Le débat fait rage au sein des économistes standard : le capitalisme est-il condamné à la stagnation économique ou peut-il rebondir grâce à une nouvelle vague d’innovations ?
Il n’est pas nouveau, mais resurgit aujourd’hui avec les prises de position de Robert Gordon ou de Larry Summers, qui pensent (avec des arguments différents) que nous avons basculé durablement dans une ère de faible croissance et de faibles gains de productivité. Dès 1987, Robert Solow s’étonnait : « on voit l’informatique partout sauf dans les statistiques de productivité ». A la fin des années 1990, la productivité du travail a rebondi, si bien que les chantres de la « nouvelle économie » y ont vu les effets bénéfiques d’une nouvelle révolution technologique, celle des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). Solow lui-même pensait s’être trompé. Mais ce n’était qu’un feu de paille.
Les gains de productivité sont au plus bas depuis le début des années 2000, bien avant le début de la dépression actuelle. Le boom de la fin des années 1990 s’explique par un déclin exceptionnel du prix du matériel informatique et une hausse tout aussi exceptionnelle de la part du PIB consacrée à l’investissement dans les NTIC. Les raisons de cette performance n’étaient donc pas reproductibles. La « révolution informatique » aura accéléré la croissance de la productivité durant moins d’une décennie.
Stagnation ou nouvelle révolution industrielle ?
Certains espèrent néanmoins toujours que les nouvelles techniques finiront par produire leurs effets. Révolution digitale, intelligence artificielle, robotisation, nanotechnologies, les candidats ne manquent pas. Les nouvelles technologies permettraient de rendre caduque la vieille « lutte des classes », de donner naissance à des réseaux horizontaux, et d’en finir avec les crises. C’est une illusion complète car même si les nouvelles technologies généraient des gains de productivité importants, cela se ferait au prix d’investissements coûteux qui pèseraient à la baisse sur le taux de profit, et finiraient par provoquer des crises.
Les faits sont têtus, et la progression de la productivité plus faible que jamais : entre 2005 et 2015, les gains de productivité du travail ont été en moyenne de 1 % par an aux Etats-Unis, et les gains de productivité globale des facteurs1 de 0,3 %. Loin d’apporter la solution miracle au marasme économique, les nouvelles technologies semblent cumuler les tares : destruction massive d’emplois, faibles gains de productivité, perte de maîtrise de notre destin. La stagnation est bien là, mais de quoi la stagnation est-elle le nom ?
Stagnation séculaire : une vieille idée qui n’explique pas grand chose
En 1938, au cours de la grande dépression des années 1930, l’économiste Alvin Hansen avait inventé l’expression « stagnation séculaire » pour expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une dépression, mais d’une nouvelle ère économique marquée par la fin de la croissance et du progrès technique. L’histoire lui a donné tort. Cela n’empêche pas des économistes de parler à nouveau de « stagnation séculaire », même si ces derniers divergent sur les raisons de la stagnation.
Pour certains, comme Gordon, il s’agirait d’un problème d’« offre ». La stagnation correspondrait à une baisse durable de la croissance potentielle (celle permise par les moyens techniques existants). Plusieurs facteurs limiteraient la croissance de l’offre, notamment le vieillissement de la population, le plafonnement du niveau d’éducation et les nouveaux effets du changement technologique. Les innovations auraient un rendement de plus en plus faible en terme de gains de productivité (depuis la fin des années 1970). Il s’agirait essentiellement d’innovations de produits, et de moins en moins d’innovations qui permettraient d’améliorer l’efficacité du processus de production.
Pour d’autres, comme Summers ou Krugman, il s’agirait d’un problème de « demande ». La croissance effective serait durablement en-dessous de la croissance potentielle, en raison de la hausse des inégalités, du vieillissement de la population, de l’endettement qui ont un effet négatif sur la consommation. Cela entraînerait un sous-investissement et donc une faible croissance. Il faudrait alors, outre une politique monétaire très volontariste, une hausse des dépenses publiques, et notamment de l’investissement public, pour stimuler la demande et rapprocher la production réelle de la production potentielle.
Même si les faits semblent donner raison aux théoriciens de la « stagnation séculaire », leur raisonnement pose problème. Car l’économie capitaliste est cyclique et les cycles sont déterminés par une variable fondamentale, le taux de profit, dont il s’agit de comprendre l’évolution et qui est le grand absent de leurs analyses. C’est la force de l’économie marxiste que de dépasser ces querelles superficielles entre économistes standard pour comprendre en profondeur le fonctionnement du mode de production capitaliste.
Pas de miracle technologique pour faire remonter le taux de profit…
… Et pour relancer ainsi l’accumulation. Car la technique n’est pas une variable indépendante qui s’impose de l’extérieur au système capitaliste, en déterminant la croissance de l’économie. Ce sont les lois de l’économie capitaliste qui sont le facteur déterminant. En l’occurrence, le taux de profit est la variable fondamentale, qui détermine le niveau de l’investissement et donc les gains de productivité. Quand le taux de profit est bas, il n’y a pas de miracle : l’investissement est faible et les gains de productivité ne sont pas au rendez-vous. Les dépenses high-tech en équipements et logiciels représentaient aux Etats-Unis 4,7 % du PIB en 2000, pour seulement 3,5 % en 2013. On observe la même baisse en Europe. La faiblesse des gains de productivité ne doit pas être recherchée ailleurs. Si les dépenses high-tech ne sont pas plus importantes, c’est parce que le taux de profit est faible et que le coût de ces technologies est trop élevé relativement au profit.
Sous le capitalisme, les innovations qui augmentent la productivité du travail sont mises en œuvre à la condition que le taux de profit le permette. Elles peuvent être bénéfiques en soi, au sens où elles permettent de réduire le temps de travail et d’augmenter le niveau de vie. Il n’en demeure pas moins que le seul critère de leur mise en œuvre est la rentabilité du capital. Si le capital est suffisamment dévalorisé (sous l’effet de la crise), le taux de profit se redresse et une nouvelle vague d’innovations peut être mise en œuvre pour augmenter la productivité. C’est l’explication fondamentale qui est ignorée par les économistes de la bourgeoisie, qui se concentrent sur l’efficacité productive des innovations (les gains de productivité pour un investissement donné). Ils restent à la surface des choses et ne comprennent pas que le progrès technique n’a pas une dynamique propre, mais est déterminé par la dynamique du taux de profit.
Comment expliquer le marasme économique ?
Ce qui l’explique fondamentalement, c’est la persistance de la suraccumulation de capital depuis plusieurs décennies.
Au-delà des cycles de court et moyen terme, on constate une baisse sur une longue période du taux de croissance de la production, qui est la conséquence d’une baisse « séculaire » du taux de profit. Une rupture s’est en effet produite après la grande dépression des années 1930. Les Etats ont tiré les leçons de l’effondrement des économies et ont décidé de mettre en place des politiques économiques pour éviter les faillites en cascade de grosses entreprises, en premier lieu les banques. Ils ont ainsi limité l’ampleur des crises en aidant les entreprises, mais ont par là même limité la dévalorisation du capital que permettent les faillites. En limitant la purge de capital, ils ont empêché un véritable redémarrage des économies après les épisodes de crise.
Que s’est-il passé après la dépression des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale ? L’énorme purge de capital excédentaire a permis un très fort redémarrage des économies. Cette dynamique de l’accumulation a conduit (à partir d’un niveau très élevé) à une baisse du taux de profit jusqu’aux années 1970, en raison de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit (substitution de moyens de production à de la force de travail vivant qui est seule à l’origine de la plus-value). La baisse du taux de profit a conduit à une forte suraccumulation de capital, c’est-à-dire à un excès de capital par rapport à la masse de plus-value extraite dans l’économie. L’intervention des Etats pour sauver les grands groupes capitalistes (ce qui équivaut à un transfert des travailleurs vers les capitalistes) n’a pas mis fin à une situation de suraccumulation de capital qui persiste depuis les années 1970. C’est l’explication fondamentale de la faiblesse de la croissance, par-delà les cycles de court terme.
L’économie collaborative
Elle ne fait que renforcer les tendances existantes du capitalisme.
L’économie collaborative ou économie du partage n’introduit pas une rupture dans la dynamique du capitalisme. En transformant des « valeurs d’usage » à usage personnel en marchandises, elle élargit les possibilités de développement du capitalisme à des domaines qui lui échappaient. Cette extension du domaine de la marchandise est une constante du capitalisme qui, depuis ses origines, crée de nouveaux besoins, de nouveaux marchés et de nouvelles technologies.
Le caractère ignoble du capitalisme s’exacerbe. Les valeurs de partage et d’entraide sont mises en avant pour cacher une exploitation terrible des nouveaux travailleurs sans statut de cette nouvelle économie, qu’ils soient particuliers, « indépendants » ou salariés ubérisés. Au nom du « partage », les travailleurs sont atomisés et isolés les uns des autres, leur seul lien étant celui qui les relie à une plateforme. Si l’économie collaborative a un effet positif sur la croissance, c’est davantage, pour reprendre la distinction de Marx, par le mécanisme de la plus-value absolue (en baissant le salaire réel et en augmentant le temps de travail) que par celui de la plus-value relative (en augmentant la productivité du travail).
Pour conclure, il n’y a pas de solution technologique qui permettrait de faire repartir la croissance sans une purge du capital excédentaire qui aurait des conséquences terribles pour les travailleurs. L’alternative devant nous est bien celle entre la barbarie capitaliste et le socialisme.
Gaston Lefranc
- 1. Les gains de productivité globale des facteurs sont la part de la croissance (en volume) qui ne peut pas être expliquée par l’augmentation du volume de moyens de production (« capital » selon le vocabulaire néoclassique) et du volume de travail. C’est donc une mesure de l’efficacité du travail et des moyens de production employés.