de sciences sociales, de sciences politiques, se retrouvent sans humanité, sans « social » et sans politique. Les juristes sont enjoint·es d’ignorer le droit international, humanitaire, de la guerre, de l’occupation. Les historien·nes sont tenu·es d’accepter que l’histoire commence à la date du 7 octobre 2023. Les analystes critiques des discours et des textes sont sommé·es de s’en tenir aux récits officiels destinés à justifier les atrophies précédentes. Enfin, les étudiant·es en langues étrangères incité·es à se contenter de nos « débats » nationaux rythmés par des chaînes d’infos en continu où prospèrent le racisme et la xénophobie.

 

Une autre politique universitaire est possible

Pourtant, à  la mesure de leurs modestes moyens, les universités auraient pu et pourraient encore au moins signaler une solidarité académique effective : en activant des programmes d’accueil (« Pause ») de chercheurs et chercheuses réfugié·es ; en développant des programmes Erasmus+ avec des universités palestiniennes afin de faciliter la mobilité étudiante quand les études sont devenues impossibles ; en activant des partenariats universitaires (type Unimed) devant permettre la mobilité de collègues ou leur simple réinsertion dans des réseaux scientifiques afin qu’elles et ils poursuivent leurs travaux ; en proposant des contenus en ligne (si rapidement mis en place au début du confinement) ; en renonçant aux partenariats avec les universités israéliennes quand ces partenariats existent ; en mettant un terme aux contrats avec des entreprises elles-mêmes compromises dans l’occupation et l’apartheid israélien en Cisjordanie.

La France est en outre signataire depuis février 2017 de la Déclaration sur la sécurité dans les écoles3 pour la protection des élèves, des enseignants, des écoles et des universités. Cette déclaration reconnaît les besoins de protection spécifiques des institutions éducatives en situation de guerre. Faisant suite à cette déclaration, une résolution de l’ONU de 2020 fait du 9 septembre la « journée internationale de la protection de l’éducation contre les attaques »4.

Quels fondements et engagements internationaux principiels, éthiques, faut-il, outre le cadre du droit international, pour que nos institutions universitaires (comme elles ont pourtant su le faire dans le cas de l’invasion russe en Ukraine, par exemple) manifestent enfin une solidarité académique élémentaire avec le monde universitaire palestinien, lui, bel et bien à feu et à sang ?

 

Pour une solidarité universitaire internationale

Entre conformisme et lâcheté, entre crainte de possibles rétorsions budgétaires et d’assauts médiatiques, que peut signifier une université qui accepte, voire participe, la corrosion de l’espace de liberté qui lui est propre, qui devance l’injonction « de ne pas comprendre », de garder l’œil sur tout propos des collègues qui etc.,  qui entre complicité et attentisme ne prend pas la mesure de l’hostilité viscérale qui lui est vouée, après les accusations de compromission terroriste « islamo-gauchiste » et de totalitarisme « wokiste / féministe / décolonial », campagnes d’accusations et de paniques morales dont « l’antisémitisme » de la jeunesse universitaire, et de tout soutien à la Palestine, n’est que la dernière version – et probablement la plus nocive.

En renonçant à offrir la pluralité, la distance, la vérifiabilité de la recherche, le temps du savoir, de la transmission, qui sont les siens, et en se détournant de toute solidarité avec le monde universitaire palestinien, l’université française, dans cette conjoncture critique, aura laissé le champ libre aux pires emportements, aux ébriétés les plus inquiétantes, à l’impunité du massacre érigé en grande cause morale, et auxquelles elle n’aura pas même tenté de proposer le contrepoint pourtant vital à toute préservation d’un espace public un tant soit peu démocratique. Reste alors un projet de la criminalisation de l’empathie qui peut enfin se déployer sans entrave et nous laisser prévoir d’autres  désastres à venir.

La jeunesse étudiante de ce monde nous aura cependant montré qu’il peut et qu’il doit en être autrement, que les institutions universitaires peuvent agir et montrer que des brèches dans le  mur de l’impunité sont possibles. Pour ce qui concerne le secteur éducatif au moins, et à l’heure où la fuite en avant génocidaire poursuit son carnage parmi les réfugié·es de Rafah, la solidarité par toutes les initiatives possibles reste aussi un geste autant de dignité internationaliste que d’auto-préservation institutionnelle, pour peu que l’on parvienne l’exprimer et en activant les quelques leviers institutionnels qui sont les nôtres, pour commencer.

  • 1. Maya Wind,  Towers of Ivor and Steel : How Israeli Universities Deny Palestinian Freedom, Verso, 2024
  • 2. Bulletin officiel de l’éducation nationale, Directive nationale d'orientation pour le pilotage et la mise en œuvre au niveau territorial pour l'année 2023-2024, 20 septembre 2023. 
  • 3. Déclaration sur la sécurité dans les écoles, 2015, signée par 120 pays. 
  • 4. ONU.