Le président sortant, Joko Widodo, l’a emporté lors des élections générales du 17 avril, face à son rival Prabowo Subianto au passé militaire sulfureux. Une victoire de la démocratie ? Pas si simple…
Le résultat des élections ne sera officiellement annoncé que dans un mois. Pour la présidentielle, il semble déjà connu : Joko Widodo, dit Jokowi, aurait obtenu environ 55 % des voix, contre 45 % à Prabowo Subianto, qui conteste sans convaincre ces chiffres et dénonce une « fraude organisée » par le pouvoir. Cependant, le scrutin concernait aussi la Chambre des députés, le Sénat, des gouvernorats provinciaux et des conseils municipaux – soit environ 20 000 mandats et 245 000 candidats. Des chiffres à la mesure de cet immense archipel asiatique de 4 800 km de long, séparant l’océan Indien du Pacifique jusqu’aux abords de l’Australie.
Pressions des intégristes islamiques
Il est donc aujourd’hui impossible de connaître la « carte électorale » du pays issue du 17 avril. À s’en tenir à la présidentielle, le profil des candidats semble incarner deux options clairement opposées. Jokowi, 57 ans, ne faisait pas partie de l’establishment traditionnel avant d’être élu une première fois en 2014 ; il s’est présenté comme un technocrate libéral et efficace, prônant la tolérance.
Prabowo, 67 ans, ancien général, multimillionnaire, incarne la classe politico-militaire issue de la dictature Suharto, établie en 1965-1966 sur le plus grand massacre anticommuniste du siècle passé (dictature renversée en 1998) ; il a dirigé des unités militaires qui ont commis de nombreux crimes et a le soutien des milieux islamo-conservateurs les plus intolérants. Il est, indubitablement, un salopard.
Cependant, dans la quête des votes populaires, Prabowo a passé des accords avec certains syndicats sur un programme « social », et a cherché à séduire la paysannerie dont une partie a vu son revenu rogné par l’inflation. Quant à Jokowi, lors de son premier mandat, il s’est attaché l’ancien chef des services secrets indonésiens, ainsi que le général Wiranto, placé en 2016 à la tête du ministère contrôlant les services de sécurité… alors qu’il avait été inculpé de crimes contre l’humanité par un tribunal parrainé par l’ONU !
Par ailleurs, Jokowi a choisi pour vice-président, cette fois-ci, un ouléma (théologien) très conservateur, Ma’ruf Amin (76 ans) qui fut l’un des responsables d’une violente campagne de masse, sectaire et raciste, accusant de blasphème Ahok, l’ancien gouverneur de la capitale Djakarta, un chinois chrétien. Il est possible que Joko Widodo ait une fois encore obtenu un appui électoral des classes populaires, des musulmans non conservateurs et des minorités. Néanmoins, dans les faits, les libertés ne cessent de se restreindre en Indonésie sous la pression, notamment, des courants islamistes rigoristes.
Accents nationalistes
L’Indonésie est le plus grand pays musulman au monde, et la grande majorité des musulmanEs vivent en Asie. Cependant, les centres d’autorité politico-théologiques se trouvent au Moyen-Orient. Avec l’aide décisive des pétrodollars, ils cherchent à imposer aux cultures locales leur version de l’orthodoxie, comme le wahhabisme d’Arabie saoudite. L’islam indonésien traditionnel est syncrétique, incorporant des croyances locales, tolérant sur le plan religieux (pas nécessairement sur le plan politique !).
Les mouvements islamistes mènent pour leur part une offensive constante contre les religions minoritaires, les homosexuelEs, les femmes, la liberté d’expression et de comportement. La situation varie suivant les lieux, mais, de façon croissante, les pouvoirs administratifs cèdent aux exigences de mouvements intolérants qui veulent faire disparaître de l’espace public tout ce qui n’est pas « musulman » (dans leur définition sectaire du terme).
Jokowi s’est révélé incapable de contrer la montée en puissance de la dictature quotidienne exercée par les mouvements religieux sectaires. Sur le plan économique, il s’est donné pour priorité le développement des infrastructures dans ce gigantesque archipel – mais au profit de qui ? Est-ce vraiment les populations locales qui en bénéficient avant tout, ou les grandes entreprises qui accèdent plus aisément aux marchés et aux ressources ?
Jokowi et Prabowo sont d’accord pour ouvrir massivement le pays aux plantations de palmiers à huile au détriment des populations rurales et au prix d’une déforestation rapide. Le coût social, environnemental et sanitaire de cette culture industrielle est bien connu, au point que le sujet est devenu un sujet de polémique entre Djakarta et l’Union européenne : la campagne électorale a été menée sous des accents nationalistes contre l’ingérence étrangère. Après la Malaisie, l’expansion mondiale du palmier à huile passe par l’Indonésie (et certaines régions en Afrique).
La victoire de Prabowo à la présidentielle aurait été une très mauvaise nouvelle – mais celle de Jokowi n’est pas bonne pour autant.
Pierre Rousset