Des élections législatives se sont tenues dans les territoires occupés fin janvier 2006, les premières depuis dix ans. Contre toute attente, et au terme d’un processus électoral dont la régularité fut reconnue par tous, c’est le Hamas qui remporta la victoire électorale.
Le Hamas voyait ainsi sa base électorale renforcée après avoir déjà gagné plusieurs sièges au terme de scrutins locaux aux cours des années précédentes. Comme le note l’historien des relations israélo-américaines, Jerome Slater, ces résultats n’étaient en rien révélateurs d’une hostilité religieuse anti-israélienne particulière de cette base électorale Hamas. Ce vote exprimait l’espérance d’une amélioration socio-économique de la condition des Gazaouis, espérance en partie inspirée par une réalité de l’ampleur comme de l’ancienneté des réseaux d’œuvres sociales du Hamas.1
Ce résultat n’en occasionna pas moins un profond dilemme, comme l’a expliqué la spécialiste de la région, Rosemary Hollis : pour les États membres de l’UE qui s’étaient faits les chantres de ce projet démocratique, comment maintenir l’aide financière à l’AP quand, selon leurs propres législations, cette Autorité palestinienne serait désormais conduite par une organisation qu’ils avaient eux-mêmes désignée comme terroriste quelques années plus tôt.2
À cette époque, il se trouve des responsables politiques non-Hamas prêts à participer à un gouvernement Hamas, et dans l’électorat ayant voté pour le Hamas se trouvaient une majorité de gens favorables à une solution à deux États. Le Hamas, force électorale, proposa d’élargir la constitution de son gouvernement dans la cadre d’une coalition.
En outre, et comme le rapporte Jean-Pierre Filiu, Ismaïl Haniyeh, le dirigeant du Hamas, déclarait dans le Washington Post que « si Israël se retire des frontières de 1967, nous établirons une paix par étapes ». J-P Filiu précise : « Il se dit prêt à reconnaître Israël, à condition que l’État hébreu s’engage publiquement à “donner un État au peuple palestinien et à lui reconnaître ses droits.” »3
Dans ces conditions, Hamas s’engageait à une trêve de dix ou quinze ans afin de « connaître l’intention réelle d’Israël », rapporte Slater. Toujours en 2006, Haniyeh, maintenant Premier ministre, s’adressa « secrètement au président Bush pour lui demander de mettre fin au boycott américain de Hamas et de s’engager “dans des négociations directes avec le gouvernement élu” ». Selon le journal Haaretz, ce courrier exprimait des craintes pour la stabilité et la sécurité de la région, redisait l’acquiescement à un État palestinien dans les frontières de 1967 tout en proposant une trêve de long terme et un renouvellement « automatique » du cessez-le-feu.
Ce ne fut pas le seul message de ce genre. Tous, explique J. Slater, furent ignorés, même quand ces propositions (incluant la fin de la résistance armée en cas de reconnaissance des droits du peuple palestinien) furent rendues publiques.
Toutefois, là encore, ces propositions, ouvertures et engagements de la part de l’organisation alors devenue le principal acteur politique du moment furent ignorées. Quelques mois plus tard, en février 2007 à La Mecque, un accord était trouvé entre Fatah et Hamas suite à une médiation du roi Abdullah d’Arabie saoudite : le Hamas s’engageait, là encore, à reconnaître et accepter les accords antérieurs et à former un gouvernement d’unité nationale.4
Dans cette courte séquence politique charnière, nombres de responsables politiques jugèrent pourtant nécessaire de tenter de surmonter les préventions et dispositions existantes à l’égard du Hamas et de reconnaître et inclure le Hamas comme acteur politique central. Ce fut le cas de Chris Patten, figure de premier plan de la politique étrangère britannique au moment de la rétrocession de Hong Kong à la Chine populaire ; de responsables du gouvernement Blair et du ministre Jack Straw, qui estimaient que le maintien d’échanges directs avec les élus locaux du Hamas relevait de leur devoir diplomatique même. Tony Blair lui-même jugeait que le Quartet (Nations unies, UE, États-Unis, Russie) devait accepter, sous certaines conditions, le principe d’une négociation avec un gouvernement de coalition comprenant le Hamas.5
Le tandem israélo-américain persista dans son rejet en intensifiant sa stratégie d’isolement et de strangulation du gouvernement de la bande de Gaza, à défaut d’être parvenu à le renverser.
Boycott, désinvestissement et sanctions de la communauté internationale contre l’occupé : premières mesures (janvier 2006 – juin 2007)
Un boycott commença à être mis en œuvre dès la mi-février 2006 : pour la première réunion à Ramallah du parlement nouvellement élu, les parlementaires du Hamas furent empêchés de se rendre en Cisjordanie et durent suivre la séance en visioconférence.
La désignation d’Ismaïl Haniyeh au poste de Premier ministre fut immédiatement suivie de sanctions financières : Israël suspendit le transfert à l’AP des taxes prélevées par Israël sur les échanges avec Gaza et la Cisjordanie, mesure dénoncée par l’ONU.
Les États-Unis, en lien avec Israël, et la communauté internationale coupèrent Gaza du reste du monde, sans travail, sans nourriture et sans recours. Privée des financements internationaux habituels, elle ne disposait dès lors plus des ressources nécessaires pour payer ses 162 000 employéEs. Ainsi, au moment où le Hamas « fit clairement savoir qu’il entendait gouverner normalement sans sanctions ni menaces permanentes d’attaques israéliennes », le boycott engagé en juin 2006 suite à la constitution de la plateforme gouvernementale palestinienne « relevait d’une forme de punition collective contre l’ensemble de la population palestinienne et, à ma connaissance, précise la spécialiste S. Roy, fait inédit dans l’histoire de ce conflit : la communauté internationale imposait des sanctions à l’occupé plutôt qu’à l’occupant ».
Il apparut un peu plus tard, en 2008, que la gouvernement Bush avait préparé en secret un projet de renversement du gouvernement Hamas devant permettre à Abbas une reprise du pouvoir dans des conditions d’un état d’urgence.
De très violents affrontements eurent lieu à Gaza entre Hamas et Fatah en juin 2007, dans ce qui prenait clairement les traits d’une guerre civile palestinienne. En repoussant les combattants du Fatah, Hamas installa son pouvoir à Gaza le 13 juin. Le même jour, Abbas procéda à la dissolution du gouvernement d’unité et au renvoi du Premier ministre Haniyeh. Le boycott international imposé à l’AP par les États-Unis et l’UE put alors prendre fin, et de son côté Israël débloqua les 562 millions de dollars de prélèvements fiscaux dus à l’autorité nationale palestinienne et qu’il avait retenus jusqu’à cette date. Dans le même temps, le blocus de la bande de Gaza gouvernée par le Hamas allait durcir sa logique d’isolement.
5 novembre 2008 : Gaza, laboratoire de l’anéantissement social et économique
Suite à la prise de pouvoir du Hamas en juin 2007, plusieurs pays et entités internationales se sont employés à administrer, avec des moyens bureaucratiques sophistiqués, le processus d’enfermement de la population de Gaza dans des conditions de pauvreté abjectes. Israël, l’UE, les États-Unis, le Canada, l’Égypte, ou l’AP sous la présidence Abbas. Ce qui suit vise à en donner une idée générale.
Le 5 novembre 2008, Israël mit en place ses mesures de confinement systématique de la bande de Gaza. Des marchandises de toute nature (alimentation, médicaments, carburant, papier, colle, tasses à thé…) n’entrent alors qu’en quantités très restreintes, voire n’entrent plus du tout. 4,6 camions de produits alimentaires passent la frontière chaque jour au cours de ce mois de novembre. Selon Oxfam, on en dénombrait 123 chaque jour le mois précédent, et en décembre 2005, 564. Conséquence quasi immédiate du blocus : cinq semaines plus tard, le 18 décembre, l’UNWRA dut suspendre toute ses distributions alimentaires, que ce soit au titre de ses programmes d’urgence ou de distribution régulière. Or, au cours de cette même année 2008, on recensait déjà à Gaza 1,1 million de destinataires de l’aide alimentaire, sur une population de 1,4 million d’habitants.
Pour s’en tenir à la logique d’ensemble : Gaza doit être vidée de toute dimension politique, strictement dissociée de la Cisjordanie sur le plan territorial, culturel, administratif, social et économique, pour être réduite à un pur état de subsistance qui permet de reléguer ce territoire au statut de strict enjeu humanitaire. En cela, Gaza peut être aussi considérée comme un laboratoire de ce que Sara Roy a appelé dé-développement. Dans ce cadre, la succession des épisodes de bombardements peut être comprise comme autant d’accélérations de l’entreprise d’écrasement social, économique, psychique de Gaza déjà menée dans le cadre « normal » de l’organisation stratégique de la pénurie.
Reste la contribution internationale à cet enfermement, dont on ne retient ici que quelques exemples.
Les politiques de soutien (économique, militaire, diplomatique…) systématique et multiforme des États-Unis à Israël sont globalement connues et prévisibles. Ceci ne doit cependant pas conduire à sous-estimer des inflexions importantes notamment quant au processus historique d’identification et de fusion des intérêts israéliens et étatsuniens, en particulier dans les années du tournant néoconservateur (2000) et de l’arrivée au pouvoir du sionisme chrétien évangélique avec l’élection du « ticket » Trump-Pence. Les deux pays n’ont cessé de former depuis lors un tandem singulier d’une hostilité affichée aux instances de la « communauté internationale ».
Pour s’en tenir au processus d’isolement et d’abandon, trois développements valent d’être rappelés : sous Trump, fin 2018, les États-Unis mirent un terme à leur financement de l’UNWRA dont dépend le maintien de services éducatifs, de santé, de services sociaux pour les PalestinienNEs réfugiéEs. Jusqu’à cette date, les États-Unis, avec des montants compris entre 300 et 350 millions de dollars annuels (soit un tiers du budget annuel de l’agence, 1,1 milliard de dollars), étaient le plus important contributeur de l’agence. Ces coupes budgétaires ont été particulièrement catastrophiques pour Gaza où l’UNWRA dépense environ 40 % de son budget dans son aide apportée à près d’un million de réfugiés.
En septembre de la même année, les États-Unis avait également annoncé un retrait de 200 à 230 millions de dollars de financement de projets de développement à Gaza et en Cisjordanie, administrés par l’Agence américaine de développement international (USAID).
En 2007 et 2008, le Canada contribuait aux ressources de l’UNWRA à hauteur 28 millions de dollars par an. Cette contribution fut réduite de près de 10 millions de dollars en 2009, puis de 4 millions de dollars en 2010 pour atteindre les 15 millions de dollars. Trois ans plus tard en 2013, le Canada décida de mettre un terme pur et simple à toute contribution financière à l’UNWRA. Ceci représenta alors la perte de ressource la plus lourde qu’ait connue l’agence à cette date. Si le Canada a repris ses donations après 2013, les positions de l’ambassadeur canadien à l’ONU, Bob Rae, au cours du mois d’octobre 2023, poursuivent l’orientation néoconservatrice prise par ce pays à partir de 2003. Le boycott par l’ambassadeur canadien de la commémoration de la Nakba organisée à l’ONU en mai 2023 en était un signe tout à fait clair.
L’Égypte a une longue histoire, remontant aux années 1970, de coopération avec Israël dans la carcéralisation de Gaza. En 2007, elle (avec la Jordanie) participa à la tentative de renversement armé du gouvernement Hamas. Un bref moment de répit fut accordé à la bande de Gaza lors d’éphémère passage au pouvoir de M. Morsi et des Frères musulmans en Égypte, entre 2011 et l’obtention de la majorité parlementaire et le coup d’État de Sissi en juin 2013. Le Caire est connu pour son rôle de médiateur clé entre Israël et Hamas au cours des dernières années. Mais l’Égypte a aussi participé au blocus de la bande de Gaza et à la destruction de tunnels d’une importance vitale dans l’allègement des effets du blocus sur la circulation des marchandises (et non pour la seule question des armes).
Il faut enfin tenir compte du rôle de l’AP et de M. Abbas dans l’aggravation de la situation à Gaza, au-delà des évènements de 2006-2007. En juillet 2017, afin d’inciter le Hamas à renoncer à son contrôle du territoire, le président Abbas décida de renvoyer 6 145 employéEs travaillant dans les secteurs de l’éducation, de la santé et d’autres services publics de Gaza. Par ailleurs, l’AP refusait toujours de payer les salaires des 50 000 personnels de l’administration gazaouie au service du gouvernement Hamas tout en continuant de verser les salaires de ses propres 70 000 agentEs publics de Gaza qui eux ne travaillent plus depuis 2007, lorsque Hamas chassa le Fatah hors de ce territoire. Le coût de la manœuvre était compris en 45 et 60 millions de dollars par mois, financés par l’Arabie saoudite, l’UE et les États-Unis.
Un peu plus tôt, en avril 2017, l’AP avait déjà adopté des mesures punitives : baisses substantielles des salaires des agents publics dont certains ne reçurent que 30 % de leur salaire habituel, mais aussi coupures l’électricité ou restrictions des services médicaux et des financements de la santé.
Et il faut au moins mentionner la manière dont la division entre Cisjordanie-Fatah et Gaza-Hamas et l’ostracisation générale de Gaza, a été encore renforcée par la canalisation des fonds de donateurs qui en a résulté vers la partie cisjordianienne.
Les conditions d’appauvrissement extrême, de pression intense sur l’ensemble de la société gazaouie, et d’absence totale de perspective, ont vu, en particulier depuis 2014, l’accroissement des problèmes de violences domestiques, des divorces, des phénomènes de prostitution, de consommation de drogue, devenus beaucoup moins exceptionnels, et des suicides, dont les suicides d’enfants. Se sont ajoutées à cela une audience et une attractivité accrues de factions armées telles que l’EIL (ardemment combattues par le Hamas) non tant par conviction que pour les quelques revenus qui peuvent en être retirés.6
Le 7 octobre – dont, au fil des semaines, il semble qu’il reste encore beaucoup à apprendre – fut une étape terrible dans la longue histoire de violence qu’impose l’occupation depuis des décennies et la destruction coloniale de tout projet d’État palestinien. Cette histoire qui passe par au moins cinq épisodes de bombardements, les tueries des Grandes marches du retour et les exécutions « ordinaires » de PalestinienNEs dans les Territoires occupés, sur fond de privation collective internationalement programmée, ne prendra fin qu’avec la fin de l’occupation ; jamais avec « l’élimination du Hamas », désormais prétexte de la poursuite des mêmes politiques, des mêmes consensus, compromissions et lâchetés, en toujours pire.
- 1. Jerome Slater, Mythologies Without End : the US, Israel, and the Arab-Israeli Conflict 1917-2020, Oxford UP, 2021, p.284
- 2. R. Hollis, Britain and the Middle East in the 9/11 Era, Wiley-Blackwell, 2010, p.150
- 3. J-P Filiu, Histoire de Gaza, [2012], Pluriel, 2015, p.402-403.
- 4. Cf. Sara Roy, Hamas and Civil Society in Gaza : Engaging the Islamist Social Sector, Princeton, 2011, p.41.
- 5. Hollis, p.148, 154, 155, et Sara Roy, Hamas and Civil Society in Gaza, p.49.
- 6. S Roy, Unsilencing Gaza, Pluto Press, 2021, p.98.