La dimension inédite atteinte par les combats des LGBTIQ dans les pays arabes est largement liée au déclenchement des processus révolutionnaires. Les lignes qui suivent, extraites d’un article beaucoup plus long et détaillé1, tentent de décrypter l’inscription de ces luttes dans ces processus, leurs dynamiques, leur mode d’expression et d’action.
Avant 2010, date formelle du début des processus, existaient déjà des initiatives dans la région, notamment au Liban, au Soudan, en Algérie, dans les Territoires occupés, le sultanat d’Oman, en Syrie, au Maroc ou en Tunisie, qu’il s’agisse de blogs, d’associations ou de noyaux plus ou moins clandestins. Au plan régional, Bekhsoos (« A propos »), est une revue arabe féministe et queer, un site et une page Facebook.
Ces initiatives étaient contemporaines de la montée d’une série de luttes qui ont débouché sur des mouvements de rue dans l’écrasante majorité des pays arabes, ou de minorités arabes (Iran).
Les processus révolutionnaires vont voir les LGBTIQ participer aux mouvements, manifestations et initiatives de rue dans une série de pays ; à ce stade, ils et elles se joignent à titre individuel aux soulèvements et mêlent leurs voix à celles de millions de manifestant-e-s qui veulent en découdre avec les pouvoirs en place. Leurs slogans sont ceux de l’ensemble du peuple insurgé, leurs drapeaux ceux du pays en révolution, leurs espoirs ceux de voir s’effondrer des régimes despotiques et antisociaux.
Lors de cette phase initiale des soulèvements, ils et elles ne développent pas de revendications particulières. C’est une nouvelle génération qui n’a pas connu, ni participé aux initiatives des militants LGBT de la décennie 2000, ne serait-ce qu’en raison de son extrême jeunesse. Le caractère de masse des révolutions les inclut naturellement, alors que les associations qui avaient vu le jour dans les années précédentes avaient une dynamique concernant plus des militant-e-s confiné-e-s dans des capitales ou des villes importantes.
Une multiplicité d’expressions
De là va naître un triple mouvement :
• Une série limitée de coming out individuels qui sont de fait des actes militants, que ce soit au niveau de la famille, du lycée, du quartier ou de façon médiatisée, à la télévision, la radio, les réseaux sociaux ou des autobiographies publiées dans la région.
• Un mouvement d’expression individuel ou collectif à travers à travers des sites, blogs, pages Facebook ou hashtags (en Algérie, Arabie Saoudite, Egypte, Bahrein, Irak, Yémen, Khouzestan d’Iran, Liban, Libye, Emirats arabes unis, Soudan, Syrie, Tunisie), une revue papier clandestine (au Maroc), des revues électroniques (Tunisie, Syrie, Algérie, Soudan, Egypte) et même une radio (radio Alouen, en Algérie).
• Et enfin, un nouvement d’action collective, qui va se dissocier partiellement de la dynamique des révolutions. Celles-ci, qui sont nées et se sont développées dans les zones les plus éloignées des centres urbains et des capitales, rassemblent chaque jour des milliers de manifestant-e-s sur des bases largement spontanées et se heurtent à mains nues à la répression des contre-révolutionnaires. Les militant-e-s LGBTIQ, s’ils et elles sont né-e-s de ce mouvement et en utilisent la symbolique (le drapeau national), ne vont pas suivre la dynamique de ces révolutions. Ils et elles vont lutter et combattre dans les villes les plus importantes, sans occuper la rue spontanément pour des raisons faciles à comprendre. Ils et elles se regroupent et s’organisent sur leurs propres bases, créent des organisations ou des associations susceptibles de porter leurs revendications.
Le mouvement LGBTIQ est en rupture avec la spontanéité et le caractère de masse du mouvement révolutionnaire arabe, dont il est largement issu. Mu-e-s par la certitude que ce mouvement ne portera pas leurs revendications, que les sociétés civiles émergentes sont parfois décevantes, ils et elles comptent sur leurs propres forces pour se battre. Les LGBTIQ vont créer leurs propres structures qui organisent l’expression, l’élaboration, la défense des droits et des revendications et développent des modes d’actions extrêmement divers, sur la forme et sur le fond.
Ne pouvant mener des actions publiques, ces organisations, non reconnues pour l’écrasante majorité d’entre elles, développent néanmoins des activités. Des événements comme des défilés de mode sont parfois utilisés pour arborer le drapeau arc-en-ciel, certaines associations tentent d’organiser des initiatives en ligne comme en Arabie Saoudite (janvier 2012). En Algérie, des bougies sont allumées tous les 10 octobre, dit « Ten Ten », pour mettre en lumière les LGBTIQ. L’association Bedayaa, qui travaille quasiment dans la clandestinité, vise à venir en aide, écouter et protéger les LGBT en Egypte et au Soudan. L’association Aswat, au Maroc, lance une campagne en 2013 « L’amour pour tous », puis en 2015 la campagne « L’amour n’est pas un crime », surTwitter, pour la dépénalisation de l’homosexualité et l’abrogation des articles 489 et 490 du code pénal. La campagne se fait avec la participation de militants de la société civile, notamment de l’Association marocaine des droits humains.
Le 10 décembre 2016, anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Mawjoudin, qui lutte en Tunisie pour l’égalité et les droits des LGBTQI, lance sur le net la campagne « Hetta houni fomma mithliyyin » (Même ici il y a des homosexuels) avec le hashtag de la ville et le nom de l’association. La campagne a un écho dans toute la Tunisie et cette association participe au débat sur les LGBT à l’occasion de la « Nuit des idées », en 2017 à Tunis.
Les LGBTIQ s’expriment sur les murs par des campagnes de graffitis, tags ou peintures murales ; au Liban, « Support Gay Rights », « Stop Homophobia », « No homophobia, racism, sexism, classism. Stand up for our rights », « Gay is OK », « shou fiyya ? » (Et alors ?) écrit à côté d’un dessin représentant deux hommes s’embrassant, « Arab Lesbian Liberation Front », « Queers kanou houna. Thawra » (Des queers sont passés par là, Révolution)...
De même au Caire, en Israël et dans les territoires occupés palestiniens, en Tunisie, au Kurdistan d’Irak... Ces graffitis ne relèvent généralement pas d’initiatives individuelles improvisées, mais de campagnes initiées par des associations.
Les revendications
Au-delà des revendications générales du droit à l’existence, de fierté ou de liberté, viennent celles de la décriminalisation de l’homosexualité par l’abrogation des articles du Code pénal (Maroc, Tunisie, Liban, Soudan), la suppression du recours au test anal (Liban : test supprimé dans la loi, mais en vigueur dans certains commissariats, et Tunisie), la libération de femmes trans emprisonnées (Liban), d’homosexuels incarcérés (Tunisie) ou de lesbiennes en détention préventive (Maroc), et la légalisation des associations LGBTIQ.
Certaines associations demandent à l’Etat la prévention des MST/IST/VIH. La question du mariage homosexuel n’est généralement pas à l’ordre du jour des associations, même si leurs représentants sont souvent mis en demeure de manière peu amène de se prononcer sur le sujet. Des associations s’adressent d’abord à la société et aux LGBTIQ, d’autres pensent initier le changement par des revendications s’adressant aux pouvoirs en place ou aux institutions internationales. Shams et l’Association tunisienne de soutien aux minorités (ASTM) vont participer à l’intergroupe LGBT, un forum informel du Parlement européen.
Iraqueer sollicite l’appui des autorités du Royaume-Uni via des parlementaires, le 15 juillet 2016, salue la levée du drapeau arc-en-ciel devant le consulat américain d’Irbil en 2016, lors du très officiel Pride Month et développe une analyse critique de la fragile avancée contenue dans les déclarations de 2016 du chef chiite irakien, Moktada al Sadr.
Au Liban, Helem, La Fondation arabe pour les libertés et l’égalité, M-Coalition, le centre de santé sexuelle Marsa et la LebMASH dénoncent des arrestations dans un hammam gay en août 2014 et exigent la libération des emprisonnés.
Un front LGBTQI (incluant des associations de la société civile) appelle les autorités tunisiennes à s’engager lors du prochain Examen périodique universel de la Tunisie devant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, prévu en mai 2017, à abroger l’article 230 du code pénal, interdire la pratique du test anal, lutter contre toutes les formes de discrimination envers les LGBTQI et réprimer tout appel à la haine ou la violence.
Des manifestations publiques
Les LGBT organisent des manifestations publiques au Maroc, en Tunisie et au Liban. Ainsi, au Maroc, un sit-in de nuit a lieu à Rabat en 2016, pour rendre hommage aux victimes de la tuerie d’Orlando, avec drapeaux arc-en-ciel et bougies. Au Liban, en 2012, des drapeaux arc-en-ciel sont arborés lors d’une « Laïque Pride » qui exigeait la fin du système confessionnel.
La même année, une autre manifestation est organisée par l’association Helem, à Beyrouth, contre la pratique du test anal. En 2014, une centaine de manifestant-e-s se rassemblent devant le ministère de la Justice après l’arrestation et la garde à vue, assortie d’humiliations et de violences, de six gays et personnes trans dans un club. En 2016, Helem organise une projection-débat du film Priscilla, suivie d’une conférence de presse d’un rassemblement exigeant l’abrogation de l’article 534 du code pénal et la libération de personnes trans emprisonnées. En 2016, Proud Lebanon organise une réception à Khan Al Harir, en présence d’autres organisations et de diplomates.
En Tunisie, le drapeau arc-en-ciel est arboré dès 2011, et une Première Gay Pride a lieu en 2015 sur le campus universitaire de Tunis, avec drapeaux et pancartes : « L’amour n’est pas un crime », « Mon corps, ma sexualité, mon droit ». La même année, un festival d’art féministe est organisé par Chouf à Carthage, repris l’année suivante (choufouhonna, soit « vous les avez vues »). Shams organise son premier meeting pour la dépénalisation de l’homosexualité à La Marsa, en 2015. A l’occasion du Forum social mondial à Tunis, en 2015, un rassemblement a lieu arborant le drapeau arc-en-ciel. En 2016, des militants LGBT défilent à Tunis avec ce drapeau à l’occasion du cinquième anniversaire de la révolution. Puis Shams organise un événement public à l’espace El Teatro de Tunis. En 2017, des équipes de Damj se rendent à Beja, Sousse et Gabes pour diffuser un guide de sécurité, juridique, numérique et informatique. Les projets poussent comme des champignons, ainsi Shams devrait lancer une hotline et une revue pour les homosexuel-le-s, intitulée Shams Mag.
La dimension internationale et régionale
Très tôt, Tunisia’s Gay Day a pris part à la campagne de solidarité avec les gays d’Irak. La dimension s’est particulièrement exprimée au moment de la tuerie d’Orlando, en 2016.
Les LGBTIQ joignent aux drapeaux nationaux leur bannière arc-en-ciel et participent à des manifestations au niveau international : Gay Pride d’Amsterdam (participation d’un bateau marocain en 2014 et 2016), Forum social mondial au Canada en 2016, avec la participation de Without Restriction (Tunisie).
Iraqueer participe au congrès de Stockholm de 2015, au Malmoë for Diversity Festival en 2016 (Suède), à la Copenhagen Winter Pride en 2016 (Danemark), à Queer Asia 2016 et à une action conjointe avec Out Right et London Young Professionnal Engagement Committee, à Londres en 2016.
UAE LGBT Rights (Emirats arabes unis) s’associe à la célébration de l’IDAHO (Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie) en 2011, appelle à signer une pétition pour les homosexuels persécutés en Iran, appelle au Spirit Day, le 16 octobre 2014 et au Bisexual Visibility Day le 23 septembre 2014.
En 2007, Abu Nawas (Algérie) participe à la conférence panafricaine de l’ILGA (International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association) à Johannesburg, en Afrique du Sud.
Quzah (Libye) participe à la Gay Pride 2016 en Italie, arborant drapeau libyen et drapeau arc-en-ciel.
Des initiatives se font jour au niveau régional comme « Ensemble, notre voix est plus forte », organisée le 15 mai 2016 par des associations d’Algérie (trans et homosexuelles), d’Egypte ou du Soudan (Mesahat, Bedayaa). Ces mêmes associations lancent à l’occasion du 8 mars 2016 la campagne « La voix des femmes queer du Nord de l’Afrique ».
Khomsa est le premier réseau LGBT maghrébin ; il a été lancé en 2011. Queers of Levant, lancé par deux femmes de 22 ans en 2015, veut couvrir le Liban, la Syrie, la Palestine et la Jordanie. En novembre 2016, vingt-deux structures LGBTQI du Maghreb et du Moyen Orient publient une déclaration commune, suite à l’arrestation et à l’incarcération de deux marocaines mineures, en raison d’un baiser échangé sur la voie publique à Marrakech. Quatre associations du Maroc, d'Algérie, de Tunisie et Libye publient un communiqué commun pour la décriminalisation de l’homosexualité.
MantiQitna (« Notre région », avec le Q majuscule pour Queer) est une association qui organise un stage annuel dans la discrétion, à destination des militant-e-s LGBTIQ de la région arabe. La dimension régionale se traduit aussi par l’émergence de blogs, sites et pages « arabes ».
Pouvoirs, sociétés et répression
Les réactions des pouvoirs en place peuvent être contradictoires. Ainsi, en Irak, on a vu Moqtada Al Sadr déclarer qu’il faut que les exactions à l’encontre des LGBT cessent, tout en réaffirmant dans la même phrase que l’homosexualité est une « maladie psychologique ». L’ambassadeur des Emirats arabes unis aux Etats-Unis s’est fendu d’une condamnation de la « tuerie haineuse d’Orlando » sans toutefois préciser qu’il s’agissait d’un massacre homophobe, tandis que les ambassadeurs des autres pays arabes se taisaient. Les Emirats arabes unis et l’Egypte ont légalisé les opérations chirurgicales de réassignation de sexe (auquelles la minorité arabe d’Iran avait accès de plus longue date), mais cette légalisation vise à « supprimer » l’homosexualité.
Au Liban, des évolutions sont régulièrement enregistrées au niveau juridique. L’article 534 du code pénal punit les relations sexuelles contraires « à l’ordre de la nature », une formulation sujette à diverses interprétations, qui a permis en 2009 de faire acquitter deux homos, le juge ayant estimé que « l’homosexualité (...) fait partie de la nature ». En 2017, le juge unique du tribunal du Metn n’a pu poursuivre un couple pour la même raison et en s’appuyant sur un article protégeant la liberté d’expression. En 2014, un juge acquitte une trans en se fondant notamment sur l’« égalité de tous les Libanais » prévue par la constitution. Un juge de la Cour d’appel de Beyrouth confirmera le droit d’une femme trans à faire modifier son identité, lui ouvrant l’accès aux traitements et à une vie privée.
Il reste qu’à la différence d’autres mouvements (écologiques et féministes, notamment) ayant surgi ou s’étant renforcés dans le cadre des révolutions arabes, les LGBTIQ rencontrent l’hostilité de la majorité des sociétés et des révolutionnaires eux-mêmes. S’y ajoute le fait que les contre-révolutions ont sérieusement réduit les petits espaces militants, contraints à limiter voire suspendre leurs activités, particulièrement en Libye, Irak, Bahrein, Syrie ou au Yémen, où les homosexuel-le-s encourent la peine de mort. De façon générale, c’est la répression qui est la règle.
En plus de celle qui vise tous les LGBTIQ (criminalisation pénale, répression sociale et tortures spécifiques), ceux et celles qui les soutiennent, voire se contentent de leur donner la parole, sont à leur tour réprimés. Des publications sont interdites, leurs responsables pourchassés. En Tunisie, les militants de Shams sont menacés de mort et agressés régulièrement, parfois en présence de policiers impassibles. Les autorités yéménites bloquent l’accès à des sites LGBT. A Oman, Omantel bloque le blog Comunity Queer.
D’autres sont purement et simplement assassinés comme en Libye, après passage devant des cours. En 2014, Ali Shalwi, Saad Fakhakhiri et Nassib Jazawi sont exécutés à l’issue d’un procès devant un tribunal de l’EI en Libye. C’est également le cas en Arabie Saoudite. En février 2017, Amna et Meeno, personnes trans d’origine pakistanaise, sont décédées sous la torture.
Un mandat d’arrêt a été émis en 2017 contre Abbad Yahya, un romancier de Cisjordanie. Son polar, Jarima fi Ramallah (Un crime à Ramallah), a été saisi en Cisjordanie et à Gaza. Le procureur général de Palestine estime que le livre comporte des textes et termes dont la connotation sexuelle menace la « moralité et la pudeur publiques, et qui pourraient affecter la population, en particulier les mineurs. » Il est soutenu en cela par le président de l’Association des écrivains palestiniens, qui affirme : « c’est un roman stupide qui viole les valeurs nationales et religieuses de notre société pour flatter l’Occident et gagner des prix. Ma liberté d’écrivain s’arrête aux limites de la liberté du pays »...
Luiza Toscane
- 1. Ce texte, où l’on trouve une liste détaillée des organisations créées et des actions menées dans la région, et qui comporte certains thèmes non abordés ici, est disponible sur le site ESSF, https ://www.europe-solidaire.org… ?/article45519