Publié le Vendredi 16 juillet 2021 à 16h38.

Doit-on se réjouir de l’arrivée de Naftali Bennett au pouvoir en Israël ?

Si personne ne regrettera Netanyahou — qui est toutefois loin d’avoir disparu de la scène, les scènes de liesse qui ont accompagné l’arrivée du pouvoir de Naftali Bennett, y compris du côté d’une certaine gauche, ont de quoi surprendre. Le point de vue de Jonathan Ofir, écrivain israélien.

 

Un nouveau gouvernement a prêté serment en Israël le 13 juin, à la suite d’un vote de confiance très serré (60-59). La majorité prévue de 61 voix a été réduite suite à l’abstention de l’élu palestinien bédouin Said al-Harumi, de la Liste arabe unie islamique palestinienne (Ra’am) conservatrice, partie prenante du gouvernement, en raison de nouvelles destructions imminentes de villages bédouins dans le sud d’Israël. Le premier mandat, tel que prévu dans l’accord de rotation entre l’extrême droite de Naftali Bennett et le centriste Yair Lapid, est celui de Bennett : il est censé être Premier ministre jusqu’en août 2023. Bennett, du parti sioniste religieux des colons Yamina (« À droite »), est le Premier ministre le plus à droite qu’Israël ait jamais eu.

 

Tueur de dragons

De nombreux sionistes, notamment à gauche, se réjouissent. Le nouveau gouvernement pourrait marquer la fin de la longue ère Netanyahou, qui a duré plus longtemps que n’importe quel autre Premier ministre, y compris le « père fondateur » d’Israël, David Ben Gourion. Netanyahou gouvernait depuis 12 années consécutives, auxquelles s’ajoutent les trois années du mandat 1996-1999.

On aurait pu croire que c’était le jour de l’indépendance : des milliers de personnes ont fêté le nouveau gouvernement avec des confettis et des drapeaux israéliens sur la place Rabin à Tel Aviv, ainsi que dans d’autres endroits en Israël qui s’identifient comme des bastions de la gauche. Mais il s’agit de la gauche sioniste, et lorsqu’il s’agit de sionisme, la relativité se situe à l’intérieur d’un paradigme fondamentalement de droite en ce qui concerne son ultra-nationalisme.

Et c’est ainsi que Naftali Bennett va maintenant être vu comme un libéral : parce qu’il est censé être ce tueur de dragons qui a évincé Netanyahou. Le parti de ce tueur de dragons n’a obtenu que sept sièges aux dernières élections — le parti de Lapid en a obtenu 17 — mais la logique israélienne veut que, par pragmatisme, on en passe par là.

Bennett pourrait bien modérer quelque peu sa rhétorique, et cesser de se vanter d’avoir tué « beaucoup d’Arabes », surtout maintenant qu’il dirige un gouvernement qui dépend de leur soutien. Il pourrait cesser de dire que les Palestiniens ne faisaient encore, il y a peu, que « grimper aux arbres ». Mais Bennett ne va pas soudainement se tourner vers la gauche, alors que son parti est nommé « À droite ».

Ce sera un gouvernement de droite, mais sans Netanyahou. Et Bennett n’est pas seulement plus à droite que Netanyahou : il est plus à droite que n’importe quel Premier ministre qu’Israël ait jamais eu. Plus que Begin, plus que Shamir, plus que Sharon.

Menachem Begin

Les élections de 1977 marquèrent la fin du régime sioniste travailliste des trois premières décennies d’Israël et furent remportées par Menahem Begin du Likoud. Begin fut Premier ministre de 1977 à 1983.

L’inspiration politique de Begin était l’idéologie révisionniste de Ze’ev (Vladimir) Jabotinsky. Ces gens étaient idéologiquement déterminés à s’emparer de l’ensemble de la Palestine historique, et plus encore, alors que le Parti travailliste de David Ben Gourion avait des ambitions du même ordre, mais un peu moins prononcées. Au cours de la vague de nettoyage ethnique de la Palestine (Nakba) en 1948, les forces armées de Begin, l’Irgoun, ont combattu les Palestiniens et les Britanniques et étaient en rivalité avec les factions travaillistes et sionistes, bien qu’elles aient parfois coopéré avec ces dernières, car elles partageaient des objectifs stratégiques clés. Ce sont les milices de la Haganah de Ben Gourion qui ont perpétré la plupart des opérations de nettoyage ethnique à grande échelle et, avec la formation de l’armée israélienne après mai 1948, toutes les factions ont été incorporées dans une armée unique, qui a poursuivi l’expansion et le nettoyage ethnique. Ben Gourion a essayé de se présenter comme le modéré par rapport à Begin, mais ce n’était que pure hypocrisie. Par la suite, l’image de Begin a été aseptisée en raison de sa participation aux accords de paix avec l’Égypte (en 1979). Mais si Israël a fini par rendre le désert égyptien du Sinaï, il n’a pas renoncé à ses ambitions de s’emparer de la Palestine historique.

Yitzhak Shamir

Yitzhak Shamir était l’homologue de Begin au sein des factions révisionnistes — il dirigeait le Groupe Stern, un groupe dissident, qui était même un peu plus fasciste que l’Irgoun. Avraham (’Yair’) Stern, le fondateur du groupe, a même offert son allégeance à Hitler en 1941, en vantant leurs affinités idéologiques. Shamir a été Premier ministre en 1983-1984 et en 1986-1992. Il fut lui aussi présenté comme un acteur du fameux « processus de paix » qui a abouti en 1991 à la Conférence de Madrid. Shamir a inventé ce qu’il appelait la « politique de la cuillère à café » : d’interminables séances de négociation au cours desquelles d’innombrables cuillères à café représentant des montagnes de sucre étaient mélangées à des océans de thé et de café, mais aucun accord n’était jamais atteint.

Ariel Sharon

Ariel Sharon fut Premier ministre de 2001 à 2006. Bien qu’il n’ait pas les mêmes références historiques que Begin et Shamir concernant la Nakba, Sharon avait néanmoins un dossier bien connu de crimes de guerre racistes, qui font de lui l’une des figures sionistes les plus sombres des temps modernes, en ce qui concerne les Palestiniens. Sharon était commandant de peloton lors de la Nakba de 1948, dans la brigade Alexandroni de la Haganah de Ben Gourion — la même brigade qui a perpétré le massacre de Tantura (au moins 200 morts entre le 22 et le 23 mai 1948). Sharon a dirigé les « opérations de représailles » meurtrières dans les années 1950 avec son unité 101, qui a perpétré le massacre de Qibya (70 morts les 14 et 15 octobre 1953). En tant que ministre de la Défense sous Begin, Sharon a contribué à permettre les massacres de Sabra et Shatila au Liban, en 1982.

Sabra et Shatila ne l’ont pas empêché d’être élu Premier ministre en 2001, après être devenu le leader du Likoud en 2000. On peut même supposer que son histoire sanglante a servi d’atout pour son élection. En Israël, Sharon avait l’aura du « Sabra », dans la mesure où il était né en Palestine et où il avait participé aux travaux agricoles. Sa personne était ainsi une sorte de passerelle entre le Likoud, de style plus urbain, et le Parti travailliste, de style plus rural. Bien qu’il ne soit pas religieux en tant que tel, son zèle à conquérir la Palestine avait un caractère religieux-fondamentaliste. En 1998, il déclarait, en tant que ministre des Affaires étrangères : « Tout le monde doit se lever, courir et s’emparer du plus grand nombre possible de sommets de collines [palestiniennes] pour agrandir les colonies [juives], car tout ce que nous prenons maintenant restera à nous. [Et] tout ce que nous ne prenons pas leur reviendra. »

Son credo était, bien sûr, le militarisme, et Yitzhak Rabin l’a salué comme « le plus grand commandant d’opération de notre histoire ». En 2005, Sharon s’est prétendument transformé en une sorte de centriste, formant le parti Kadima (dirigé plus tard par Tzipi Livni). C’est à ce moment-là que Sharon a lancé le retrait unilatéral de Gaza (« désengagement »), qui consistait en fait à sortir de la prison à ciel ouvert de Gaza et à jeter la clé, tout en maintenant l’isolement de Gaza de l’extérieur. Certains craignaient, notamment au sein du Likoud, que le geste de Sharon n’annonce une série d’autres retraits en Cisjordanie, mais son conseiller Dov Weisglass avait alors assuré que l’ensemble de l’exercice avait la fonction de « formol », pour « geler le processus de paix »« La signification du plan de désengagement est le gel du processus de paix. Et quand on gèle ce processus, on empêche l’établissement d’un État palestinien, et on empêche une discussion sur les réfugiés, les frontières et Jérusalem. Effectivement, tout ce paquet appelé État palestinien, avec tout ce qu’il implique, a été retiré indéfiniment de notre agenda. Tout cela avec la bénédiction du président [US] et la ratification des deux chambres du Congrès […]. Ce que j’ai effectivement convenu avec les Américains, c’est qu’une partie des colonies ne serait pas du tout traitée, et que le reste ne le serait pas tant que les Palestiniens ne se transformeraient pas en Finlandais. Tel est le sens de ce que nous avons fait. »

Naftali Bennett

Naftali Bennett est apparemment un plus petit poisson que ces figures historiques, mais il y a en lui des éléments de chacune d’entre elles : il a été commandant d’une unité de combat militaire, il appartient au mouvement nationaliste religieux des colons. Bennett est également un entrepreneur dans le domaine de la haute technologie.

Sa personnalité est donc une sorte de combinaison moderne de fondamentalisme religieux et d’ultranationalisme, associée à une nature laïque, « occidentale », « start-up », à laquelle les Israéliens aiment s’identifier. Bennett vit à Ra’anana, une ville située au nord de Tel-Aviv, il ne vit donc pas dans l’une des colonies de Cisjordanie, comme on pourrait s’y attendre (contrairement à Avigdor Liberman, le nouveau ministre des Finances, qui est ouvertement laïc et déteste les juifs religieux ultra-orthodoxes). Néanmoins, en tant que leader d’un mouvement de colons religieux, Bennett est un leader idéologique des colons. Il représente des criminels de guerre et acclame des crimes de guerre, depuis Ra’anana jusqu’à présent, et désormais depuis le plus haut poste de responsabilité en Israël.

En 2017, Bennett, en tant que ministre de l’Éducation, déclarait la guerre à ceux qu’il appelait les « auto-antisémites » : « L’auto-antisémitisme est un phénomène socio-psychologique par lequel un juif développe un mépris et une hostilité obsessionnels envers la tradition juive, les coutumes et les juifs pratiquants. » Il s’agissait d’une réponse aux critiques d’organisations de gauche selon lesquelles « le contenu juif (orthodoxe) s’infiltre de plus en plus dans le système éducatif ».

Toujours en 2017, le journaliste Mehdi Hassan a interviewé Bennett sur Al Jazeera. Interrogé sur les Territoires palestiniens occupés, Bennett a répondu à Hassan qu’il devait « retourner dans le passé et modifier la Bible », car c’est là que se trouve le — supposé — droit d’Israël à la terre.

Ce n’est en fait pas très différent de Tzipi Hotovely (Likoud), qui, en tant que vice-ministre des Affaires étrangères en 2015, déclarait que « cette terre est à nous, elle est entièrement à nous — nous ne sommes pas venus ici pour nous en excuser ». Ce n’est pas non plus différent de la Bible brandie par Ben Gourion devant la Commission royale Peel en 1937, expliquant que c’était le « titre de propriété » de la terre de Palestine.

Cette mythologie religieuse-fondamentaliste de la Bible est centrale pour l’ensemble des sionistes. Mais il y a quand même des nuances de gris : il y a ceux qui sont plus francs à propos de cette mythologie, et ceux qui le sont moins. La rhétorique mise à part, c’est l’orientation colonialiste qui fait la différence sur le terrain. Cette orientation est guidée par l’idéologie, qui est elle-même guidée par la mythologie. Et chez Bennett, la mythologie est une des motivations principales.

Et pourtant, bien que de nombreux sionistes laïques de gauche ne le considèrent pas comme « Notre homme », ils peuvent encore s’identifier à lui en ce qui concerne le militarisme et l’idéologie « start-up », ce qui peut suffire à le rendre présentable et à le considérer comme un partenaire pragmatique qu’ils peuvent psychologiquement accepter.

Netanyahou et le racisme intrinsèque d’Israël

L’accent mis sur Netanyahou et son renversement peut faire oublier à certains le racisme intrinsèque et constant, et même de plus en plus marqué, de l’État d’Israël et de son système d’apartheid. Mais, espérons-le, les gens commenceront à se rendre compte que tout n’était pas lié à Netanyahou, en réalité. Comme un ami de la revue Foreign Policy le disait l’autre jour : « Je pense que Bennett et consorts vont aggraver la situation de l’État d’Israël aux États-Unis, parce que son comportement ne s’améliorera pas, même après le départ de Netanyahou, et cela pourrait même empirer. Au lieu de tout mettre sur le dos d’un type odieux qui avait dépassé la durée de son séjour, les gens vont commencer à réaliser que le problème est intrinsèque au système dans son ensemble. »  

Beaucoup de gens à gauche semblent penser que ce n’est qu’une phase, expliquant que « d’accord, Benett est très à droite, mais il était nécessaire de le laisser diriger, pour des raisons tactiques, afin de renverser Netanyahou ». Le centriste Yair Lapid est d’ailleurs censé le remplacer au poste de Premier ministre au bout de deux ans (même si cette coalition est si large et si fragile que peu d’Israéliens lui accordent plus de trois mois).

La durée de la survie de cette coalition ne semble pas vraiment avoir d’importance pour ces gens, car elle pourrait suffire à mettre fin à l’ère Netanyahou. Mais que se passera-t-il lorsque l’ère Netanyahou prendra fin ?

La personne de Netanyahou a été un facteur de division autant que d’unité au sein du Likoud. Gideon Sa’ar1, qui a quitté le Likoud à la fin de l’année dernière, a certes entraîné avec lui de nombreux votes. Mais, dans l’ensemble, Israël est un État sioniste très majoritairement de droite. Les deux tiers environ du Parlement sont de droite ou de centre-droit, le tout au sein d’un spectre sioniste qui penche naturellement vers la droite avec son nationalisme ethno-racial. Les célébrations de la gauche pourraient bien être prématurées : Netanyahou n’est pas parti, il est maintenant dans l’opposition, et il se peut qu’une nouvelle élection ne tarde pas à arriver en raison de la fragilité du gouvernement actuel.

Mais admettons, pour les besoins de l’argumentation, que cette étape marque le début de son départ de la politique israélienne. Que signifierait un tel départ ? Il pourrait en réalité permettre une nouvelle unité à droite, non perturbée par les divisions suscitées par la personne de Netanyahou. Reste à voir qui serait la figure unificatrice d’un tel rassemblement, Bennett, Sa’ar ou quelqu’un d’autre, mais les forces politiques sont là et elles sont indubitablement bellicistes.

Au total, rien de ce qui se passe actuellement ne représente un véritable défi face au sionisme. Au contraire, les sionistes de gauche ont tendance à brandir leurs références pour montrer qu’ils sont plus sionistes que la droite, comme le faisait régulièrement le désormais président israélien Isaac Herzog. Cette compétition sur le degré de sionisme a été illustrée par le nom de la coalition de Herzog en 2015, l’« Union sioniste », une union de centre-gauche entre son Parti travailliste et le parti centriste Hatnua (« le Mouvement ») de Tzipi Livni. Herzog, soit dit en passant, est un hypocrite raciste, qui a qualifié de « fléau » les mariages mixtes entre Juifs et non-Juifs aux États-Unis, et qui n’a pas voulu s’en excuser. Au lieu de cela, il a essayé de se défiler en disant que les gens n’avaient pas compris parce qu’il avait dit « fléau » en hébreu, une langue dans laquelle cela signifie autre chose (ce qui n’est pas le cas, croyez-moi).

Il n’y a aucune contestation du racisme sioniste dans tout ce qui se passe actuellement. C’est la même chose, et pire encore. Bennett, un squatteur de terre raciste, fondamentaliste religieux et criminel de guerre, est aujourd’hui à la source de célébrations par la gauche israélienne, parce que certains pensent que le grand changement est arrivé. Mais ce n’est que le nouveau visage d’un apartheid toujours plus fort.

 

Traduction J.S.

  • 1. Ex-membre du Likoud, il faut entre autres ministre de l’Intérieur en 2013-2014. Candidat aux primaires du Likoud en décembre 2019, il est battu par Nétanyahou et annonce, moins d’un an plus tard, son départ du parti et la constitution d’une nouvelle organisation, « Nouvel espoir », qui obtiendra un peu moins de 5 % des voix lors des législatives de mars 2021.