Le Parti social-démocrate allemand (SPD, Sozialdemokratische Partei Deutschlands) est l’une des plus anciennes formations politiques de la social-démocratie en Europe et dans le monde. Bien que touché par une érosion militante et électorale, il demeure globalement la deuxième force du pays et conserve un lien étroit avec les syndicats.
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n 2013, le parti a fêté officiellement les 150 ans de son existence. Mais le SPD ne possède pas une continuité historique linéaire. Ainsi, le SPD du début du XXe siècle couvrait un spectre de positions politiques allant de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht jusqu’à une droite du parti, soutenant de plus en plus ouvertement la politique coloniale. Suite à la politique majoritaire de soutien aux crédits de guerre, à partir d’août 1914, et d’ « Union sacrée », l’unité du SPD éclata. Les sociaux-démocrates qui accédèrent au pouvoir après la défaite de 1918 et la chute de l’Empire réprimèrent dans le sang leurs anciens camarades restés révolutionnaires.
De la social-démocratie au social-libéralisme
Après douze années de dictature nazie, le SPD renaquit en 1945 et redevint vite – en Allemagne de l’Ouest – un parti de premier plan. Le KPD (parti communiste), lui, fut vite marginalisé en Allemagne de l’Ouest ; alors qu’à l’Est, il se retrouvait instrumentalisé (après la fusion avec le SPD pour former le « Parti socialiste unique d’Allemagne », SED) par le pouvoir soviétique.
En novembre 1959, lors du congrès de Bad Godesberg, le SPD renonça officiellement au marxisme, à la lutte des classes et à la transformation du système économique. Il prétendit alors constituer « un des grands partis populaires », à l’instar de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) qui formait le premier parti en Allemagne de l’Ouest, en étant « ouvert à toutes les couches de la société ». Dans le même temps, il se ralliait à l’OTAN.
Ce n’est que plus tard que le SPD, cantonné dans un rôle d’opposition à l’échelle fédérale (nationale) – tout en gouvernant plusieurs Länder (Etats-régions) – revint au gouvernement à l’échelon central. A partir de 1969 et jusqu’en 1982, il gouverna l’Allemagne fédérale dans le cadre d’une alliance avec le FDP, parti libéral et centriste. Puis il traversa une longue phase d’opposition, avant de gouverner à nouveau – dans une Allemagne désormais réunifiée (depuis 1990) –, de 1998 à 2005, cette fois-ci avec les Verts. Durant cette dernière période, avec le chancelier Schröder, le SPD impulsa des attaques importantes contre les droits sociaux (mesures Hartz) qui amenèrent, notamment, à la sortie du parti d’Oskar Lafontaine, ex-ministre de l’Economie qui joua un rôle essentiel dans la création de Die Linke (voir ci-dessous).
A deux reprises, de 2005 à 2009 puis depuis 2013 et pour la période actuellement en cours, le SPD participera ensuite à des gouvernements de « Grande Coalition ». Il s’y trouve en position structurellement minoritaire, face à une droite (CDU et CSU) très à l’aise dans un climat politique que cette dernière souhaite « consensuel, dépolarisé et pragmatique ».
Erosion militante et électorale
Le SPD a actuellement environ 460 000 adhérent-e-s. Il en comptait un peu plus d’un million lorsqu’il était à son zénith, à la fin du gouvernement de Willy Brandt qui a duré de 1969 à 1974. Le nombre était encore de 930 000 en 1995, puis est tombé rapidement, vers les 650 000 à la fin du gouvernement Schröder.
Au niveau électoral, le SPD reste aujourd’hui cantonné dans une « tour de 25 % », chiffre qui correspond grosso modo à son score aux élections législatives de septembre 2013 (à l’époque 25,7 %), très loin des 34,2 % encore obtenus lors du dernier scrutin de Gerhard Schröder en 2005. A présent, c’est uniquement dans un quart nord-ouest de l’Allemagne que le SPD peut encore réaliser des scores égaux ou supérieurs à 30 %. Et même là, le ciel n’est pas sans nuages. En Rhénanie du Nord-Westphalie (« NRW »), région la plus peuplée d’Allemagne dans laquelle sont situés les anciens centres industriels dont la Ruhr, le SPD est encore en position de force (39 % au scrutin régional de 2012). Mais il y joue un rôle particulier, et sa ligne risque d’entrer en conflit avec celle du gouvernement fédéral : alors que ce dernier accompagne la « transition énergétique » – souhaitée par la fraction moderniste du capital, qui mise dans ce domaine sur la « croissance verte » permettant de conquérir des nouveaux marchés –, le SPD en NRW reste attachée à la production de lignite. Cette dernière, extrêmement polluante et très contestée, est actuellement encore en pleine expansion. En même temps, dans les Etats-villes de Hambourg et de Brême, autres zones de force du SPD, les élections régionales (respectivement tenues en février puis en mai 2015), ont maintenu la social-démocratie au pouvoir régional, mais non sans laisser des plumes.
Partout ailleurs en Allemagne, le SPD ne dépasse plus, à l’heure actuelle, la barre des 20 %. Il est souvent cantonné à un rôle de troisième force (ou de deuxième force dépassant à peine la troisième), que ce soit dans le Sud plutôt riche – au profit de la droite des CDU et CSU ainsi que des Verts –, ou à l’Est ; dans ce dernier cas, au profit de la CDU et du parti « Die Linke », qui reste fort dans ses bastions régionaux de l’ex-Allemagne de l’Est, et qui gouverne pour la première fois un Etat-région depuis novembre 2014 : la Thuringe.
Selon de récents sondages, au cas où le/la chef du gouvernement serait élu(e) directement par la population – en Allemagne, le chancelier ou la chancelière est élu(e) par le parlement fédéral –, la titulaire du poste, Angela Merkel, obtiendrait 58 % des voix. Son numéro deux, le vice-chancelier et ministre de l’Economie, Sigmar Gabriel, qui cumule ces fonctions gouvernementales avec celle de chef du parti au SPD, ne réunirait que 11 % sur son nom selon un sondage publié en décembre 2014. D’une façon qui pourrait paraître paradoxale, le ministre de l’Economie en exercice récolte plutôt de bonnes opinions dans les milieux patronaux et dans les rangs de la droite, qui lui reconnaissent d’être « compétent et capable », davantage que dans son propre électorat.
Tentative de ravalement de l’image du parti
Pourtant, le programme électoral du SPD 2013 passait pour être situé relativement « à gauche ». Il comportait en effet deux propositions phares : la « retraite à 63 ans », ainsi que l’introduction d’un salaire minimum légal et interprofessionnel, jusque-là inexistant en Allemagne. Ces mesures préconisées par le SPD lui avaient permis de gommer partiellement l’image qui lui collait à la fin des années de Gerhard Schröder à la chancellerie (1998 à 2005), lorsque le nom du SPD était surtout associé à des réformes clairement antisociales, telles que les lois dites « Hartz » du nom du conseiller Peter Hartz. La plus contestée de ces lois, « Hartz IV », avait largement démantelé les droits sociaux des chômeurs qui, depuis le 1er janvier 2005, ne gardent qu’une année d’allocation, suite à quoi ils tombent dans une sorte d’équivalent du RSA français qui peut être combiné avec des revenus d’activité – ces derniers pouvant cependant être réduits à un euro de l’heure.
Dans le cadre de la « Grande coalition » avec la CDU, formée en décembre 2013 et qui gouverne actuellement le pays, le SPD n’arrive cependant aujourd’hui guère à marquer des points politiques. Alors que les dispositions du « contrat de coalition » de 2013 ont été davantage influencées par les propositions du SPD que par la droite d’Angela Merkel, la social-démocratie ne parvient pas à valoriser sa participation gouvernementale.
Concernant « la retraite à 63 ans », la mesure ne concerne en fait qu’un nombre réduit de salariés, étant entourée de conditions draconiennes en termes du durée de cotisation. Pour pouvoir prétendre à une retraite en ayant 63 ans, il faut que le ou la salariée justifie de 45 années pleines de cotisation. Ce qui, évidemment, est loin d’être le cas du plus grand nombre. Quant à l’introduction d’un équivalent du SMIC en Allemagne, les choses sont un peu plus complexes. Il est vrai que cette mesure constitue un certain changement structurel. Pendant longtemps, les organisations syndicales elles-mêmes avaient été réticentes vis-à-vis de l’idée de création d’un salaire minimum général, considérant que les salaires conventionnels – négociés par elles – allaient toujours pouvoir être supérieurs à un SMIC allemand. Or, l’ampleur des poches de pauvreté et de bas salaires dans certains secteur d’activité (sociétés de sécurité, abattoirs, coiffure, certains métiers des services…) ont amené, dans la décennie 2000, les fédérations syndicales à effectuer un tournant sur cette question.
Par ailleurs, une partie du patronat et de la droite était elle-même favorable à des mesures évitant un effondrement continu des salaires : ces secteurs souhaitaient soutenir la consommation intérieure afin de stabiliser la conjoncture économique. Pendant de longues années, à partir de 2000 environ, celle-ci avait été surtout tirée par les exportations, alors que la consommation intérieure était faible voire atone en ce qui concerne (au moins) les classes populaires. L’ensemble de ces facteurs a fait que c’est, finalement, sans grandes résistances que la mesure, proposée par le SPD, a été votée.
Or, le salaire minimum légal, qui a vu le jour au 1er janvier 2015, ne sera vraiment généralisé qu’à partir de 2017. Il permet des dérogations par convention tarifaire – ce qui signifie que les conventions collectives peuvent prévoir des salaires minima plus bas Son niveau horaire est de 8,50 heures, donc inférieur au SMIC français. Les dernières dérogations conventionnelles ne tomberont qu’au 31 décembre 2017, et même au-delà, des exceptions persisteront officiellement. Notamment en ce qui concerne les apprentis (pour lesquels une dérogation au SMIC existe aussi en droit français), mais aussi – ce qui n’est pas prévu en France – pour les chômeurs de longue durée qui retrouvent un travail. Ces derniers pourront être payés à un niveau inférieur au salaire minimum pendant les six premiers mois de leur nouvelle activité. Ceci, naturellement, sans parler du problème des travailleurs détachés.
Aujourd’hui, le SPD apparaît comme vidé de sa substance, ayant en apparence épuisé toutes ses idées. Depuis ce qu’il considère comme sa victoire politique, ayant fait inscrire ces deux propositions – entourées de conditions strictes – dans le « contrat de coalition » gouvernemental, il semble avoir perdu toute initiative.
Vis-à-vis des organisations syndicales affiliées à la confédération quasi unique, le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund), le SPD conserve cependant un certain pouvoir d’attraction. Dans les années 2000, au moment des lois Hartz, il avait commencé à perdre de l’influence. A l’époque, une partie de l’encadrement intermédiaire des fédérations syndicales – mais pas de l’appareil dirigeant supérieur – avait rejoint soit le PDS (« Parti du socialisme démocratique ») issu de l’ex-Allemagne de l’Est, soit l’« Alternative électorale pour l’emploi et la justice sociale », WASG, scission à gauche du Parti social-démocratie surtout ancrée en Allemagne de l’Ouest. Puis ces deux formations, le PDS et la WASG fondée en 2005, ont fusionné en 2007 pour former le parti « Die Linke » (La Gauche).
Un projet de loi contesté
Actuellement, le SPD tente de regagner les faveurs des appareils syndicaux, notamment avec le projet de loi – présenté le 5 mars 2015, le débat parlementaire étant actuellement en cours – dit sur « l’unicité de convention tarifaire » (Tarifeinheitsgesetz). Il s’agit de conférer de fait un monopole de négociation au syndicat le plus fort dans une entreprise donnée, qui aurait, à l’avenir, seul le pouvoir de négocier une convention collective avec l’employeur. Cela priverait de légalité, non seulement les conventions qui seraient négociées par des syndicats minoritaires et/ou catégoriels, mais aussi toute grève qui serait menée en dehors des fédérations syndicales principales : celles affiliées à l’appareil du DGB. En effet, une grève en Allemagne est qualifiée d’illégale à partir du moment où elle n’est pas appelé par un syndicat qui est en mesure de la conclure par un accord collectif.
Ce projet de loi est cependant très contesté dans le pays, et cela pour différentes raisons. Les courants syndicaux radicaux et les mouvements sociaux de base – qui ont manifesté le 18 avril à Wiesbaden contre le texte – ne sont pas les seuls à le combattre. Ces dernières années, un certain nombre de syndicats catégoriels (des conducteurs et conductrices de train, des médecins d’hôpitaux, des pilotes) qui sont à la fois plus combatifs dans leur secteur mais aussi plus ou moins corporatistes, avaient souvent dépassé et débordé les syndicats du DGB par leurs revendications. Le Syndicat de conducteurs de train GDL (Gewerkschaft der Lokführer) et des organisations de médecins, notamment, sont vent debout contre le projet. Une partie de la droite libérale, qui ne porte pas les syndicats du DGB dans son cœur et refuse une « atteinte portée à la liberté contractuelle », s’y oppose également. Par ailleurs, une partie du DGB lui-même n’est pas favorable à la loi, ayant intégré le fait que les syndicats affiliés à la confédération ne sont plus toujours les premiers en tous lieux…
Pour le SPD, cependant, il s’agit à la fois de renouer des liens forts avec l’appareil bureaucratique du DGB et de ses fédérations, et de « discipliner » le mouvement syndical (de concert avec la droite chrétienne-démocrate, qui favorise elle aussi le projet de loi et qui occupe par ailleurs certaines positions dirigeantes dans les instances du DGB).
Une opposition interne très timorée
En attendant, ce sont désormais les clivages internes qui ont été rouverts au sein du SPD. En dehors de la question des rapports avec Die Linke, une polarisation se fait jour surtout à propos des projets de Traité de libre-échange avec les Etats-Unis (TTIP en anglais, abréviation utilisée en Allemagne, ou TAFTA en français) et avec le Canada (CETA). C’est surtout le projet de créer des instances d’arbitrages extra-judiciaires et privées, auxquelles pourraient s’adresser les entreprises pour faire condamner toutes sortes d’« entraves à la libre concurrence », qui a mis le feu aux poudres. Sigmar Gabriel, le ministre de l’économie favorable au projet – au nom de la prétention que « toute l’Europe autour de nous en veut » –, avait initialement sous-estimé les opposants, les présentant en 2013 comme une poignée d’irresponsables. La question fait, depuis, vraiment débat à l’intérieur du SPD comme dans les syndicats du DGB.
Plusieurs fractions d’opposition interne existent. C’est la « Gauche démocratique 21 », DL21 (pour Demokratische Linke 21), qui passe pour la plus critique. Elle est conduite par Hilde Matheis, une députée de la région d’Ulm, dans l’extrême sud de l’Allemagne, responsable de la commission immigration et actuellement porte-parole du SPD pour la politique de santé. Mais les rapports de DL21 avec la « Gauche parlementaire » (Parlamentarische Linke) ancrée parmi les députés sont plutôt exécrables, cette dernière considérant qu’elle n’est pas assez encline au « compromis ».
Résultat des bisbilles au sein de ce qui est appelé la gauche du SPD, une nouvelle plateforme d’opposition a été créée en novembre 2014 lors d’une rencontre tenue à Magdebourg. La députée Hilde Matheis, pour être trop critique, ne fut même pas invitée, même si elle a fini par imposer sa présence. Cependant, la nouvelle direction de la gauche officielle du parti – désormais appelée « Plateforme de Magdebourg », a bétonné la ligne. Au nom des dirigeants de ce cercle, Ralf Stegner (qui est aussi adjoint au chef du SPD) a ainsi déclaré : « La gauche du parti ne souhaite pas un nouveau cap, une nouvelle ligne du parti. Elle souhaite seulement que le bon programme que nous avons soit réellement mis en œuvre. C’est pour cela que nous soutenons nos camarades au gouvernement fédéral, que nous soutenons le président du parti, que nous soutenons tous ceux qui font du bon travail. »1
Bertold du Ryon