La rentrée sociale 2010 est-elle réussie sur le fond, ou seulement « techniquement » ? L’analyse du système néolibéral hérité de l’Amérique reaganienne apporte des pistes de réflexions et d’actions. Cela fait longtemps que nous n’avons pas vu autant de gens dans la rue, on dirait une vraie mobilisation digne de ce nom.
Mais cette rentrée sociale est-elle réussie sur le fond, ou seulement « techniquement » ? Rien n’est moins sûr, compte tenu du principal déclencheur de ces actions : la réforme des retraites. Nous risquons, cependant, de voir cette amorce d’un mouvement paralysée par les attaques sur les différents fronts. Cette loi est un théâtre secondaire, lui-même un aspect du théâtre principal : la réforme d’État selon des paramètres néolibéraux, composante d’une stratégie globale qui plonge ses racines dans la Guerre froide. Le caractère rigoureux des mesures montre la fragilité de ce système.
C’est cette instabilité qui est masquée par l’inflexibilité affichée par les autorités. Cette réforme en elle-même est moins dramatique que la pente glissante sur laquelle notre pouvoir d’achat est placé. Ce symptôme de la crise globale est plus accessible que d’autres à la conscience critique et susceptible de sensibiliser les masses: l’Afghanistan, les sans-papiers, la dérive écologique, etc. Il s’agira de nous en servir d’étendard politique afin de souligner les liens avec les autres problèmes de société.
Le saut qualitatif dans la démarche politique n’est pas tombé du vide. Si le néolibéralisme montre sa vraie face, c’est surtout cette démarche « décomplexée » qui est nouvelle. Contrairement au libéralisme classique, l’État intervient directement dans l’accumulation du profit, tout en fixant un cadre autoritaire au libre jeu des forces du marché dérégulées. Ce modèle nous est parvenu depuis les États-Unis des années 1980. Le politologue Johan Galtung a développé un modèle qui synthétise la configuration géopolitique de cette époque. Ce schéma est utile pour comprendre les sources historiques des ravages néolibéraux.
Galtung propose un modèle avec quatre pôles différents : bleu, l’axe nord-atlantique, basé sur le partage de l’économie du marché, de la démocratie parlementaire et des valeurs occidentales ; rouge, les pays du socialisme dit réellement existant ; jaune, certains pays d’Extrême-Orient, à l’économie de marché exacerbée, disciplinée par un cadre étatique rigoureux qui repose sur d’anciennes traditions culturelles, dont religieuses ; vert, les pays dits en voie de développement, en grande partie non-alignés.
L’héritage de Reagan c’était la disparition de la diagonale bleu-rouge que la politique de Reagan visait par le biais de la course aux armements. Le deuxième pilier de la politique meurtrière reaganienne visait l’opposition intérieure. Si les reaganomics avaient pour but principal la réduction des dépenses publiques, elles ont été réduites, pour l’essentiel, dans le secteur social, non dans les investissements militaires, et encore moins dans les subventions en faveur du secteur privé, qui ont connu des proportions inédites. En même temps, le cadre juridique, législatif et policier s’est sensiblement durci, asphyxiant du même coup les réseaux sociaux oppositionnels. Ce sont, en effet, les reaganomics qui ont inauguré les principes néolibéraux.
Ces principes, inspirés par la logique « jaune », restent inopérants si les conditions culturelles leur sont défavorables. La croissance des économies de marché asiatiques repose en grande partie sur une mentalité qui privilégie l’esprit collectiviste et l’instrumentalisation de valeurs quasi religieuses (par exemple confuciennes), faits culturels qui se répercutent, entres autres, dans des congés annuels bien modestes. La stabilité de ce modèle présuppose un degré élevé d’homogénéité ethnoculturellement. Afin de faire fonctionner le néolibéralisme, il a été nécessaire de mettre en place des dispositifs socioculturels dits néoconservateurs pour neutraliser les longues traditions de critique et de luttes sociales. Le néoconservatisme s’attache à redécouvrir les bonnes valeurs à l’ancienne et de mettre un terme aux problématisations qui compliquent la vie et qui font grincer les engrenages. Dans cette anti-idéologie, l’idée la plus fonctionnelle est de n’en avoir aucune, en dehors des soucis de production et de consommation. Les autres trouveront dans la culture et la religion une fonction compensatoire pour donner une orientation stable et bien-pensante à la vie.
Après la disparition du pôle « rouge », le parallélogramme s’est réduit en triangle. Avec la montée en puissance de la Chine, le « jaune » s’est imposé comme nouvelle antipode du « bleu ». Ce nouvel antagonisme est d’une toute autre nature que le précédent. Si ce dernier se définissait par opposition au capitalisme tant « bleu » que « jaune », ces derniers évoluent sur le même terrain économique. La chute du Mur a engendré deux mouvements en parallèle au sein du monde occidental: d’une part, il s’est rapproché du modèle autoritaire des États capitalistes de l’Est. L’actuelle politique (anti) sociale, qui va de pair avec la restructuration autoritaire de l’État, représente une espèce de reaganomics à la française. D’autre part, les applications des principes néoconservateurs sur le plan culturel font rage – voir la récente découverte des vertus religieuses de Sarkozy, les réformes de l’université et dans l’Éducation nationale.
Ainsi, nous comprenons mieux les soucis présidentiels pour l’identité nationale immaculée et les récents nettoyages ethniques sur le territoire français. Quant aux aventures militaires, elles sont le corollaire du contrôle et de la soumission à l’intérieur. Cette vision d’ensemble est indispensable pour assurer à cette rentrée sociale 2010 une réussite non seulement « technique », mais substantielle.
Quel sera alors le « rouge » visé dans le collimateur du pouvoir sur la scène intérieure ? Eh bien nous ! La réforme des retraites pourra nous servir de carte maîtresse à jouer dans les luttes à venir. Le véritable enjeu est un contre-modèle de société socialiste, qui nous permettra de dire: tout est – de nouveau, enfin – à nous, à nous tous.
Frank Jablonka