Ce 28 août, deux journalistes, Éric Laurent et Catherine Graciet, étaient mis en examen pour « chantage et extorsion de fonds ».
Ils ont été arrêtés par la police à la sortie d’un palace parisien, où un avocat de la monarchie marocaine leur avait remis 80 000 euros d’acompte sur une somme de deux millions d’euros promise en échange de la non publication d’un livre censé contenir des informations gênantes pour le roi Mohammed VI. Le deal avait même fait l’objet d’un contrat dûment signé et les négociations enregistrées !
Éric Laurent n’est pas n’importe qui. Il a collaboré, entre autres, au Figaro, à France culture, et a été directeur d’une grande maison d’édition, Plon. Il fait partie de l’establishment, ce qui explique que beaucoup de micros et de caméras se soient tendus vers lui pour lui permettre de présenter sa version de son forfait.
Cette affaire rocambolesque survient au moment où Hollande s’apprête à rendre visite au roi et sans doute à essayer de lui vendre quelques Rafales ou autres engins militaires. Une rencontre qui marquera la réconciliation entre les deux États après une brouille liée à la mise en examen en France d’un dignitaire du régime pour actes de torture. Tout mettre en œuvre pour coincer les deux maîtres chanteurs présumés peut donc être considéré comme un petit cadeau fait à sa Majesté...
On aura probablement du mal à savoir si ces deux personnages ont véritablement pris l’initiative malencontreuse de faire chanter le souverain où si les sbires de ce dernier ont monté une machination. Si cela peut influencer le tribunal devant lequel ils vont comparaître, cela ne change en revanche pas grand chose sur le fond, à savoir la déontologie journalistique. Contrairement à la situation qui prévalait au 19e siècle où le journalisme de chantage était monnaie courante, il est très rare de nos jours qu’un journaliste se fasse coincer aussi stupidement avec des liasses de billets dans les poches. Mais ces deux maladroits ne représentent que l’infime partie de la pointe de l’iceberg d’une corruption plus subtile. Combien de journalistes écrivent des livres de complaisance ou des publi-reportages déguisés en échange de rémunérations alléchantes sans que personne n’y trouve à redire ? Éric Laurent lui-même n’avait-il pas publié un livre d’entretiens avec Hassan II, avant de changer son fusil d’épaule et de s’en prendre à son héritier ? Cruelle ironie du sort, cet auteur, connu comme « complotiste » depuis un livre où il attribuait l’attentat du 11 septembre au Mossad, n’a pas vu venir la machination...
« Une affaire navrante »
D’une façon plus générale, nul besoin de remettre des liasses de billets en petites coupures aux journalistes pour s’assurer de leur fidélité, voire de leur silence. Si on laisse de côté les cadeaux, déjeuners et luxueux voyages tous frais payés, le désir de plaire à ses patrons, à leurs actionnaires et annonceurs, pour conserver son poste ou monter en grade suffit largement. D’autant qu’une bonne partie d’entre eux partage plus ou moins l’idéologie de leurs employeurs. Pourtant, il existe néanmoins des espaces de liberté que mettent à profit de véritables journalistes d’investigation. Parmi eux, on peut citer Denis Robert, qui eut beaucoup d’ennuis pour avoir révélé l’affaire Clearstream ou les enquêteurs de Mediapart. Quelques-uns l’ont payé de leur vie, comme Nicolas Giudici et Jean Hélène, assassinés en 2001 et 2003, Didier Contant, défenestré d’un immeuble parisien en 2004, ou Guy André Kieffer et Jean-Pascal Couraud, mystérieusement disparus sans laisser de trace en 1997.
C’est aux militantEs intransigeants de l’information, qui prennent des risques et refusent les enveloppes, que les frasques ridicules de ce duo indélicat vont faire le plus grand mal. Comme le dit Gilles Perrault, auteur d’un livre1 qui dénonçait la férocité de la répression dans le royaume chérifien et fit beaucoup de bruit dans les années 80 : « L’interpellation de deux journalistes soupçonnés d’avoir fait chanter le roi, est une affaire navrante qui risque de déconsidérer tout travail objectif sur le Maroc »...
Gérard Delteil
- 1. Notre ami le roi, 1990. Réédition en Folio Gallimard 1992, 10 euros.