1. Un processus révolutionnaire
Il y a 40 ans, des dizaines de milliers de militants étaient emprisonnés, torturés, assassinés. La terreur s’abattait sur le Chili. On ne peut comprendre la brutalité de la répression sans prendre en compte la profondeur du processus révolutionnaire chilien. La répression a été d’autant plus sauvage que pour les militaires et les classes dominantes, il fallait éradiquer les racines d’une révolution.
Car le Chili des années 1970-73 a bien vécu une situation révolutionnaire, marquée, par une irruption exceptionnelle du mouvement de masse sur la scène sociale et politique. C’est peut-être l’expérience révolutionnaire de ces années la plus avancée en termes de combativité, de conscience et d’organisation, dans un pays qui mêlait à l’époque les traits de la dépendance vis-à-vis de l’impérialisme et ceux d’un mouvement ouvrier « classique », avec des partis et syndicats de masse. En fait, résultant d’une alliance exceptionnelle de toutes les classes populaires contre l’oligarchie terrienne et financière subordonnée aux intérêts de l’impérialisme américain, l’expérience chilienne a surtout été marquée par une mobilisation de la classe ouvrière qui a « magnétisé » tout le champ social.
En effet, la victoire électorale de Salvador Allende et du gouvernement de l’Unité populaire, le 4 septembre 1970, a ouvert une nouvelle période historique. Résultant d’une montée des mouvements de masses dès les années 1966-67, cette victoire électorale des partis ouvriers a aiguisé à un niveau sans précédent des contradictions de classe qui se dénouées dramatiquement par le coup d’Etat de Pinochet.
2. Dynamique révolutionnaire et impasses réformistes
L’Unité Populaire sous la direction d’Allende était composée de plusieurs formations de gauche. Le PS chilien était un parti socialiste de type particulier : dirigé à l’époque par des tendances de gauche, il n’appartenait pas à la Deuxième Internationale et se réclamait d’une perspective de transformation révolutionnaire, à travers une politique de « front des travailleurs ». C’est le parti communiste – un des plus staliniens d’Amérique latine – qui incarnait au gouvernement la pointe avancée de la politique légaliste de l’Unité populaire vis-à-vis des institutions et des forces armées chiliennes. Se situant dans une perspective de révolution par étapes, le PC chilien ne travaillait pas dans une perspective socialiste. Au contraire, pour sa direction, il fallait contrôler, canaliser le mouvement de masse dans un cadre compatible avec les équilibres économiques et institutionnels bourgeois. L’Unité populaire comprenait enfin deux partis issus de la gauche chrétienne, le MAPU et la Gauche chrétienne.
Mais au-delà de la politique de la direction de ces partis, l’Unité populaire représentait une base sociale populaire majoritaire qui polarisa la société chilienne. Après des hésitations de secteurs de la Démocratie chrétienne, l’ensemble des forces bourgeoises se sont déchaînées contre le nouveau pouvoir, et surtout contre le processus de mobilisation et d’organisation des travailleurs.
En effet, considérant le gouvernement d’Unité populaire comme « leur gouvernement », les ouvriers et les paysans ont voulu progressivement prendre en charge la marche de l’économie et de la société. Les ouvriers ont exigé l’extension du champ des nationalisations, et leur contrôle. Les paysans se sont engagés dans un mouvement d’occupation des terres.
Ce processus d’auto-organisation s’est d’autant plus approfondi que la droite et le patronat multipliaient les sabotages – dans l’administration, les transports, l’approvisionnement des classes populaires. Des juntes d’approvisionnements (JAP), des coordinations de « commandos communaux » dans les poblaciones, de syndicats de la CUT au travers des « cordons industriels » se sont développées. Les affrontements de classe ont débouché sur un processus de dualité de pouvoir, entre d’un côté les travailleurs et leurs organisations, de l’autre la droite et le patronat.
Dans cette confrontation, la politique des directions de l’Unité populaire, surtout du Parti communiste fut de freiner ce mouvement, de s’y opposer dans certains cas, pour le canaliser dans un cadre « constitutionaliste », c’est-à-dire celui d’une légalité dictée par les classes dominantes et l’armée. C’est Allende qui intégra des représentants des forces armées au sein du gouvernement, dès début novembre 1972. C’est Luis Corvalan, secrétaire général du PC chilien, qui déclarait : « Il ne fait aucun doute que le cabinet au sein duquel sont représentées les trois branches des forces armées constitue une digue contre la sédition » !
Dés l’entrée des militaires, des secteurs du mouvement populaire se sont opposés au gouvernement. « C’est notre gouvernement mais c’est un gouvernement de merde », commençaient à dire les travailleurs. Tout un secteur du mouvement populaire, emmené par le MIR – principale organisation de la gauche révolutionnaire dont nous étions solidaires – mais aussi par des courants de gauche au sein du PS, de la gauche chrétienne, des syndicats et associations populaires, se sont opposés à cette orientation réformiste, en luttant pied à pied contre les concessions puis les capitulations des directions de l’Unité populaire face aux forces armées. Ils ont dénoncé les politiques d’alliances avec la bourgeoisie et les militaires. Ils participé et stimulé tous les processus d’auto-organisation, jouant un rôle clé dans le développement des « commandos communaux ». Guerre de guérilla ou voie pacifique au socialisme par les institutions parlementaires : le débat qui divisait la gauche latino-américaine était à coté des mouvements réels de la lutte de classes. Le Chili a refait marcher le mouvement révolutionnaire sur ses pieds. « Foyer guérillero » ou élections : dialectique faussée que l’émergence du double pouvoir a fait éclater.
L’assemblée populaire de Concepción, en juillet 1972, incarna une première expérience embryonnaire de dualité de pouvoir populaire : « Tous à l’assemblée du peuple pour dénoncer le caractère contre-révolutionnaire du parlement », tel était l’axe d’un appel au front unique que signèrent l’ensemble des organisations sociales et politiques de gauche, à l’exception du PC chilien. L’insurrection de la bourgeoisie en octobre 1972 – à partir de la grève des camionneurs – provoqua le développement du « pouvoir populaire », comme création de la classe ouvrière et de la paysannerie en mouvement. La réponse du gouvernement de l’UP consista à faire entrer les militaires au gouvernement. C’était un tournant majeur de la situation.
Il aurait fallu, à partir de ce moment, renforcer la bataille pour une alternative indépendante au gouvernement d’Unité populaire, faire en sorte qu’un des slogans du MIR « Luchar, crear poder popular » [Lutter, créer le pouvoir populaire] se généralise et se centralise, mais les illusions sur le gouvernement d’Unité populaire paralysèrent le mouvement de masse et même des secteurs importants de la gauche révolutionnaire. Le « gauchissement » de la politique de l’UP n’était pas à la hauteur des enjeux de la situation. Il fallait pousser, jusqu’au bout, la logique de la dualité de pouvoirs, étendre et centraliser les organismes de pouvoir populaire et préparer les conditions d’un affrontement avec l’armée. Peut-être le moment le plus favorable pour déployer cette politique s’était-il présenté après le « tancazo », premier coup d’Etat avorté des militaires en juin 1973 ? Les militaires avaient raté leur coup, ils étaient sur la défensive et le mouvement populaire reprenait alors l’offensive politique.
Forces et limites d’une organisation révolutionnaire : le MIR
Le MIR a défendu la nécessité d’une alternative politique au réformisme. Sa volonté et sa sincérité révolutionnaire ne font pas de doute. Des milliers de militants révolutionnaires dans le monde, dont ceux de la LCR des années 1970, se sont identifiés aux couleurs rouge et noir du MIR.
Moulée dans les conceptions stratégiques de la « guerre prolongée et irrégulière », la direction du MIR est intervenue dans le processus révolutionnaire plus pour accumuler des forces dans la perspective de la « guerre de demain ou d’après-demain » que pour aider à dénouer la crise révolutionnaire résultant de la dualité de pouvoir des années 1972-73.
Du coup, la politique du MIR manquait des délimitations nécessaires face au gouvernement de l’UP. Dans cette phase « parlementaire », le MIR concevait son rôle comme celui d’une force de pression sur le gouvernement. Alors que le mouvement des masses considérait que ce gouvernement, surtout après l’entrée des militaires, en octobre 72, était « de moins en moins leur gouvernement et de plus en plus un gouvernement de merde », le MIR estimait toujours qu’on pouvait « gauchir » la politique de l’UP. De ce fait, tout en jouant un rôle exemplaire dans les mobilisations contre la droite et les fascistes, le MIR ne s’orienta pas suffisamment sur la préparation de grèves générales en vue de paralyser le pays face aux putschistes.
De même, les militants du MIR eurent une place décisive dans l’émergence d’organismes de double pouvoir, mais les initiatives de centralisation de la dualité de pouvoir manquèrent dans l’affrontement qui se préparait. Ainsi, face à l’appareil de la CUT, contrôlé par le PC chilien, qui voulait cantonner les « cordons industriels » à un rôle de coordination syndicale, le MIR refusa le « parallélisme » des cordons, c’est à dire leur transformation en coordinations élues des assemblées de travailleurs.
Enfin, sur le plan militaire, si le MIR fut l’organisation qui prit le plus d’initiatives, de la protection de mobilisations à celle de Salvador Allende, l’activité militaire principale du MIR n’était pas orientée sur l’autodéfense du mouvement de masses, sur des initiatives préparant une insurrection populaire, ni sur un travail de droits démocratiques et de subversion dans l’institution militaire (le MIR ne commença un travail dans l’armée que dans les dernières semaines avant le coup d’Etat). Elle était tournée vers des activités militaires de parti – avec ses patrouilles, ses casernes, son armement, dans une conception d’accumulation de forces visant à préparer les prochaines étapes de la « guerre prolongée ».
Rien ne permet bien sûr, d’affirmer qu’une autre stratégie aurait évité la défaite Il y a trop de paramètres socio-historiques dans une situation révolutionnaire pour qu’une « ligne juste » suffise à répondre du résultat, mais ces questions ont été celle d’un débat vif à l’époque dont les enseignements ne doivent pas passer par pertes et profits.
François Sabado