Entretien. Après la grève qui s’est déroulée du 5 au 10 mai, l’Anticapitaliste a demandé à Jeanne et Thomas, cheminotEs de faire le point sur ce mouvement.
La participation à la grève du pont du 8 mai était-elle à la hauteur de ce qui était attendu ?
Thomas. La grève était en plusieurs parties. Elle a commencé le 5 mai par les gares, le 6 les ateliers du matériel, le 7 les conducteurs de train. Puis les 9, 10 et 11 les contrôleurEs. Le jeudi 8 mai (férié), il n’y a pas eu grève afin de permettre aux usagerEs de partir en week-end. Le ministre des Transports a expliqué qu’il n’y avait pas grève le 8 « parce que les cheminots sont payés double les jours fériés ». C’est complètement faux, les dimanches et jours fériés nous touchons à peu près 5 euros brut de l’heure en plus… Dans l’ensemble, la grève a bien marché. Sur TGV Est, par exemple, on était autour de 70 % de grévistes chez les contrôleurEs. La moyenne nationale est au-dessus de 60 %.
Jeanne. Localement, on a eu 13 % de grévistes en Midi-Pyrénées. Et donc, non, pour nous ce n’est pas à la hauteur de ce que nous espérions et de ce qu’il faudrait.
Rappelez-nous quelles étaient les raisons de cette grève ?
T. Il y en a une qui est importante : les plannings de travail. On travaille 7 j/7, 365 jours par an. Il faut donc pouvoir anticiper les prises de poste et les fins de service. Par ailleurs, il y a des accords locaux dans un tas d’endroits qui sont remis en question. Par exemple à Paris Est, il y avait un accord local qui faisait qu’unE contrôleurE ne commençait pas sa période de travail avant midi et qu’il ne terminait pas sa semaine après 19 h.
De nouveaux logiciels de commandes du personnel ont été mis en place, à l’origine se sont des logiciels de gestion canadiens pour la logistique du bois ! Maintenant, la commande de travail peut changer au dernier moment. On ne peut quasiment plus rien prévoir à moins de poser des congés. Même les repos programmés peuvent changer. Ces nouveaux logiciels, qui flexibilisent à outrance le temps de travail, rendent la vie impossible aux cheminotEs. Avant, il y avait une prime en cas de modification de commande mais c’est fini. Il y a vraiment une volonté générale dans l’entreprise d’essayer de rendre les cheminotEs flexibles au maximum alors qu’on l’est déjà énormément.
Dans les gares, des cheminotEs sont en roulement ; d’autres à la réserve. Pour ces derniers, il y a dans le mois un week-end de repos sûr et un repos double, par exemple mercredi-jeudi. Le reste du temps, leur planning peut changer en permanence. Ils peuvent travailler dimanche de 6 h à 14 h, revenir le lendemain pour faire 14 h-22 h, le mardi faire 10 h-20 h, et terminer le mercredi avec 6 h-14 h. Mais il y a une prime de 320 euros par mois pour les agentEs de réserve. La volonté de la direction, c’est quasiment de faire des plannings à 15 jours pour tout le monde, ce qui fait qu’il n’y aurait plus d’agentEs de réserve, et tout le monde serait complètement flexible avec des commandes de travail de plus en plus aléatoires. Enfin, la dernière revendication, c’est l’augmentation de la prime de travail.
J. Oui, nous demandions que la prime de travail soit revalorisée de minimum 100 euros. Pendant les NAO (négociations annuelles obligatoires), elle a été augmentée de 15 euros brut, ce qui n’est pas assez. Ensuite, nous, pour le contrôle, et pas seulement le contrôle, les commandes de travail sont modifiées au dernier moment. C’est compliqué d’avoir un équilibre vie pro/vie perso, quand 24 heures avant, on t’a tout changé. Moi, je suis en roulement, j’ai mon planning sur 3 mois et mes repos à l’année, et des fois on ne sait pour quelle raison, ils changent l’heure de prise de service. Et puis, on nous demande de faire des missions qui ne sont pas les nôtres. L’entreprise veut que nous soyons interchangeables, elle veut de la polyvalence.
Quelle est la réaction de la direction ?
J. Il n’y a eu aucune avancée, aucun cadre de discussion... Il y a une grève qui est annoncée par quasiment l’ensemble des corps de métier, parce que SNCF Réseau (postes d’aiguillage et entretien des voies) n’a pas posé de préavis, et pourtant la direction ne propose pas de discuter.
T. La grève a été forte, mais elle n’a pas marché autant qu’on l’aurait voulu. Peu de trains ont été impactés. La direction a tout fait pour casser la grève. Elle a fait appel à des VAO (volontaires d’accompagnement occasionnel) à l’intérieur de l’entreprise, notamment chez les cadres, qui sont formés à la va-vite. Pour unE contrôleurE, le contrôle à bord des billets est secondaire par rapport à ses tâches liées à la sécurité des circulations. Il a des connaissances sur la signalisation ferroviaire, le matériel roulant, les procédures de sécurité en cas de danger, etc. Mais la direction a mis dans les trains, à ses risques et périls d’une certaine manière, des gens qui ne connaissent quasiment rien. Et elle s’est arrangée pour que les trains puissent tous rouler. Cerise sur le gâteau, alors que la direction refuse d’augmenter la prime de travail, elle a payé des gens jusqu’à 50 euros de l’heure supplémentaire le dimanche pour aller travailler et remplacer les grévistes. De plus, cela crée une ambiance délétère entre nous : dur de reboire un café avec un jaune qui t’a remplacé pendant que tu battais pour tout le monde et qui au passage s’est rempli les poches. Pour la direction, au-delà de faire rouler les trains coûte que coûte avec les VAO, il s’agit, par la division, de saper la solidarité collective des cheminotEs.
En fait, il n’y a pas de raccourci. Pour qu’une grève soit massive, il faut qu’elle touche tous les services en même temps. Après, si la grève des contrôleurEs peut donner des idées à d’autres pour que ça s’étende, tant mieux ; il faut faire feu de tout bois. Mais là, on voit qu’il y a une limite. L’autre limite, c’est que la grève est appelée par les syndicats à l’avance. Comme tout est déjà décidé, il n’y a pas d’assemblée générale. Et donc, il n’y a pas de prise en charge de la grève par les grévistes eux-mêmes.
Quelles sont les perspectives ?
T. Malgré les limites de cette mobilisation, peu de secteurs se sont mobilisés ces derniers mois, et les cheminotEs restent un secteur parmi les plus combatifs de la classe ouvrière aujourd’hui en France. Il y a toujours une recherche, d’essayer de voir comment on peut faire pour se défendre, et tous ces tâtonnements sont à prendre comme une volonté de se battre. Peut-être un peu autrement, en essayant de perdre moins d’argent possible. C’est une discussion qu’on a partout.
J. Le problème, aussi, pour faire mettre en grève nos collègues sur les jours suivants, c’est qu’on est soumis à la D2I (déclaration d’intention individuelle), c’est-à-dire qu’on doit se déclarer gréviste 48 heures avant, ce qui permet aussi à l’entreprise de se préparer et d’envoyer des cadres pour nous remplacer. Pour nous, la grande question, c’est de savoir si oui ou non, on va être à la manœuvre le 5 juin. Je pense qu’il le faut parce que retrouver un peu un cadre d’unité dans l’interpro, cela ne peut pas faire de mal.
T. À la SNCF, les rivalités entre la CGT et Sud-Rail pèsent aussi sur les mobilisations alors que ce sont les deux syndicats les plus forts parmi les cheminotEs de l’exécution, de l’aiguillage, chez les contrôleurEs et chez les conducteurEs. Ce qui est sûr, c’est que les raisons de la colère sont toujours là.
Propos recueillis par Fabienne Dolet