L’actualité a été marquée par la « prise de conscience » timide, hypocrite tout autant que tardive, du soutien dont le pédocriminel Matzneff a bénéficié tout au long des années 1980 dans le petit cercle de l’intelligentsia littéraire parisienne mais également dans les médias. La séquence hallucinante de l’émission « Apostrophes » en est l’illustration la plus frappante, avec un Bernard Pivot hilare et fasciné par son invité.
Ce mea culpa médiatique ne vient pas de nulle part. Il est la conséquence directe des luttes féministes de ces dernières années à une échelle internationale : la vague #Metoo depuis 2017 et « Ni una menos » dès 2015, sur les violences sexuelles et les féminicides.
Écouter la parole des victimes
La première de ces conséquences aura été la libération de la parole des victimes, mais également l’écoute dont elles ont commencé à faire l’objet. De ce point de vue, l’interview d’Adèle Haenel sur Mediapart a été un moment fondateur. Il y aura un « avant », mais surtout un « après » ses révélations concernant les attouchements et le harcèlement dont elle avait fait l’objet par Christophe Ruggia alors qu’elle n’était qu’une jeune fille. D’autant plus que son témoignage a été publié en même temps qu’une nouvelle accusation de viol contre Polanski par Valentine Monnier, alors âgée de 18 ans. Une période pleine de contradictions qui a vu émerger un formidable soutien autour d’Adèle Haenel d’un côté… et ressurgir de l’autre un méprisable soutien à Polanski d’une large partie de la profession (parfois la même), qui s’est empressée de se draper dans l’argument récurent du « Il faut séparer l’homme de l’œuvre », toujours utilisé dans une grande confusion générale.
« On est puni par là ou on a péché »
C’est vrai qu’il y a une de continuité, et même une détermination toute française, dans l’impunité avec laquelle Polanski a pu financer, réaliser, diffuser son dernier film, J’accuse. Il aura même eu l’impudeur de se comparer à Dreyfus dans son dossier de presse… Dans un entretien surréaliste, le réalisateur fini par avouer qu’il est « familier avec un grand nombre de rouages de l’appareil de persécution montré dans le film » et qui ont nourri son inspiration. Ironie de l’histoire : c’est cette provocation de trop qui a déclenché chez Valentine Monnier, l’une de ses nombreuses victimes, le besoin de parler, des dizaines d’années après.
Le cas Matzneff semble un peu plus gênant pour ses soutiens, d’une part parce que tout le monde semble aujourd’hui reconnaître ses écrits pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire fort médiocres, et surtout centrés exclusivement sur la description de ses abus sexuels sur mineurEs. D'autre part parce que celui-ci revendique ses crimes publiquement au nom du désir, de l’amour, de la liberté morale et de la supposée « beauté ». Le point positif est cependant que cette affaire ressorte aujourd’hui grâce à la publication de l’ouvrage de l’une de ses victimes, Vanessa Springora, sobrement intitulé le Consentement.
Mais Polanski, lui, offre bien plus de résistance, y compris d’une large partie de la « gauche » artistique et intellectuelle. D’abord, c’est un bon réalisateur. Mais surtout, il témoigne du caractère massif et systémique de l’oppression des femmes et des violences sexuelles dans le cinéma. Il fait écho à Weinstein, Allen, Besson, mais aussi Ruggia, Bertolluci, Brisseau, et tant d’autres…
L’art est un marché comme les autres
Il est faux de poser ce débat en termes uniquement artistiques. Le cinéma et l’art sont non seulement une industrie, mais également un marché et une source de profits, très rentable. Une approche matérialiste de la création pose la question des conditions de création des œuvres et de leur diffusion. La première est bien entendu l’argent nécessaire au financement et à la production. La suivante est le bénéfice financier qu’il peut rapporter, mais aussi la gloire et la valorisation personnelle. En l’occurrence, ne pas soutenir Polanski, c’est prendre le risque de se mettre à dos un des cinéastes les plus influents et « reconnus » de la profession et ses amiEs.
L’une des dimensions importantes autour de Polanski, ou d’autres agresseurs ayant un grand talent artistique, est la question du financement et des fonds publics dont ils bénéficient. J’accuse est ainsi un « film France Inter », qui soutient « fermement, fortement et absolument ce film ». Parce qu’« il y a l’homme et il y a le film, et la rédaction de France Inter fait son boulot par rapport aux accusations qui sont portées contre l’homme ». Dont acte.
Séparer le viol du violeur ?
De la même manière que le viol a tout à voir avec le pouvoir et la domination, son traitement médiatique également. A. Haenel le formule ainsi : « Il était nécessaire que je sois plus connue que mon agresseur ». C’est effectivement la différence principale avec la quasi-totalité des cas de violences sexuelles sorties puis largement silenciées dans le milieu du cinéma. Une réalité qui nous rappelle l’importance de croire et de soutenir les victimes.
Le statut de l’actrice, dans le cas d’A. Haenel, et celui du réalisateur accusé, a pesé dans la solidarisation spontanée d’une large partie du milieu du cinéma. Pourtant l’actrice n’a pas porté plainte. Elle était jeune, du même âge que les victimes de Polanski. Probablement même que certains auraient pu dire « qu’elle faisait plus que son âge »… bref tous les ingrédients d’une narration permettant de justifier qu’elle l’avait probablement cherché. Et pourtant. Christophe Ruggia n’a pas été invité au 20h des chaînes de télé, et il fait l’objet aujourd’hui d’une procédure de radiation de la société des réalisateurs de films.
L’art est-il sexiste ?
Le monde du cinéma et plus largement de la création n’échappe évidemment pas au sexisme et aux violences sexuelles. Plus encore, il l’institutionnalise autour de la relation hiérarchique et de pouvoir du rapport réalisateur/actrice et par extension la relation peintre/modèle-muse. Et cela autour de deux mécanismes : d’une part, le mythe autour de la « fascination », du désir et de « l’amour de la femme », qui relève presque de la mystique de la création ; d’autre part, la dimension intrinsèquement « anormale » ou « transgressive » de l’art et de l’artiste. Ces deux mythes participent d’une culture du viol très forte.
Peut-on et doit-on séparer l’homme de son œuvre ?
En réalité, cette injonction n’a pas vraiment de sens. Personne ne le fait et personne ne le souhaite. Ce qui définit une œuvre aujourd’hui c’est sa signature, son auteur. C’est même ce qui fait sa valeur (quand on achète un Picasso, c’est pour son auteur). C’est d’ailleurs ce que font aujourd’hui les différents défenseurs de Polanski : promouvoir un film, le financer et le diffuser parce que c’est Polanski. Toute l’histoire de l’art est l’histoire de la compréhension des créations artistiques ou artisanales dans un contexte, une histoire et une société données.
Alors séparer l’homme de l’artiste ?
Cela n’a pas plus de sens. Les critiques et les historiens des arts ne le font d’ailleurs pas. Ils relient évidemment l’histoire personnelle de Polanski à son film le Pianiste. Un pianiste juif virtuose subit la déportation et échappe de peu au génocide grâce à son art. Le plus étonnant est plutôt que personne ne se soit risqué à analyser ses personnages féminins à l’aune de ses multiples agressions sexuelles et du profil de ses victimes mineures.
La confusion est même plutôt de leur côté. Ce sont eux qui utilisent leur statut d’artiste pour se faire acquitter sans procès, pour rencontrer des jeunes femmes, pour appuyer leur emprise sur elles. Les gens confondent les deux pour excuser l’homme derrière leurs artistes et leurs œuvres chéries. Mais cette séparation ne marche que dans un sens. Il est d’ailleurs frappant de voir qu’il est beaucoup plus simple de séparer l’homme, que la femme, de l’artiste. Une femme artiste est, elle, toujours ramenée à sa personne, en terme personnel et politique.
Faut-il tout interdire ?
Il ne faut pas confondre la censure avec l’expression d’un avis critique et politique par le public. La censure est imposée par le détenteur d’un pouvoir (souvent étatique ou religieux) qui permet la production et la diffusion d’une œuvre au public. Elle n’a rien à voir avec l’organisation d’un boycott par le public ou des protestations organisées au cours d’une projection de l’œuvre. Parler de censure dans le cas d’artistes subventionnés, invités dans l’ensemble des médias est particulièrement indécent. Le boycott est provoqué par l’absence de parole donnée aux victimes et aux premières concernées. Reconnaitre et dénoncer le caractère raciste, sexiste, antisémite d’un artiste et cette dimension dans son œuvre n’est pas une atteinte à la liberté d’expression.
Mais alors on ne pourra plus jamais rien apprécier en art ?
Nous avons pour beaucoup un rapport quasi sacré et amoureux à l’art et à ses créateurs. Cela en dit long également sur la figure construite autour du « génie créateur » et de ses œuvres. De ce point de vue, oui, il va falloir regarder les choses en face. Il faudra revoir une large partie de l’histoire de la création artistique sous le prisme des oppressions qui la traversent. C’est l’exigence d’une approche matérialiste. La compréhension et la représentation de la société et spécifiquement des femmes sont des questions politiques.
Mais il faut aussi déconstruire l’idée selon laquelle il n’y a qu’une façon de créer ou d’être un artiste. La culture et les arts dominants invisibilisent d’autres formes de créations. C’est particulièrement vrai pour les femmes dans l’histoire du cinéma. Leur rôle y est restreint à celui d’objet de désir et d’art. Ces hommes sont grands aussi parce qu’ils ont écrasé des femmes sur leur chemin. Croire et défendre Polanski c’est aussi dire à toutes les femmes que la carrière de ces hommes est plus importante que la leur, que leur intégrité physique, psychologique, émotionnelle, bref leur vie est moins importante.
Mais on étudie bien Céline !
La référence à l’œuvre Voyage au bout de la nuit de Céline s’impose dans ces débats comme l’exemple par excellence du « Il faut séparer l’homme de l’œuvre ». C’est toute la malhonnêteté brillante de l’argument. Céline est, certes, enseigné à l’école, mais également le contexte qui entoure son œuvre, l’antisémitisme de son auteur, la différence à établir entre ses pamphlets racistes, etc. Ce n’est pas l’auteur qui est loué, c’est l’œuvre qui est étudiée, et appréciée. Malgré lui. Donc il faut comprendre, interpréter et continuer à créer. Mais la création n’est pas au-dessus de la société et n’est pas exempte des oppressions qui la traversent. Est-ce qu’on ne peut plus voir un film de Polanski ? Si, bien sûr. Est-ce qu’on peut encore l’apprécier ? Probablement. Il nous faut envisager la complexité d’une œuvre et les contradictions de son autrice ou de son auteur. Mais surtout, qu’on ne puisse plus jamais utiliser ses films pour justifier que son talent passe avant la vie de toutes ces femmes. Et qu’au lieu de vouloir faire semblant de séparer l’homme de l’œuvre ou de l’artiste, on commence à le tenir responsable de ses actes et de ses œuvres.