Publié le Lundi 11 avril 2016 à 08h17.

Capitalisme, emploi et nature : sortir de l’engrenage destructif

« Le monde possède le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement » (Karl Marx, lettre à Arnold Ruge)1.

Il y a plusieurs définitions possibles du capitalisme. Du point de vue des exploité-e-s, le capitalisme est ce système dans lequel les ressources de la terre nourricière sont monopolisées par une minorité qui possède aussi les autres moyens de production. Du coup, pour vivre, la majorité n’a d’autre moyen que de vendre sa force de travail – pas d’autre moyen que de se vendre, en fait.

Elle est donc complètement dépendante des propriétaires, aliénée de la production de son existence, c’est-à-dire en fin de compte aliénée de son humanité. Les propriétaires achètent la force de travail – ou pas – pour un temps déterminé, en échange d’un salaire. En apparence, la transaction est juste… sauf que la valeur de la force de travail (le salaire) est inférieure à celle du travail réalisé. La différence forme le profit. L’efficacité de cette forme d’exploitation du travail est sans précédent historique. En particulier, elle est nettement supérieure à celles du servage et de l’esclavage, deux modes de production dans lesquels l’exploitation était tout à fait transparente et évidente.

Du point de vue de la richesse sociale, le capitalisme se définit comme une production généralisée de marchandises destinées à satisfaire toujours plus de besoins humains, sur une échelle qui s’élargit sans cesse. Que ces besoins soient réels ou pas, « qu’ils aient pour origine l’estomac ou la fantaisie », que celle-ci soit créée ou pas par le capital pour donner des débouchés au productivisme, cela ne change rien à l’affaire. Caractéristique du système, l’accumulation de biens de production et de consommation est phénoménale. Elle aussi est sans précédent historique. Son moteur est la concurrence pour le profit : sous peine de mort économique, chaque propriétaire de capital est obligé de chercher constamment à augmenter la productivité du travail exploité, donc à remplacer des travailleur-euse-s par des machines.

Depuis l’invention de la machine à vapeur par James Watt, cette dynamique de mécanisation et d’accumulation n’a fait que s’accentuer. Il ne saurait en être autrement, car tout progrès de la mécanisation réduit la part du travail humain, donc la quantité de valeur créée, donc le taux de profit. Contradiction majeure du capitalisme, la chute tendancielle de ce taux ne peut être compensée que par l’augmentation de la masse des profits, donc par la croissance de la production, d’une part, et l’accroissement du taux d’exploitation – du travail non payé – d’autre part. Le système se meut donc de lui-même vers la régression sociale et la destruction environnementale.

 

Le capitalisme, système hors-sol

Sa logique « croissanciste » permet aussi de définir le capitalisme du point de vue des relations avec la nature. Les sociétés antérieures dans l’histoire restaient basées directement sur la productivité naturelle. Dans ces sociétés, un éventuel franchissement des limites écologiques ne pouvait être que temporaire, et se payait cash. Repousser les limites n’était possible qu’en améliorant les savoirs et les techniques agricoles (par exemple, la découverte du fait que les légumineuses sont un « engrais vert », car elles fixent l’azote de l’air dans les sols). Avec le capitalisme, c’est différent. Grâce à l’industrie et à la technologie (la science appliquée à la production), il peut repousser les limites artificiellement, en remplaçant les ressources naturelles par des produits de la chimie.

Le capitalisme tend, pour ainsi dire, à se développer « hors-sol ». Un exemple évident est la rupture du cycle des nutriments due à l’urbanisation capitaliste, au 19e siècle : la baisse de fertilité qui en découla put être compensée grâce à l’invention des engrais de synthèse, et cela fonctionne encore aujourd’hui. Mais ces possibilités de développement hors-sol ne sont évidemment pas illimitées. Tôt ou tard, le système sera rattrapé par l’antagonisme entre sa boulimie de croissance et la finitude des ressources. Le choc sera rude, car les problèmes s’accumulent à force d’être repoussés et contournés. Une issue capitaliste au défi du réchauffement global est plus difficile à trouver qu’une parade à l’épuisement des sols. D’autant que la situation est gravissime : on a tellement tardé que, pour sauver le climat, il ne suffira plus de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il faudra en plus retirer du gaz carbonique de l’atmosphère. En déduire que le capitalisme s’effondre est un peu rapide. Par contre, la menace d’un capitalisme barbare est bien réelle.

Combiner les trois points de vue permet de saisir la difficulté majeure à laquelle sont confrontées les luttes écologiques. Il va de soi que ces luttes sont par définition sociales : les atteintes à l’environnement affectent le plus lourdement les exploité-e-s et les opprimé-e-s, qui en sont le moins responsables. La catastrophe climatique menace l’existence de centaines de millions de gens. Certains en sont conscients et passent à l’action, mais le niveau d’engagement varie fortement selon les groupes sociaux : les paysan-ne-s et les peuples indigènes sont aux premières lignes et les femmes sont particulièrement actives ; les salarié-e-s, d’une manière générale, restent en retrait.

 

Le monde du travail, enjeu stratégique

Cette attitude des salarié-e-s constitue un handicap énorme : alors que la classe ouvrière pourrait paralyser la machine capitaliste de destruction, et rendre ainsi un service immense à l’humanité et à la nature, elle semble au contraire paralysée par sa place au service de la machine !

L’explication est simple : l’existence des travailleur-euse-s dépend de leur salaire, leur salaire dépend de leur employabilité par le capital, et leur employabilité par le capital dépend de la croissance. Sans croissance, la mécanisation grossit le chômage, les rapports de forces se dégradent et la capacité syndicale de défendre les salaires ou la protection sociale se réduit. Aujourd’hui, nous nous trouvons précisément dans cette situation : les syndicats sont sur la défensive, déstabilisés par le chômage massif et par la mondialisation.

Les paysan-ne-s possèdent leurs moyens de production en tout ou en partie, les peuples indigènes produisent leur existence par une relation directe avec la nature : les travailleur-euse-s n’ont pas de possibilités équivalentes. Il est trop facile, et franchement déplacé, d’en déduire que les salarié-e-s seraient les serviteurs du productivisme. Ils consomment, bien sûr, et les plus avantagés d’entre eux consomment d’une manière écologiquement insoutenable. Mais est-ce leur faute ? La frénésie consumériste n’est-elle pas plutôt le produit de l’illusion monétaire qui fait que tout semble à la portée de chacun-e ? Ne fonctionne-t-elle pas comme une compensation misérable à la misère des relations humaines dans cette société mercantile ? Beaucoup de salarié-e-s sont conscients et inquiets des menaces écologiques qui planent au-dessus de leurs têtes et de celles de leurs enfants. Beaucoup aspirent à un changement qui leur permettrait de vivre bien, en prenant soin de l’environnement. Mais que faire, et comment faire ? Telle est la question.

Dans un monde de plus en plus urbanisé, si on veut gagner la bataille écologique, il est d’une importance stratégique d’aider le monde du travail à répondre à cette question. Il ne s’agit pas seulement que des travailleur-euse-s participent aux mobilisations écologiques. Pour que cette participation ait l’impact maximum, il faut qu’ils y soient présents collectivement, en tant que producteur-trice-s. Il faut aussi que les travailleur-euse-s se saisissent de la question écologique dans les usines, les bureaux et sur les autres lieux de travail, en tant que producteurs. Comme le font les paysans et les peuples indigènes. Ce n’est possible que dans le cadre d’une stratégie qui unifie les luttes environnementale et sociale au point d’en faire une seule et même lutte. Cela demande 1°) une compréhension correcte de la force destructive du capitalisme, 2°) la perspective d’une autre société, écosocialiste, et 3°) un programme de luttes et de revendications qui réponde à la fois aux besoins environnementaux et aux besoins sociaux, en donnant à chacun et chacune la possibilité de vivre dignement par une activité utile à la collectivité.

 

Un compromis avec le capitalisme vert ?

A quelques exceptions près, le mouvement syndical a compris la nécessité de se saisir de l’enjeu écologique. La Confédération syndicale internationale (CSI) déploie des efforts de conscientisation. Lors de son deuxième congrès (Vancouver, 2010), elle a adopté une résolution sur le changement climatique. Ce texte affirme que la lutte contre le réchauffement de la planète est un enjeu syndical, demande un accord international pour ne pas dépasser 2°C, endosse le principe des responsabilités communes mais différenciées du Nord et du Sud, insiste sur les droits des femmes et revendique une « transition juste » pour le monde du travail…

Cependant, la question clé de l’emploi est traitée de façon ambiguë. En effet, la CSI croit que le capitalisme vert amènera la croissance et des « emplois verts ». Elle se dit donc prête à collaborer à la transition, à condition que la facture pour le monde du travail soit limitée et qu’une reconversion soit offerte dans les secteurs condamnés. Du coup, la CSI considère comme « verts » des emplois qui ne le sont pas du tout : dans la capture-séquestration du carbone, dans la distribution de produits « labellisés » des forêts et de la pêche « soutenables » (alors que ces labels sont une arnaque), dans la gestion des mécanismes de compensation forestière des émissions (REDD+), dans la plantation d’arbres en monoculture et dans les énergies « bas carbone » (y compris le nucléaire ?).

Signe de cette ambiguïté : la résolution de Vancouver estime que la « transition juste » doit protéger la compétitivité des entreprises. C’est clair : la CSI croit possible de sauver le climat sans mettre en question la logique productiviste. Pire : elle ne voit pas d’autre moyen que la croissance pour combattre le chômage. Cela va si loin que la secrétaire générale de la CSI est membre de la « Commission globale sur l’économie et le climat », un organe influent présidé par Nicholas Stern.

Le rapport de cette commission (« Better Growth, Better Climate ») égrène des mesures néolibérales qui permettent de réaliser à peine un peu plus de 50 % des réductions d’émissions nécessaires pour ne pas dépasser 2°C. Stern est cohérent : pour éviter « des coûts trop importants », son rapport de 2006 plaidait pour une stabilisation du climat à 550ppmCO2eq – correspondant à un réchauffement supérieur à 3°C d’ici la fin du siècle. La CIS ne l’est pas.

En se mettant à la remorque du capitalisme vert, le mouvement syndical risque d’être le complice de crimes climatiques de grande ampleur, dont les pauvres seront victimes. C’est une autre voie qu’il faudrait prendre. On la perçoit dans les pratiques d’entreprises récupérées, en Argentine et ailleurs. Chez RimaFlow (Milan) ou Fralib (Marseille), les travailleurs en lutte pour l’emploi cherchent spontanément à produire pour les besoins sociaux dans le respect des contraintes écologiques. Certains éléments d’une alternative se trouvent dans les positions du réseau « Trade Unions for Energy Democracy » (TUED), qui plaide notamment pour que le secteur de l’énergie passe aux mains de la collectivité.

Face au capitalisme en crise et au problème climatique, il est illusoire d’espérer vaincre le chômage par un compromis avec la « croissance ». C’est au contraire dans la remise en cause radicale du productivisme – donc du capitalisme – que réside la seule stratégie cohérente pour concilier le social et l’écologique. Il s’agit de sortir du cadre, sur quatre axes en particulier : la collaboration avec les paysans contre l’agrobusiness et la grande distribution, l’expropriation du secteur financier (très enchevêtré au secteur énergétique), le développement du secteur public (transports en commun, isolation des bâtiments, soins aux écosystèmes…), et la réduction radicale du temps de travail (la demi-journée de travail), sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et diminution des cadences.

Au-delà des montagnes d’écrans plats, de smartphones, au-delà des bagnoles high tech et des voyages all inclusive, au-delà de ces hochets qu’on agite pour le distraire de son exploitation, le monde du travail perçoit bien, au fond, que son intérêt fondamental, son avenir et celui de ses enfants, n’est pas de faire tourner l’engrenage destructif du capital, mais au contraire de le briser. La pratique sociale peut seule transformer cette perception diffuse en conscience et en organisation. A l’action !

Daniel Tanuro