Publié le Mercredi 29 décembre 2010 à 14h30.

Quand 2009 questionne 1929 (Isaac Johsua)

Le fantôme de la grande crise rôde. Il est dans les conversations, dans les évocations, craint ou moqué. Certains en parlent pour le rejeter d’un revers de main, d’autres pour souligner sa présence, beaucoup pour dire leur inquiétude. Tentons de mettre les choses à plat, de rapprocher 1929 et 2009, de relever points communs et différences.

S’il s’agit de similitudes avec la crise récente, nous pouvons déjà remarquer qu’on a beaucoup évoqué une crise de sous-consommation, à l’œuvre en 2008-2009 comme elle l’aurait été en 1929. En ce qui concerne la grande crise américaine, cette approche doit être écartée d’emblée : en effet, nous ne constatons pas, au cours des années vingt et au niveau national, de décalage entre les taux de croissance des salaires réels et de la productivité du travail, à l’avantage de cette dernière. D’ailleurs, lors de ces années vingt et toujours aux Etats-Unis, la part des salaires dans le revenu national est stable et celle de la consommation dans le produit national brut (PNB) croissante |1|.

La thèse d’une crise des débouchés est-elle plus convaincante quand nous nous tournons vers la crise récente ? On peut en douter. Aux Etats-Unis, nous dit-on, pour soutenir la demande globale, l’endettement (en particulier pour l’achat de maisons) est venu se substituer aux revenus manquants. De 1980 à 2005, l’investissement résidentiel a gagné 1,7 points de PIB ; entre les mêmes dates, la consommation des ménages en a gagné 6,8. Si quelque chose a soutenu la demande aux Etats-Unis, c’est très certainement cet extraordinaire bond en avant de la consommation, loin devant la construction résidentielle. Le crédit à la consommation est incapable d’expliquer à lui seul ce bond, qui ne peut se comprendre que par l’effondrement concomitant de l’épargne des ménages : entre 1980 et 2005, cette épargne a perdu 6 points de PIB, soit à peu de chose près le nombre de points de PIB gagnés par la consommation entre les mêmes dates |2|. Et comment comprendre à son tour cet effondrement de l’épargne si on n’intègre pas l’effet des deux bulles qui se sont succédées (boursière et immobilière), portant aux nues la valeur du patrimoine de ménages qui, du coup, ont renoncé à épargner ? Or, les possesseurs d’un important patrimoine (paquet d’actions, maison, etc.) ne se concentrent pas dans la partie démunie de la population, mais chez les plus aisés. La demande globale a pu être équilibrée pendant plusieurs années aux Etats-Unis, mais, pour l’essentiel, elle l’a été par un biais – la chute de l’épargne des couches aisées – qui n’entretenait aucun rapport avec la restriction du pouvoir d’achat de la grande masse des salariés. D’ailleurs, l’extraordinaire augmentation de l’endettement des ménages n’a pas été le fait de la masse des salariés. De 2000 à 2007, 20% des ménages du haut de l’échelle des revenus ont contribué à eux seuls à la moitié de l’accroissement de la dette totale des ménages ; sur la même période, 40% des ménages du bas de l’échelle des revenus n’ont contribué qu’à 10% du total de cet accroissement de l’endettement |3|. Au bout du compte, plutôt qu’une crise découlant de l’appauvrissement relatif de la population, l’impression qu’on retire du tableau dessiné est celle d’une « crise de riches », dont les pauvres payent les pots cassés.

Si nous poursuivons notre quête de similitudes entre la crise de 1929 et celle de 2008-2009, la thèse du surendettement nous offre un terrain plus solide. S’agissant de la grande crise américaine et des entreprises, elle avait été défendue à l’époque par Irving Fisher. L’effort des entrepreneurs pour réduire leurs dettes entraînait, assurait-il, une rapide baisse des prix, laquelle accroissait, au total, le poids réel de ces dettes, malgré l’effort fait pour s’en dégager. Thèse séduisante, mais fragile : en effet, il faudrait montrer que le poids de la dette des entreprises dans le PNB était particulièrement élevé au démarrage de la dépression, en 1929, et, justement, il n’en est rien, si on compare ce ratio à ceux du passé américain. S’il n’y a pas surendettement des entreprises, il y a bien par contre surendettement des ménages, et ceci vaut pour les années 2000 comme pour les années vingt. Mais la similitude s’arrête là : pour les années 2000, le surendettement des ménages est plutôt lié à l’immobilier, alors qu’il découlait surtout de la spéculation boursière au cours des années vingt |4|. Un constat qui n’est pas sans conséquences : l’effet du surendettement sur l’économie n’est pas le même dans un cas et dans l’autre, bien plus violent quand il s’agit d’une bulle immobilière que quand il s’agit d’une boursière.

Si sous-consommation et surendettement ne nous apportent pas les rapprochements attendus, tournons-nous vers la crise financière, présente dans les deux cas (1929 et 2008-2009), avec un effet désastreux sur l’activité, même si, à chaque fois, elle n’est pas à elle seule toute la crise. Pourtant, là encore, le parallèle est de courte durée : en 1929, l’éclatement de la bulle ne précède pas la dégradation de l’activité économique, mais la suit. Il faut cependant souligner que, même s’il n’est pas au point de départ de la grande crise américaine, le krach de Wall Street l’a très certainement marqué de son empreinte : c’est à partir du mois d’octobre que la chute de la production industrielle accélère brutalement et que l’économie américaine entre véritablement dans la grande dépression |5|.

Continuer à recenser les proximités entre les deux crises nous amènerait, très certainement, à mettre également en évidence ce qui les distingue, comme cela a été le cas jusqu’à présent. Autant aller directement à l’essentiel, en éclairant les choses par contraste, en cherchant la différence. Il s’agirait de mettre en lumière le propre de la grande crise en la confrontant à la crise récente. Qu’était donc la grande crise, que l’actuelle n’est pas, et qui explique qu’elle ait été, et demeure, la plus grande de toutes les crises ? Je crois que la bonne réponse à la question est que la crise des années trente était une crise d’organisation du monde.

Une crise d’organisation du monde

La première mondialisation, instaurée lors du dernier tiers du 19ème siècle, reposait sur une forme bien particulière de structuration de l’espace. Vaste zone de libre-échange, sans doute, mais fortement rassemblée autour d’un pays, le Royaume-Uni (tout à la fois première puissance économique, commerciale, financière, politique), une zone nettement partagée en centre et périphérie, disposant d’une monnaie, sinon unique, en tous les cas commune, sous la forme de l’étalon-or |6|. Vers la fin du 19ème siècle ce dispositif se rompt. L’ancienne organisation du monde est brisée par une double émergence, celle, sur le nouveau monde, des Etats-Unis, et celle, sur l’ancien, de l’Allemagne. En 1880, les produits manufacturés ne représentaient que 11% du total des exportations américaines. En 1925-1929, les Etats-Unis créent près de la moitié de la production industrielle mondiale (URSS exclue) |7|. Tard partie, l’Allemagne met les bouchées doubles : en 1913, elle devance le Royaume-Uni et son produit est alors, selon les estimations, de 60% ou 80% supérieur à celui de la France |8|. Quelles que soient les causes immédiates du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il est assez évident que son enjeu était la définition de nouveaux équilibres, mondiaux et européens. L’ancienne organisation du monde avait vécu et mettre en place celle qui devait lui succéder passait par l’affrontement militaire. Il y a donc deux crises dans la grande crise, car il y a deux crises de l’émergence : l’une, au niveau mondial, qui met surtout en jeu les rapports Etats-Unis / Royaume-Uni ; l’autre, au niveau européen, qui situe surtout l’Allemagne face à la France. Il ne s’agit pas d’un cercle, mais d’une ellipse, à deux foyers, Etats-Unis et Allemagne. Ces deux crises s’entretiennent l’une l’autre, mais ont chacune leurs propres racines, et sans ce doublon il n’est guère possible de comprendre la gravité de la grande dépression. Le Royaume-Uni fait en quelque sorte la navette entre les deux, déjà trop affaibli sur la scène internationale par la puissance montante américaine pour pouvoir maintenir son ancienne fonction régulatrice sur la scène européenne. Nous sommes dans un entre-deux : l’Angleterre ne peut plus exercer son ancien rôle, les Etats-Unis ne le peuvent pas encore.

La première façon d’illustrer cette thèse consiste à rappeler que la grande crise n’est pas tout d’une pièce, qu’elle a des phases, et que, de façon révélatrice, chacune de ces phases met en avant l’un des foyers de l’ellipse : américaine d’abord, elle est ensuite européenne, avant de faire retour aux Etats-Unis. A chaque fois on a pu croire que la crise était finie, avant d’assister au rebond, puis au passage du témoin. De l’été 1929 au printemps 1931, l’épicentre est américain. Une première vague de suspensions bancaires débute en octobre 1930. Le surendettement des ménages amplifie l’impact de l’effondrement boursier : dans l’espoir de faire face à leurs obligations, les ménages coupent dans leurs dépenses à un rythme plus élevé que celui exigé par la seule baisse de leur revenu courant, mais cette réaction est encore plus violente si (comme c’est le cas avec le krach), on enregistre parallèlement une chute de la valeur du patrimoine, car ils se sentent appauvris. Tout cela ne concerne qu’une petite partie de la population, mais celle-ci dispose d’une grande part de la richesse et du revenu, et ses décisions pèsent lourd, ce qui peut expliquer la brutalité de la chute enregistrée dès les lendemains du krach par l’investissement ou la consommation de biens durables. Du coup, la question se pose : n’étions-nous pas, déjà, en présence d’une « crise de riches » ? Le surendettement des ménages est surtout lié aux emprunts sur titres : or, le 1% des adultes les plus riches détient en 1929 à lui seul près des deux tiers (65,6%) des actions qui sont entre les mains des ménages. L’impact du krach est fortement concentré : en 1929, 5% de la population reçoit 83,4% des dividendes distribués dans le pays. La mince frange de la population affectée détient la part du lion : en 1929, 0,5% seulement de la population américaine possède près du tiers (32,4%) de la richesse personnelle nette totale ; 5% de cette population dispose du tiers du revenu disponible des ménages |9|. Tout se passe comme si la crise de 1929 avait débuté comme une crise américaine combinant (classiquement, si l’on peut dire) spéculation, endettement et concentration de la richesse, avant de dévier de sa route pour devenir la grande dépression.

En effet, au printemps 1931, les choses avaient semblé s’améliorer, mais c’est au tour de la crise européenne d’éclater. Sans doute la vague dépressive américaine a-t-elle traversé l’Atlantique et frappé l’Europe, mais celle-ci avait de bonnes raisons d’entrer en crise et n’a pas tardé à le faire, de son propre mouvement. Sous l’impact des crises bancaires européennes, une deuxième vague de suspensions bancaires débute en juin 1931 aux Etats-Unis. C’est cette deuxième phase, sous l’influence des événements européens, qui donnera son cachet unique à la grande dépression.

Le creux mondial de l’activité est atteint au troisième trimestre de 1932 |10|. Mais les Etats-Unis jouent les prolongations : une troisième vague de suspensions bancaires débute au cours du dernier trimestre de 1932 et se conclut le 6 mars 1933 par la fermeture générale des banques. Cette vague est étroitement liée au choix de plus en plus évident du Président nouvellement élu, Roosevelt, de pousser le dollar hors de sa base or, ce qui entretient la crainte d’une future dépréciation du dollar et amène la Fed (banque centrale américaine) à augmenter son taux d’intérêt, toutes choses qui redoublent les coups portés à une activité défaillante. La convertibilité or du dollar est suspendue le 6 mars 1933 et l’étalon-or officiellement abandonné le 19 avril 1933.

Après la crise américaine de 1929, voilà la crise européenne de 1931, puis à nouveau la crise américaine de 1932. Deux foyers de la dépression parce qu’il y avait une double émergence, et un mouvement de balancier qui illustre bien la rupture brutale d’un ancien équilibre : en somme, une crise d’organisation du monde.

Les crises bancaires

Quelle que soit la phase de la grande dépression, qu’il s’agisse de son volet américain ou de l’européen, les crises bancaires sont une composante essentielle de la spirale dépressive. Elles apparaissent, à première vue, comme une manifestation de la crise financière, rapprochant la grande crise de celle de 2008, lorsque les chutes de Bear Stearns et de Lehman Brothers scandaient l’effondrement. En réalité, si les défaillances bancaires n’ont été en 2008 qu’une spectaculaire manifestation de la crise financière, il n’en est pas tout à fait de même pour la grande crise, où ces défaillances ont aussi été des expressions de la crise d’organisation du monde, avec ses deux foyers, Allemagne et Etats-Unis.

Commençons par examiner le cas de l’Allemagne. Guerre en quelque sorte inachevée, le premier conflit mondial a posé le problème de l’émergence allemande en Europe mais ne lui a pas donné de réponse, a débouché sur un traité de paix qui n’était qu’un armistice et fait des années 1920 la prolongation de la guerre par d’autres moyens.

C’est bien la guerre, en effet, qu’il faut placer au point de départ de l’hyperinflation allemande. Au moment même où les besoins étaient les plus grands, la confrontation armée a fortement réduit la capacité à produire du pays : de 1914 à 1921, l’Allemagne aurait perdu 45% de la richesse nationale qui était la sienne en 1913. Un déficit budgétaire abyssal financé par la banque centrale fait face à l’excès de demande. La masse des bons du Trésor escomptés par la Reichsbank aura été multiplié par 19 dans les 4 ans séparant décembre 1914 de décembre 1918, puis à nouveau par 27 dans les 4 ans séparant décembre 1918 de décembre 1922, et enfin par 39 en seulement 7 mois, de décembre 1922 à juillet 1923. C’est aussi la guerre qui nous attend si nous nous tournons du côté de la balance des paiements, car le besoin d’importations est intense, et le conflit de 1914-18 ainsi que la défaite ont, là encore, enlevé à l’Allemagne les moyens d’y faire face : les placements du pays à l’étranger ont été perdus, la flotte marchande a été confisquée par le traite de Versailles et 2,6 milliards de marks-or ont été payés de 1919 à 1923 au titre des réparations. Au total, qu’il s’agisse du déficit interne (budgétaire) ou externe (la balance), le problème central est celui d’un criant besoin de financement. Mais l’Allemagne est le pays défait et ne peut (comme le fait la France au même moment) faire appel aux capitaux américains. France et Allemagne sont placées dans des situations aussi désastreuses l’une que l’autre au lendemain du conflit, mais la première est aidée, la seconde abandonnée à son sort. L’hyperinflation allemande est, en deux mots, l’effet de la géopolitique de l’après-guerre.

La loi du 30 août 1924 crée la nouvelle monnaie, le reichsmark, qui doit être couvert en or ou en devises elles-mêmes convertibles en or jusqu’à concurrence de 40%. La situation n’est pas pour autant stabilisée. L’Allemagne de 1919 avait vécu sous le signe des conséquences de la guerre, celle de 1929 vit sous le signe des conséquences de l’inflation. Celle-ci a détruit une bonne part des capitaux circulants de l’économie allemande et les ménages placent leur épargne hors des frontières. L’Allemagne va alors se tourner vers l’étranger pour obtenir les capitaux qu’elle ne peut plus reconstituer suffisamment rapidement sur le seul plan interne. La mise en application, en septembre 1924, du Plan Dawes relatif aux réparations lui ouvre les portes des centres financiers, en particulier américains. Les fonds affluent : si, en 1930, nous considérons l’encours total des obligations émises par l’industrie allemande depuis la stabilisation monétaire, nous constatons que 70% de ce total l’a été à l’étranger. Mais, l’ancien apport de la balance des services et revenus en moins, et le poids des réparations en plus, le déséquilibre des échanges extérieurs allemands est structurel. Ancienne grande nation créditrice, l’Allemagne est désormais la plus lourdement endettée, pour un montant total de 25,5 milliards de reichsmarks à la fin de 1930.

A l’étranger, le souvenir de l’hyperinflation est encore vivace. Une grande partie du financement externe obtenu est donc de court terme, entre 50 et 60% du total à la fin de 1930. Or, ces capitaux sont volatils par nature. Ils irriguent le corps même de l’économie allemande, car ils se substituent à ceux que guerre et inflation ont emportés : qu’ils se retirent, et c’est toute l’activité qui est menacée. Les banques allemandes sont particulièrement concernées : on estime que les dépôts étrangers forment 44% du total des dépôts des grandes banques de Berlin en 1929, contre 25% seulement en 1926. Autre héritage de la période d’inflation : ces placements (d’une durée de un à trois mois) sont en devises, beaucoup plus rarement en marks. Au cours des années 1929-1930, plus de la moitié des dettes à court terme de l’industrie et du commerce allemands sont dues à des organismes financiers étrangers.

Le 11 mai 1931 est rendue publique en Autriche la situation catastrophique de la Creditanstalt. Sa chute entraîne immédiatement une ruée des déposants sur les banques allemandes. La Danat, plus directement menacée, est contrainte de fermer ses guichets le 13 juillet 1931 ; le 14 juillet, toutes les institutions financières allemandes sont fermées. Sont à l’oeuvre ici trois crises qui entremêlent leurs effets : une crise bancaire, sans doute (par ruée des déposants), mais également une crise des changes (par retraits d’or ou de devises) et une crise du système monétaire (menacé par la chute des réserves de la Reichsbank). Toutes les trois jettent leurs racines dans la guerre et dans l’hyperinflation qui l’a suivie. S’il s’agit de la crise bancaire, rappelons que l’inflation a laminé les fonds propres de banques aux prises, de surcroît, avec de graves problèmes de liquidité, un double délabrement des assises du système bancaire allemand qui explique certainement, pour une bonne part, la rapidité de son effondrement. S’il s’agit de la crise des changes, pensons à l’ampleur de l’endettement extérieur à court terme du pays : à la fin de 1930, le montant des créances étrangères à court terme s’élevait à plus de trois fois le total des réserves en or et devises de la Reichsbank. S’il s’agit de la crise du système monétaire, et du besoin, pour la banque centrale de se porter au secours des banques de second rang, soulignons que cela aurait exigé la renonciation à la garantie or et devises du reichsmark, chose impossible, compte tenu du traumatisme de l’hyperinflation |11|.

La grande dépression européenne commence en réalité en 1931, année noire. Au-delà de la mécanique traditionnelle d’une crise financière (où la chute d’une pièce entraîne celle de la suivante) nous avons à faire ici aux retombées de la Grande Guerre, de la géopolitique qui l’a suivie et de l’impossibilité de répondre à la question pourtant lancinante : que faire de l’Allemagne ? Il y a bien un effet domino, mais, caché derrière lui, c’est toujours une crise d’organisation du monde qui est à l’œuvre.

S’agissant maintenant des Etats-Unis, on a souvent retenu le récit de Milton Friedman, qui ramène la grande dépression américaine à une grande crise financière et cette dernière à trois vagues successives de suspensions bancaires. Du début à la fin de la dépression, le stock de monnaie se sera réduit d’un tiers, alors que, du 29 juin 1929 au 30 juin 1933, le nombre d’établissements bancaires s’effondrait de plus de 40%. Dans ces conditions, le parallèle avec la crise de 2008 semble aller de soi, puisque la récente crise de l’immobilier américain a donné naissance à une crise bancaire d’ampleur, elle-même transmise à l’économie réelle par diverses voies, dont les restrictions de crédit. Mais voilà, il n’en est pas tout à fait de même pour les Etats-Unis du début des années trente. Pour une part, l’hécatombe bancaire américaine qui a alors lieu est, là aussi, une manifestation logique de la crise financière. Mais, pour une autre part, elle est à rattacher aux effets de la Première Guerre mondiale : à nouveau nous sommes renvoyés à la crise d’organisation du monde, comme à une sorte de matrice originelle de toute la grande dépression. Car, en toute logique, on aurait pu s’attendre à ce que l’essentiel des fermetures d’établissements bancaires ait lieu dans les zones fortement industrialisées et urbanisées des Etats-Unis. Or, il n’en est rien. Sur la période 1930-1933, les suspensions bancaires dans les régions principalement dédiées à l’agriculture font 70% du total des suspensions. Dans de telles régions, les banques sont de petite taille, et un calcul en montant de dépôts ne donnera pas les mêmes résultats que celui en nombre d’établissements. Mais si nous recommençons le calcul, en mettant en œuvre le montant des dépôts plutôt que le nombre d’établissements, nous confirmons la conclusion : sur la période 1930-1933, les dépôts des banques suspendues dans les régions principalement dédiées à l’agriculture font 60% du total des dépôts des banques suspendues |12|.

Croyant que les fabuleuses années de prospérité de la guerre allaient durer, les fermiers américains ont voulu s’agrandir, pour faire face à ce qu’ils estimaient être les grands besoins d’alimentation du monde à la sortie du conflit. Ils se sont lourdement endettés, leur dette hypothécaire bondissant de 5,8 milliards de dollars en 1916 à 10,2 milliards en 1920 |13|. En 1918, lors de l’armistice, cette dette rapportée au revenu net de leur exploitation s’élevait à 80% ; l’accroissement de l’endettement aidant, le ratio passe à 131% en 1920. Mais la crise de 1920-1921 a mis fin aux espoirs, entraînant un brutal effondrement des prix des produits agraires. Du coup, en 1923, rapporté au revenu net de l’exploitation (en chute libre par rapport à 1920), l’endettement hypothécaire est à 211%. Le pourcentage diminuera ensuite, mais il sera encore à 156% en 1929 |14|, ayant pratiquement doublé par rapport à 1918. Avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer sur des banques aux intérêts fortement concentrés aux plans local et sectoriel : ainsi, 67% des banques suspendues de 1930 à 1933 étaient implantées dans des agglomérations de moins de 2500 habitants, le pourcentage pour la période 1921-1929 s’élevant même à 79% |15|. On le voit, quand la grande crise a commencé, de nombreuses banques reposaient sur un milieu agraire et rural déjà terriblement fragilisé. Dans ces conditions, si les crises bancaires de la période 1930-1933 aux Etats-Unis sont, comme on aurait pu s’y attendre, un effet logique de la dépression en cours, elles nous apparaissent aussi comme un prolongement de la crise agraire d’après-guerre au cœur même de la grande dépression et, à ce titre, comme l’une des retombées du conflit qui a déchiré le monde européen.

La chute de la livre

En 1931, le grand événement après les crises bancaires européennes, c’est la chute de la livre anglaise. L’effet domino bancaire est accompagné d’un effet domino parallèle en matière de changes : la chute du schilling autrichien entraîne celle du reichsmark allemand, qui entraîne celle de la livre sterling anglaise, dont la conversion en or est suspendue le 21 septembre 1931. En réalité, la livre n’a été qu’ébranlée par la chute du reichsmark : pour la faire tomber de son piédestal, il a fallu bien plus, il a fallu la concurrence d’une nouvelle monnaie prétendant au statut international, le dollar. En effet, la convertibilité or de la livre a été rétablie en 1925, à sa parité d’avant-guerre, mais l’Angleterre est sortie du conflit terriblement affaiblie, et les Etats-Unis considérablement renforcés. Débiteurs nets à l’égard du reste du monde avant la guerre, ces derniers surgissent de celle-ci, en 1919, dans la position d’un créditeur net. Au même moment, du fait de la guerre, le Royaume-Uni est débiteur net à court terme à l’égard du reste du monde. La chute de la livre est donc l’expression d’une crise de la place de l’Angleterre dans le monde, crise que la guerre a amené à maturité : sans refinancement auprès des Etats-Unis, la Grande-Bretagne n’a plus les moyens d’assumer son très ancien rôle de pourvoyeur international de capitaux. Ne voulant par renoncer à sa fonction traditionnelle, désireuse de regagner le terrain perdu face au grand concurrent américain, la City a continué à soutenir les émissions étrangères, quitte, pour ce faire, à s’endetter à court terme à l’étranger, fragilisant d’autant sa position. Impossible, comme si souvent dans le passé, d’attirer des capitaux du monde entier par une simple hausse du taux de la banque d’Angleterre. Au moment critique, la livre a été abandonnée parce qu’il y avait désormais le dollar pour jouer le rôle de monnaie internationale, commercer, faire des placements, stocker des réserves. Entre livre et dollar, entre Royaume-Uni et Etats-Unis, entre Londres et New York, la chute de la livre est une crise de l’hégémonie et de lutte pour l’hégémonie. A nouveau, la grande crise nous apparaît comme une crise d’organisation du monde, comme le bouleversement créé par le passage du témoin, d’une puissance vieillissante, qui perd pied, à une puissance montante, qui s’empare des commandes.

Déflation, dépréciation

La chute de la livre va déclencher un véritable raz-de-marée, balayant de son puissant courant l’économie mondiale. Le sterling, que l’on croyait incontestable, étant détrôné, plus aucune monnaie n’est à l’abri. Le dollar (qui repose sur l’or) est immédiatement attaqué, et la Fed applique sa doctrine traditionnelle : priorité à la défense de l’étalon-or. Le taux d’escompte de la Federal Reserve Bank of New York, à 1,5% le 8 mai 1931, est brutalement porté à 2,5% le 9 octobre 1931, puis encore à 3,5% le 16 du même mois. Il est maintenu à ce niveau jusqu’en février 1932 |16|.

Les conséquences catastrophiques des violentes perturbations des marchés des changes ne se limitent pas aux seuls Etats-Unis : elles concernent la planète entière. D’août à décembre 1931, la monnaie anglaise se déprécie de plus de 30% par rapport au dollar, resté sur l’or. Le coup est terrible. Les pressions déflationnistes (à la baisse des prix) s’accentuent un peu partout dans le monde : les prix anglais à l’exportation diminuent à proportion de la dépréciation de la livre et les producteurs étrangers sont contraints, pour résister à la concurrence, de suivre le mouvement. Des dépréciations en cascade suivent le chemin emprunté par la livre. Du 21 septembre 1931 (date du flottement de la livre) au 6 mars 1933 (quand la convertibilité-or du dollar est suspendue), 22 pays abandonnent l’étalon-or. Entre les mêmes dates, ces pays ou d’autres (17, au total) instaurent un contrôle des changes. Si ces mesures se révèlent insuffisantes, l’ajustement se fait par la voie de nouvelles dévaluations ou de nouveaux contrôle des changes. Ce qui amènera en retour d’autres dévaluations et d’autres contrôles des changes. D’une façon ou d’une autre, au début de 1933, les devises de plus de la moitié des pays du monde, représentant plus de 60% de la valeur totale du commerce mondial, sont au-dessous de leur parité-or |17|. Plus il y a de pays qui laissent se déprécier leur monnaie, plus la pression déflationniste s’accroît pour les autres. Une chute des prix désastreuse, subie mais aussi provoquée, dans l’espoir (illusoire) d’abaisser les coûts intérieurs suffisamment pour pouvoir résister aux dévaluations compétitives (telle est la politique appliquée en Allemagne, de mars 1930 à mai 1932, par le chancelier Brüning). Au total, le volume du commerce mondial avait déjà diminué de 14,5% de 1929 à 1931 ; il recule à nouveau de 12,2% de 1931 à 1933 |18|.

La même mécanique se met en marche quand le dollar quitte à son tour sa base-or en avril 1933. Dès octobre 1933, la monnaie américaine s’est dépréciée d’un tiers par rapport à sa parité-or. Les Etats-Unis se mettent de cette façon à leur tour à l’abri, mais la pression déflationniste s’accroît sur les pays restés fidèles à l’étalon-or, ceux qu’on désignera bientôt du nom de « bloc-or » (soit, pour l’Europe, principalement : la Belgique, le Luxembourg, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Pologne). Quand, en janvier 1934, la valeur du dollar sera officiellement stabilisée à 35 dollars l’once d’or, la monnaie américaine sera à près de 59% en dessous de son ancienne parité. Il n’est pas étonnant dans ces conditions de constater que la production industrielle ne suit pas du tout le même chemin, selon que le pays considéré n’est plus lié à l’or ou l’est toujours. Dans le premier cas, l’activité est nettement orientée à la hausse au plus tard à partir du troisième trimestre de 1932. Dans le deuxième, une reprise se dessine vers la mi-1932 (une fois absorbé le choc de la chute de la livre), mais le décrochage du dollar casse ce mouvement |19|. Aggravée par les politiques mises en œuvre (telle « la grande déflation » Laval de 1935), la crise française est particulièrement longue : le redressement de la production industrielle à partir de l’été 1932 prend fin dès l’été 1933 ; il est suivi d’une nouvelle récession qui dure jusqu’au printemps 1935 |20|.

Deux façons de mourir

En somme, à partir du 21 septembre 1931, il y a pour l’économie mondiale deux façons de mourir et aucune n’est particulièrement agréable : s’en tenir à l’étalon-or et en payer le prix en termes d’activité ; ou suivre le mouvement général de dépréciations compétitives, et refiler la pelote empoisonnée à son voisin (beggar-thy-neighbor), en une spirale sans fin, qui tire tout le monde vers le bas. Nous ne sommes pas (contrairement à la thèse défendue par Barry Eichengreen |21|) devant les seuls méfaits de l’étalon-or, un étalon-or qu’il suffirait de quitter pour que ça aille mieux, car la dépréciation compétitive a ses propres résultats déplorables. Nous sommes face à un effondrement du système monétaire international, ce qui veut dire que nous sommes encore, nous sommes toujours face à une crise d’organisation du monde. Le modèle qui avait régenté le monde de 1880 à 1913 s’est brisé sous l’impact d’un double surgissement, celui, dans le nouveau monde, des Etats-Unis, et celui, dans l’ancien monde, de l’Allemagne. Le rôle stabilisateur du Royaume-Uni a sombré avec lui, alors que disparaissait, emporté par le naufrage, un système monétaire international basé sur l’or, rigide sans doute, mais stable. Il faudra de longues années et une seconde guerre mondiale pour qu’un nouveau système monétaire soit mis en place, basé sur la double prééminence, désormais incontestée, des Etats-Unis et du dollar.

L’échec de la Conférence de Londres de juin et juillet 1933 illustre bien cette impasse. Le véritable enjeu de la conférence n’était, ni le retour à l’étalon-or, ni le flottement généralisé des monnaies, mais, tout simplement, la coopération, quelle que soit la recette retenue. Le président des Etats-Unis, Roosevelt, ayant déclaré « qu’il ne voyait actuellement aucune utilité à une stabilisation temporaire entre les monnaies de pays dont les besoins et les politiques ne sont pas nécessairement les mêmes », la Conférence était condamnée |22|. Sa faillite montrait que c’était justement l’entente qui manquait le plus et que la crise d’organisation du monde, qui avait suscité la grande dépression (et la convocation de la Conférence), n’était toujours pas terminée.

Evoquons enfin l’imbroglio des réparations et des dettes de guerre, une façon de dire la guerre au sein même de la paix. Les réparations étaient exigées absolument par la France, rejetées tout aussi absolument par l’Allemagne. Les Etats-Unis considéraient les dettes de guerre de leurs alliés comme de simples dettes commerciales ; la France et l’Angleterre les voyaient comme des dettes politiques, et faisaient dépendre leur paiement de celui des réparations. Intimement liés, les deux dossiers ont représenté un obstacle essentiel sur la voie du redressement. C’est au nom du règlement des réparations que les troupes franco-belges ont occupé la Ruhr le 11 janvier 1923, précipitant la chute du mark. L’Allemagne n’a eu accès au marché des capitaux américain qu’une fois le plan Dawes (de paiement des réparations) accepté par elle à la Conférence de Londres d’août 1924. Lorsque, en juillet 1931, il est question d’accorder un prêt (peut-être salvateur) à la Reichsbank, la France pose comme condition la renonciation de l’Allemagne à la demande de renégociation des réparations. Décidément, conflits politiques et ruine économique sont inextricablement mêlés au sein d’une crise, économique sans doute, mais qui est au premier chef crise d’hégémonie et de lutte pour l’hégémonie.

Ajoutons qu’il est logique de considérer qu’en tant que crise d’organisation du monde la grande crise ne s’est vraiment achevée qu’avec la fin de la seconde guerre mondiale. Or, la crise classique d’avant la Première Guerre mondiale est celle de suraccumulation, c’est-à-dire une accumulation du capital qui s’effectue à un rythme tel qu’elle ne peut maintenir, dans la durée, le taux de profit escompté par les apporteurs de capitaux. Il est alors intéressant de constater que la crise de « la nouvelle économie », en 2001, est, elle aussi, une crise de suraccumulation et on peut montrer que celle de 2008-2009 en est le prolongement, qu’il s’agit d’une seule et même crise, décomposée en deux volets |23|. En somme, une fois l’immense parenthèse 1914-1945 refermée, une fois la régulation fordiste démantelée, nous renouons avec le passé, nous retrouvons ce qui avait été la crise capitaliste type, aggravée par la mondialisation et l’universelle interconnexion entre les économies.

Au total, la thèse selon laquelle la grande crise est une crise d’organisation du monde a été illustrée par : la décomposition en phases du grand événement ; l’analyse des crises bancaires, allemandes et américaines ; la chute de la livre et ses conséquences, par cercles concentriques, en déflation et dépréciations ; l’échec de la Conférence de Londres de juin et juillet 1933 ; et enfin, accompagnant d’un bout à l’autre la grande dépression, l’effet désastreux des réparations et dettes de guerre. Cependant, une précision doit encore être apportée. Si la grande crise est bien celle d’une double émergence, qui a eu pour théâtre l’ancien et le nouveau monde, encore faut-il souligner que l’émergence américaine se décompose à son tour en deux. D’une part, comme nous l’avons vu, elle bouleverse l’équilibre international, mais d’autre part, elle est une émergence interne au territoire américain, celle du passage brutal, à la jonction des 19ème et 20ème siècles, d’un monde de petits producteurs à celui du salariat.

En effet, la foncière instabilité du capitalisme a pendant longtemps été atténuée par l’hétérogénéité du milieu économique dans lequel il baignait, combinant sociétés et entrepreneurs individuels, salariés et paysans, petite et grande production. Les discontinuités de l’espace social, les réactions diversifiées (voire, opposées) aux chocs faisaient que la diffusion de l’épidémie était ralentie et son impact limité. Mais le capitalisme est conquérant et tend à tout ramener aux deux seuls pôles extrêmes du capital et du salariat, réduisant la diversité de l’espace économique, ouvrant alors la voie au déferlement des vagues dépressives. Aux Etats-Unis le recul des formes d’activité relevant de la petite production a été particulièrement rapide, à la jointure des 19e et 20e siècles, ce qui s’explique probablement par la fin de la frontière, survenue au même moment. En quelques dizaines d’années, on est passé d’un monde de petite production à la prédominance des sociétés et du salariat : en 1880, près la moitié de la population active travaillait dans l’agriculture ; en 1930, à peine plus du cinquième. Le bond en avant de l’espace couvert par les sociétés et le salariat a brutalement réduit la diversité de l’espace économique américain, laissant libre cours aux fluctuations issues du monde des affaires, déblayant le chemin de la grande dépression. La grande crise américaine inaugure donc l’ère des crises à dominante salariale, c’est-à-dire aussi celle des crises majeures |24|.

Plus nous décrivons la grande crise comme crise d’organisation du monde, mieux nous faisons apparaître sa spécificité, et mieux nous faisons apparaître, par contraste, que la crise récente ne relève pas du même qualificatif. Le monde d’aujourd’hui demeure structuré en trois cercles concentriques. Au centre, les Etats-Unis, puissance aux assises délabrées, mais hégémonique par défaut, se maintenant de par l’inconsistance de ses adversaires et les faiblesses de ses concurrents. Le deuxième cercle est occupé par l’ensemble des Etats dits développés (le G7, en gros) et le troisième par les puissances émergentes, encore incapables d’entrer en compétition avec les Etats-Unis, mais déjà susceptibles de peser sur les événements (le G20, en gros). Tel est l’ordre avec lequel le monde est entré dans la crise, et tel est également celui avec lequel il tente de s’en dégager. L’Europe sort affaiblie de l’épreuve, les pays émergents renforcés, sans que cela modifie vraiment le dispositif. Déflation et dépréciations compétitives ne se sont pas partout répandues, comme une épidémie. Le système monétaire international, menacé, ne s’est pas effondré, et le statut international du dollar n’est pas dans la balance. Le leadership des Etats-Unis n’est guère contesté, la Chine attend son heure. La mondialisation libérale est toujours en place, et la finance occupe toujours le haut du pavé, malgré les critiques. Ce qui est frappant, en réalité, c’est la faiblesse du changement alors que le monde a frôlé l’effondrement. Il est possible cependant que des ruptures qui ne se sont pas produites avant l’entrée en crise se produisent après, plus comme un résultat que comme une cause, et on peut penser ici aux incertitudes sur le sort de l’Union européenne et de l’euro.

L’intervention publique

Nous nous sommes demandés ce qu’était la grande crise, que l’actuelle n’est pas, et qui explique qu’elle ait été, et demeure, la plus grande de toutes les crises. La réponse à la question se dédouble. Elle peut, dans un premier temps, consister à mettre l’accent sur le facteur qui a rendu la crise de 1929 particulièrement grave. Mais elle peut aussi, dans un deuxième temps, mettre en relief le ou les facteurs qui ont le plus réduit l’ampleur de la crise actuelle : et, dans ce cas, ce qui saute immédiatement aux yeux, c’est le niveau de l’intervention publique, très faible en 1929, maximal aujourd’hui. Aux Etats-Unis, les dépenses publiques ne représentaient que 8% du PIB en 1913, mais 33% en 2008 ; pour la France, les pourcentages correspondants sont 9% et 52,8%. En 1929, les transferts en direction des ménages n’atteignaient aux Etats-Unis que 1,4% de leur revenu disponible, mais 17% en 2008 ; en France, nous passons de 16% (en 1949) à 33,8% en 2008 |25|.. Ce poids intrinsèque des dépenses publiques ou des transferts sociaux entraîne déjà, à lui seul, un effet d’inertie, qui permet de stabiliser l’activité quand celle-ci est menacée ou de réduire l’ampleur du recul quand celui-ci est engagé.

De cela devons-nous déduire qu’il n’y a pas eu d’intervention publique après le krach de 1929 ? Beaucoup le pensent, tout au moins en ce qui concerne la politique monétaire, et, s’agissant des Etats-Unis, se félicitent de l’activisme actuel de la Fed, qui fait contraste, selon eux, avec l’apathie de la banque centrale américaine lors de la grande crise. Ceux-là suivent Friedman et mettent l’accent sur les responsabilités de la Fed des années trente, dont l’inaction aurait transformé une simple crise en profonde dépression.

Jugement, à vrai dire, immérité. Il n’y a pas eu alors de refus de la part de la Fed de fournir des liquidités aux banques, sauf quand cet objectif entrait en contradiction avec celui, prioritaire, de la défense de l’étalon-or. On peut toujours contester cette priorité, mais cela revient à changer de terrain, à quitter celui de la gestion monétaire intérieure pour celui du système monétaire international, qui ne dépendait pas de la Fed. Le taux d’escompte de la Federal Reserve Bank of New York, qui avait grimpé jusqu’à 6%, redescend à 5% le 1er novembre 1929 et se retrouve à 1,5% le 8 mai 1931 |26|. Fallait-il aller encore plus bas ? On peut en discuter, mais il est difficile de dire, comme le font certains, que l’arme des taux n’a pas été utilisée lors de la grande dépression américaine.

La Fed de la grande crise a-t-elle laissé les banques tomber les unes après les autres ? C’est oublier que les banques membres du Système de Réserve Fédéral n’étaient qu’une minorité. Les banques nationales en faisaient nécessairement partie, mais pas toutes les banques d’Etat, loin de là. Au 29 juin 1929, les nonmember banks représentaient 64,5% du nombre total de banques commerciales |27|. Et ce sont précisément ces banques, hors Système, qui ont été massivement suspendues : sur la période 1930-1933, les nonmember banks suspendues ont représenté 71,5% du nombre total de banques suspendues. Sur cette même période, les dépôts des nonmember banks suspendues représentaient 44% du total des dépôts des banques suspendues, soit une proportion tout à fait conséquente |28|. La Fed ne pouvait se sentir responsable du sort de ces institutions, qui échappaient à sa surveillance.

Reste le reproche essentiel de Friedman à la Fed de l’époque : avoir laissé la masse monétaire s’effondrer au total d’un tiers. Mais il s’agit de la masse monétaire nominale, en dollars courants. Or, la masse monétaire nécessaire est proportionnée au niveau des prix, et ceux-ci ont fortement baissé. Si donc nous calculons le volume de la monnaie disponible (à prix constants), nous voyons qu’il se situe au-dessus du niveau de 1929 d’un bout à l’autre de la dépression, et qu’il est ainsi amplement suffisant face à une activité économique fortement réduite |29|.

Dès lors, s’il y a bien un net contraste entre l’interventionnisme de 2008-2009 et le laisser aller de la grande crise, c’est en matière de politique budgétaire qu’il faut le chercher. Au cours des années trente, l’équilibre budgétaire demeure un objectif unanimement partagé. Les finances publiques fédérales américaines sont en déficit de 1931 à 1936 ; mais, sur cette période, celui-ci n’atteint au maximum, en 1936, que 3,8% du PIB |30|. La politique budgétaire anglaise est nettement restrictive : le budget des collectivités publiques, en déficit en 1930 et 1931, est même en excédent croissant de 1932 à 1934 |31|. Au contraire, en 2008-2009, sauvetages in extremis du secteur financier, gigantesques plans de relance, assèchement des recettes fiscales et montée des dépenses publiques convergent vers des niveaux de déficits budgétaires sans précédents, aux alentours de 10% du PIB, souvent au-dessus. Une intervention massive qui a sans doute sauvé la mise et empêché – provisoirement peut-être- la glissade vers une profonde dépression, bien qu’elle se soit contenté – il faut le rappeler - de « privatiser les profits et socialiser les pertes », sans aucune contrepartie. Selon une étude conjointe de l’OCDE et de la Cnuced du 14 juin 2010, le montant total des engagements publics des vingt premières économies mondiales (à travers des actions, des prêts et des garanties) dépassait les mille milliards de dollars à la date du 20 mai 2010 |32|.

Mais nous mettons en rapport une crise qui est depuis longtemps classée dans l’histoire (celle de 1929) avec une crise qui n’est toujours pas terminée. La politique budgétaire, celle des plans de relance et des déficits publics, est-elle la solution miracle à la crise, que l’orthodoxie avait empêché d’appliquer en 1929 et qu’on a eu le courage de mettre en œuvre aujourd’hui ? Ou n’est-ce, tous comptes faits, qu’une forme particulière prise par une crise qui continue à progresser, toujours sur le mode de la fuite en avant, où l’on est passé du surendettement des ménages à celui des banques et enfin à celui des Etats ? Dans le premier cas nous sommes en présence de la grande différence entre 2008-2009 et 1929 : on a tiré les leçons de la grande crise. Dans le second, le surendettement public est simplement un nouveau chemin qu’a emprunté la crise aujourd’hui, qu’elle n’avait pas emprunté en 1929. L’avenir apportera la réponse.

Dans l’attente de son verdict, rappelons que nous avons voulu poser à la grande crise du 20ème siècle les questions suggérées par la grande crise du 21ème. C’est-à-dire énoncer ce que l’on peut dire de l’une, qu’on ne peut certainement pas dire de l’autre. Mais n’est-ce pas aussi une façon de faire apparaître le plus petit commun dénominateur à l’une et à l’autre ? C’est-à-dire une façon d’englober les deux dans un seul et même récit, d’expliquer en quoi l’une et l’autre sont des grandes crises ? Celle de 2008-2009 est passée à deux doigts de la catastrophe, elle a ainsi révélé sa parenté profonde avec 1929 et montré que toutes deux sont des manifestations de la foncière instabilité d’un capitalisme arrivé à maturité. 1929 a ouvert l’ère des crises majeures, ce que confirme, par sa seule existence, la crise récente. Celle-ci a illustré à nouveau, s’il en était besoin, l’incapacité du capitalisme à se tenir debout sans béquilles, sans corset. Elle a montré qu’un changement radical de modèle s’impose, et qu’il faut tout faire pour le mettre en œuvre. Avant qu’il ne soit trop tard.

Isaac Johsua, le 27 décembre 2010.

Notes

|1| Isaac Johsua, La crise de 1929 et l’émergence américaine, PUF, Paris, 1999 : 25 et suiv..

|2| BEA (Bureau of economic analysis), NIPA (National income and product accounts).

|3| Martin N. Baily, Susan Lund, Charles Atkins, Will US consumer debt reduction cripple the recovery ?, McKinsey Global Institute, Washington, mars 2009 : 3, 4.

|4| I. Johsua, op. cit. : 98, 99, 102.

|5| ibid. : 94, 95.

|6| Malgré la très grande diversité de ses formes, le système de l’étalon-or peut être caractérisé par deux traits essentiels : la valeur de chaque monnaie est définie par un certain poids d’or, et la convertibilité (totale ou conditionnelle) de ces monnaies en or est assurée. Dans le cas de l’étalon de change-or, la couverture de la monnaie émise par la banque centrale est constituée, outre l’or, par une ou des devises elles-mêmes convertibles en or

|7| I. Johsua, op. cit. : 218.

|8| ibid. : 177.

|9| ibid. : 96, 97.

|10| ibid. : 224.

|11| Sur la crise bancaire allemande, I. Johsua, op. cit. : 178, 180, 182, 183, 198, 199, 200, 209.

|12| Federal Reserve Bulletin, décembre 1937 : 1211, 1215.

|13| Historical Statistics of the United States, Colonial Times to 1970, United States Department of Commerce. Bureau of the Census, Bicentennial edition, Part 1 and 2, Washington D.C., 1975. Série X404 : 989.

|14| I. Johsua, op. cit. : 98, 99.

|15| Federal Reserve Bulletin, décembre 1937 : 1220.

|16| I. Johsua, op. cit. : 57.

|17| ibid. : 226, 227, 227.

|18| ibid. : 230.

|19| ibid : 235, 236, 237.

|20| ibid : 241, 242.

|21| Barry Eichengreen, Golden Fetters. The Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939. NY, Oxford. Oxford UP, 1992.

|22| I. Johsua, op. cit. : 238, 239.

|23| Isaac Johsua, La grande crise du XXIe siècle. Une analyse marxiste, Ed. La Découverte, Paris, 2009 : 54 et suiv.

|24| Voir I. Johsua, La crise de 1929…, op. cit., chapitre 5.

|25| Isaac Johsua, Une trajectoire du capital. De la crise de 1929 à celle de la nouvelle économie, Syllepse, Paris, 2006 : 45, 46. INSEE, Comptes nationaux. BEA, Nipa

|26| I. Johsua, La crise de 1929…, op. cit. : 48, 57.

|27| Banking and Monetary statistics, Board of governors of the Federal Reserve System, Washington, D.C., 1943 : 16, 17.

|28| Federal Reserve Bulletin, septembre 1937 : 868, 871, 873, 876.

|29| I. Johsua, La crise de 1929…, op. cit. : 52.

|30| BEA, Nipa.

|31| I. Johsua, La crise de 1929…, op. cit. : 255.

|32| AFP, 14/06/2010