Combat politique contre le jacobinisme bourgeois, mais en même temps revendication de sa passion et sa conséquence révolutionnaires, notamment face à la classe capitaliste advenue – et devenue totalement réactionnaire : telle est la position que les révolutionnaires marxistes ont adoptée dans l’Histoire face à la tradition robespierriste. Comme l’illustre ce passage extrait de « Bilan et perspectives »1, un texte majeur de Léon Trotsky écrit en 1905, après le déclenchement de la première Révolution russe.
La grande Révolution française fut vraiment une révolution nationale. Et, qui plus est, la lutte mondiale de la bourgeoisie pour la domination, pour le pouvoir, et pour une victoire totale trouva dans ce cadre national son expression classique.
Le terme de « jacobinisme » est actuellement une expression péjorative dans la bouche de tous les sages libéraux. La haine de la bourgeoisie contre la révolution, sa haine des masses, sa haine de la force et de la grandeur de l’histoire qui se fait dans la rue se concentre dans ce cri de peur et d’indignation : « C’est du jacobinisme ! »
Nous, l’armée mondiale du communisme, avons depuis longtemps réglé nos comptes historiques avec le jacobinisme. Tout le mouvement prolétarien international actuel a été formé et s’est renforcé dans la lutte contre les traditions du jacobinisme. Nous l’avons soumis à une critique théorique, nous avons dénoncé ses limites historiques, son caractère socialement contradictoire et utopique, sa phraséologie, nous avons rompu avec ses traditions qui, des décennies durant, ont été regardées comme l’héritage sacré de la Révolution.
Mais nous défendons le jacobinisme contre les attaques, les calomnies, les injures stupides du libéralisme anémique. La bourgeoisie a honteusement trahi toutes les traditions de sa jeunesse historique, et ses mercenaires actuels déshonorent les tombeaux de ses ancêtres et narguent les cendres de leurs idéaux. Le prolétariat a pris sous sa protection l’honneur du passé révolutionnaire de la bourgeoisie. Le prolétariat, si radicalement qu’il puisse avoir rompu dans sa pratique avec les traditions révolutionnaires de la bourgeoisie, les préserve néanmoins comme un héritage sacré de grandes passions, d’héroïsme et d’initiative, et son cœur bat à l’unisson des paroles et des actes de la Convention jacobine.
Qu’est-ce donc qui a fait l’attrait du libéralisme, sinon les traditions de la grande Révolution française ? Quand donc la démocratie bourgeoise a-t-elle atteint un tel sommet et allumé une telle flamme dans le cœur du peuple, sinon durant la période de la démocratie jacobine, sans-culotte, terroriste, robespierriste de 1793 ?
Qu’est-ce donc, sinon le jacobinisme, qui a rendu et rend encore possible aux diverses nuances du radicalisme bourgeois français de tenir sous son charme l’écrasante majorité du peuple et même du prolétariat, à une époque où, en Allemagne et en Autriche, le radicalisme bourgeois a terminé sa brève histoire dans la mesquinerie et la honte ?
Qu’est-ce donc, sinon le charme du jacobinisme, avec son idéologie politique abstraite, son culte de la république sacrée, ses déclarations triomphantes, qui, encore aujourd’hui, nourrit les radicaux et radicaux-socialistes français comme Clemenceau, Millerand, Briand et Bourgeois, et tous ces politiciens qui savent, aussi bien que les pesants junkers de Guillaume II, empereur par la grâce de Dieu, défendre les fondements de la société bourgeoise ? Ils sont désespérément enviés par les démocrates bourgeois des autres pays et ne se privent pourtant pas de déverser des tombereaux de calomnies sur la source de leurs avantages politiques : l’héroïque jacobinisme.
Même après tant d’espoirs déçus, le jacobinisme demeure, en tant que tradition, dans la mémoire du peuple. Le prolétariat a longtemps exprimé son avenir dans le langage du passé. En 1840, près d’un demi-siècle après le gouvernement de la Montagne, huit ans avant les journées de juin 1848, Heine visita plusieurs ateliers du faubourg Saint Marceau, et regarda ce que lisaient les ouvriers, « la section la plus saine des classes inférieures ». « J’ai trouvé là, écrivit-il à un journal allemand, dans des éditions à deux sous, plusieurs nouveaux discours de Robespierre ainsi que des brochures de Marat ; l’Histoire de la Révolution de Cabet2, les virulents brocards de Cormenin3, et le livre de Buonarroti, Babeuf et la Conspiration des Égaux, toutes productions dégageant une odeur de sang... L’un des fruits de cette semence, prophétise le poète, c’est que, tôt ou tard, une république risque d’apparaître en France. »
Notes :
2. Etienne Cabet, « Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830 ».
3. Sous le nom de plume de Timon, le vicomte de Cormenin était devenu sous la monarchie de Juillet (Louis-Philippe) un pamphlétaire particulièrement redouté des autorités.