Il y a 40 ans, les travailleurs et travailleuses de Lip venaient d’être expulsés par la police. Le gouvernement et le patronat ne pouvaient plus supporter plus longtemps la prise de possession par ces salariés de leur usine. Pour lutter contre les licenciements, ils avaient décidé d’être en grève, d’occuper l’usine, mais en plus de fabriquer, vendre des montres et se payer.
Plus qu’une grève classique, ils montraient en pratique qu’ils pouvaient faire tourner l’entreprise sans patron, ils avaient osé bafouer l’autorité patronale, la justice faite pour la classe dominante. Et pourtant, comme l’écrit un texte collectif de salariés de Lip datant de 1975 : « Les acteurs de cette lutte étaient des travailleurs ‘‘moyens’’, c’est-à-dire un peu syndicalisés, pas du tout politisés (pour la grande masse), de toute façon très marqués par les idées dominantes de la société bourgeoise dans presque tous les domaines.
« On comprend mieux alors combien, à chaque heurt, à chaque frottement avec les rouages de cette société, des pans entiers de leur façon de voir vacillaient. Toutes les idées intériorisées étaient bouleversées. Tout arrivait très vite et de tous les côtés: interrogation sur l’information diffusée par les organes d’information, presse-télé-radio; à quoi sert un député ? Est-ce possible qu’un préfet nous raconte des histoires, tienne des propos aussi peu consistants ? Et surtout, très vite, découverte qu’il n’y a rien dans l’arsenal des lois, rien du côté de l’Administration publique, aucun arbitrage sérieux. On est seul, face à tout ; on ne peut compter que sur soi, sur la force collective. Il faut participer. A partir de là, l’autoformation s’accélère. Alors l’école de formation qu’est la lutte ouvrière marque profondément chacun de nous, éclate de tous côtés. »
Les « hors-la-loi de Palente »
Lorsque le 10 juin 1973 les Lip décident d’occuper totalement l’usine du quartier de Palente à Besançon, il y a plusieurs semaines que l’entreprise familiale passée sous le contrôle du groupe Ebauches SA a déposé le bilan.
Avant l’occupation, les Lip ont commencé par créer le Comité d’action, structure non élue qui regroupe les travailleurs combatifs, des syndiqués CGT et CFDT et des non-syndiqués. La CFDT appuie, la CGT est contrainte d’en admettre l’existence et de le reconnaître. Le CA va ensuite s’élargir sur la base d’une représentation des différents ateliers. C’est lui qui fait les propositions en AG, et joue un rôle majeur tout au long de la phase aiguë du conflit, en atteignant jusqu’à 130 personnes.
Les Lip décident d’abord de baisser des cadences, entre 10 et 40 % selon les jours. Ils passent autant de temps à lutter qu’à travailler. Chaque problème, chaque question est débattue sur le champ : les délégués ou des militants du CA passent avec la sono dans les ateliers. Immédiatement, les ouvriers et ouvrières stoppent le travail et engagent le débat.
Ils manifestent en Suisse, à Besançon et à Paris. Au bout de deux jours d’occupation, lors d’une réunion de CE, ils découvrent dans la serviette d’un des administrateurs des notes sur les licenciements : « intérêt uniquement horlogerie » « larguer armement industrie mécanique », « allègement du personnel horlogerie », « 480 à dégager » et l’estimation du coût des « mouvements sociaux ». Les administrateurs sont séquestrés pour avoir des renseignements plus précis sur le sort de l’entreprise. Leur libération par la police fait encore monter la pression, provoque de violentes bagarres devant l’usine et une réaction sans précédent : dans la nuit, le stock de 25 000 montres, environ 500 000 millions d’anciens francs, est mis à l’abri par les grévistes dans des caches disséminées dans la région1.
Ils vont plus loin le 18 juin : une assemblée générale historique décide la remise en route de la chaîne de montage horlogère (48 travailleurs) pour assurer « un salaire de survie ». La banderole à l’entrée de l’usine occupée affiche « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Pour organiser la lutte, la production, les ventes, la popularisation, la sécurité, des commissions sont mises en pace, qui rendent compte devant l’assemblée générale quotidienne.
Le soutien aux Lip est énorme. 400 CE prennent contact en une semaine pour acheter des montres. La vente est un succès : en six semaines, le chiffre d’affaires réalisé correspond à 50 % du total d’une année ordinaire. La première paie sauvage est versée aux 900 grévistes le 3 août 1973. D’autres usines en lutte se mettent également à vendre leur production en référence à Lip, comme les ouvrières d’une confection à Cerisay. Enfin l’usine de Palente est ouverte à tous, y compris aux journalistes. Certains visiteurs participent aux assemblées générales, restent une ou plusieurs semaines.
Le gouvernement et les patrons ne peuvent supporter. Deux moyens vont être mis en œuvre pour que cesse cette grève bien trop populaire. Ils tentent une diversion avec une négociation bidon qui essaie de diviser le front syndical puis, le 15 août, envoient les gardes mobiles investir l’usine et chasser les ouvriers2. Plusieurs entreprises voisines (comme Rhodiaceta, la « Rhodia », dont la grève de 1967 est considérée comme annonciatrice de mai 1968) se mettent en grève par solidarité et viennent crier leur colère jusque devant les flics. Les affrontements durent trois jours3. Les Lip sont accueillis dans des locaux prêtés et continuent la production dans des ateliers clandestins puis se déplacent régulièrement : l’usine est là où sont les travailleurs ! Le 29 septembre, une marche nationale de solidarité à Besançon regroupe 100 000 personnes4, venues de toute la France et de l’étranger.
Après avoir refusé un premier protocole qui prévoyait 180 licenciements, les Lip acceptent fin janvier 1974 le second qui prévoit la réembauche progressive des 850 salariés. Après avoir distribué la septième paie sauvage, ils restituent le trésor de guerre.
Le 11 mars 1974, après 329 jours de lutte, les 135 premiers réembauchés reprennent le travail en chantant l’Internationale. Les autres suivent des stages de formation. Il faudra attendre le 31 mars 1975 pour que tous reprennent effectivement le travail. Cette phase de la lutte pour la réintégration de tous est plus souterraine et ne connaît ni la médiatisation ni l’enthousiasme de la première lutte.
Unité et démocratie ouvrière
Le contexte politique et social est celui du « cycle d’insubordination ouvrière »5 ouvert par 1968 et qui s’achève par la défaite des sidérurgistes en 1979. Cette séquence est notamment caractérisée par un grand nombre de luttes ouvrières dynamiques, radicales, longues, le refus de « l’ordre usinier », les débats sur le pouvoir ouvrier.
Mais c’est aussi l’histoire spécifique de cette usine qui a permis que se construise une unité profonde d’un millier de salariés dans une lutte audacieuse, tranquillement illégale et ouverte sur l’ensemble de la société. Les deux sections syndicales, CFTC puis CFDT en 1964, et CGT ont toujours entretenu de bonnes relations, et recherché l’unité. Du côté de la CFDT, la section syndicale était atypique, avec un fonctionnement très collectif et une forte autonomie vis-à-vis de la confédération.
La grève de 1968 a été une première expérience de démocratie ouvrière en profondeur. S’installe alors une pratique systématique des assemblées générales. On présente les propositions en AG, on suspend l’AG, les gens discutent librement, puis on prend des décisions très réfléchies et très majoritaires, on élit un comité de grève.
L’obtention d’une heure d’information syndicale trimestrielle permet l’organisation de « rencontres super préparées, avec débats, pour donner l’envie de réfléchir ensemble »6. Le droit à l’affichage se traduit par un gigantesque panneau syndical de trois mètres de long et deux de haut, éclairé, qui permettait une information libre, rapide et claire pour les salariés qui passent en bus de ramassage.
« Et là nous mettons au point rapidement ce qu’on appellera l’école de la lutte. C’est simple: un atelier en grève sur le tas, deux délégués s’y rendent. Tout le monde s’assoit en cercle, souvent par terre, et le débat commence. Les salariés expliquent ce qu’ils veulent, ensemble on traduit tout cela en revendications écrites et on les discute une à une (…) les deux délégués accompagnent une représentation de l’atelier à la négociation. A la sortie, les délégués montrent la nécessité de se concerter, d’éviter les interprétations, les paroles reflétant une vue personnelle, de découragement, etc. Un compte-rendu doit être vrai mais tonique. Au retour, l’ensemble de l’atelier juge les résultats, réfléchit, pèse le pour et le contre, se prononce sur leur mouvement. On continue ? Ou on arrête ? Comment ? Pourquoi ? Décision du groupe.»7
Ce texte collectif explique comment ces pratiques démocratiques permettent de briser les habitudes, la crainte, le respect hiérarchique. Tolérer, faciliter la prise de parole à partir de comptes rendus collectifs par exemple, et comprendre que si les AG sont nécessaires pour être nombreux, « elles ne peuvent suffire à la démocratie. Il y a lieu de multiplier les organes plus petits où l’on s’exprime davantage, plus naturellement, et où ces réflexions sont saisies et remontent à la coordination de la lutte.» C’est ainsi que se construisent des consensus très majoritaires, un collectif démocratique qui permettent à l’action de révéler « la capacité et l’imagination des travailleurs. L’utilisation par les travailleurs de leurs outils de travail (ceux du patron en droit) marque déjà le franchissement des barrières : un apprentissage du contrôle ouvrier. » Alors on utilise la machine à tirer les plans, puis la reproduction de tracts, puis la menuiserie pour les pancartes, puis toute l’usine !
Cette lutte radicale et imaginative a pris de court bureaucrates syndicaux comme apparatchiks des partis de gauche. Pour la CGT, c’est une lutte locale. La confédération CFDT, si elle soutient officiellement sa section syndicale, au moment où elle n’est pas avare de grandes déclarations sur l’autogestion, ne veut pas que le conflit déteigne au-delà de Besançon. Lors du congrès CFDT du 30 mai au 3 juin 1973, le secrétaire général Edmond Maire s’inquiète de la montée du « basisme » et du « gauchisme » dans le syndicat.
La lutte des Lip, qui reprendra en 1976, marquera de manière indélébile celles et ceux qui combattent pour l’émancipation sociale et pour lesquels « vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui » n’est pas qu’un slogan.
Patrick Le Moal
Notes
1 Aujourd’hui encore, les Lip conservent secret le lieu où ils dissimulèrent leur trésor de guerre, car, expliquent-ils, « ça peut resservir ».
2 Les CRS occuperont l’usine jusqu’en février 1974.
3 34 condamnations seront prononcées contre les manifestants (33 ouvriers des usines bisontines et un étudiant).
4 Dont un tiers de militants d’extrême gauche .
5 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, Presses universitaires de Rennes, 2007.
6 Texte collectif de grévistes de Lip, écrit en 1975.
7 Ibid.