Par Patrick Bond, publié par Internationalviewpoint.orgLa décolonisation, les races et les classes politiques ont fusionnées dans une bataille épique.
Une victoire historique sur le néolibéralisme sud-africain a été gagnée le 23 octobre, après l’explosion de trois semaines de mobilisation militante, la plus intense ici depuis l’abolition de l’apartheid en 1994. Les étudiants de l’université étaient furieux, et leurs cris « Les frais d’inscriptions doivent baisser » ont retenti depuis les campus sur les sites du pouvoir politique et à travers la société. Mais alors qu’il y aura une réduction effective de 6% des frais de scolarité en 2016, la prochaine étape de la lutte se profile, avec à l’ordre du jour des revendications portant sur la gratuité de l’enseignement supérieur et les droits des travailleurs de l’université.
La première victoire du mouvement #FeesMustFall (« les frais d’inscriptions doivent baisser ») arrive à une période où le parti dirigeant ANC (African National Congress) est confronté à une pression économique et à une agitation sociale sans précédent. La croissance du PIB ne sera que d’1,5% cette année et probablement l’année prochaine, la rendant ainsi plus basse que la croissance démographique. C’est la croissance la plus inégale de tous les grands pays, et le taux officiel de pauvreté (à 2$ par jour) a récemment augmenté de 53%.
Le mois dernier, le Forum économique mondial a jugé que la classe des travailleurs sud-africains était la plus militante de la planète – cette position au sein des 140 pays est tenue depuis 2012, quand 34 mineurs ont été massacrés à Marikana – et la police a rapporté récemment que l’année dernière environ 2300 manifestations ont dégénérées en « violences » (selon les terminologies de la police). L’élite du monde des affaires déréglementées apprécie les troisièmes plus gros profits mondiaux, et reste pourtant déterminée à piller l’économie à une vitesse aussi rapide que possible.Toutes ces mesures ont amplifié depuis que l’ANC a pris le pouvoir en 1994.
Le summum du désespoir ce mois-ci a été l’annonce d’une augmentation à deux chiffres des frais d’inscription universitaires. Les étudiants ont manifesté contre les dirigeants locaux de plus d’une douzaine de campus, mais pas seulement. Leurs organisations se sont unies à travers le spectre idéologique, des socialistes aux nationalistes, et même jusqu’à la branche des étudiants de centre-droit du principal parti d’opposition, et ont construit des objectifs nationaux.
Ils ont commencé par prendre d’assaut les abords du Parlement à Cape Town le 21 octobre, et ont ensuite marché vers les sièges de l’ANC à Johannesburg et à Durban les 22 et 23 octobre, et ont finalement manifesté – fort de plus de 10000 participants – devant le bureau du Président Jacob Zuma à Pretoria le 23 octobre.
C’est là que des barrières de restriction ont été détruites par certains manifestants, que des pneus et des latrines ont été brûlés, et que la police a une fois de plus répondu avec des grenades assourdissantes, des balles en caoutchouc et des canons à eaux. Refusant de sortir pour s’adresser à la foule, Zuma a tenu à la place une conférence de presse au cours de laquelle il a cédé à la principale revendication des étudiants : pas d’augmentation des frais d’inscriptions pour l’année prochaine (en dépit d’une inflation générale des prix attendue à 6%).
La trajectoire des races à la classe
L’insurrection actuelle a commencé à la fin du mois dernier par des actes de fureur sporadiques. À l’université de KwaZulu-Natal à Durban, de petits groupes d’étudiants ont mis le feu à un bâtiment de l’administration et aux voitures proches, et des étudiants ont par la suite été surpris en train d’apporter des excréments humains sur le campus, certainement dans le but de les lancer, une tactique utilisée avec succès six mois plus tôt pour réclamer le démantèlement d’une statue détestée dans l’université de Cape Town (UCT).
Il s’agissait du mouvement #RhodesMustFall (« Rhodes doit tomber »1). Après quelques semaines de « protestation du caca » pendant laquelle des excréments étaient lancés sur l’effigie bien en vue du patron des mines coloniales du XIXe siècle Cecil Rhodes, des milliers de personnes ont applaudi quand la statue a été retirée du panorama du campus. Mais leurs autres revendications pour la transformation et la « décolonisation » de l’université : l’égalité raciale, une culture universitaire différente, des réformes des programmes afin de promouvoir l’Africanisation, un droit du travail pour les travailleurs mal payés, plus de professeurs africains indigènes (il n’y en n’a que cinq sur plus de 250 professeurs à Cape Town) – n’ont pas été entendues.
Après un répit, à l’UCT et à la Johannesburg’s University of the Witwatersrand (« Wits »), les deux traditionnels sites de reproduction de la classe dirigeante du pays, les protestations étudiantes ont repris ce mois-ci. Sur les 19 institutions de l’enseignement supérieur dans lesquelle la protestaiton a éclaté ce mois-ci, ces deux-là étaient les mieux organisées, les plus nourries, et les plus « non-violentes », utilisant principalement la tactique du blocage des entrées, et s’élargissant ensuite sur les grandes artères alentours. Les leaders étudiants disciplinés ont insisté sur la désobéissance civile non-violente, avec les étudiants blancs se mettant souvent en première ligne pour faire tampon, étant donné leurs privilèges de couleur. Les brutalités policières empirant et les affrontements occasionnels avec des conducteurs aux revenus plus élevés qui ont essayé de forcer les blocages avec leur véhicule n’ont pas dissuadé les activistes.
Le 21 octobre, à l’intérieur du Parlement à Cape Town, un soutien à leur cause est apparu de la part de l’opposant Economic Freedom Fighters’ (EFF) : avant que le Ministre des Finances Nhlanhla Nene ne fasse son discours de présentation du budget à moyen terme, les dirigeants de l’EFF ont ardemment essayé de le faire reporter, avant d’être expulsés par la force. À l’extérieur, des milliers d’étudiants courageux ont forcé les barrières et ont pratiquement réussi à pénétrer dans la salle principale où Nene faisait son discours.
Mais bien qu’il y ait encore plein de champs d’application pour l’expansivité fiscale, le discours de Nene était impitoyable : pas d’argent frais pour les universités (juste la condamnation du mouvement étudiant « non constructif »), et une augmentation purement symbolique des indemnités des retraités les plus pauvres et des personnes handicapées (qui actuellement reçoivent 105$ par mois). Nene a prétendu malhonnêtement que cette hausse, ainsi qu’une précédente minuscule augmentation offerte en février, allaient « dans le sens d’une inflation à long terme ». Étant donné que le taux d’inflation pour les personnes pauvres est plus haut que la normale à cause de la part plus importante de nourriture, logement et coûts de l’électricité qui augmentent rapidement dans leurs budgets, cela revient en réalité à imposer une coupe réelle de 2%.
Nene a trouvé des fonds pour un programme d’infrastructures sur trois ans de 63 milliards de $ dont les projets principaux promeuvent, tout d’abord, des exportations de charbons exceptionnellement destructives principalement par des entreprises multinationales, en second lieu l’expansion du complexe portuaire pétrochimique de Durban, et en troisième lieu des exportations de minerais de fer. Pourtant il y a une considérable surcapacité mondiale en charbon, transport maritime et acier, avec le deuxième producteur principale d’acier sud-africain évitant tout juste la faillite le mois dernier. Mais ces éléphants blancs continuent de se tailler la part du lion des financements publiques, semi-publiques et privés.
L‘influence des grandes entreprises sur l’équipe budgétaire de Nene est flagrante : par exemple, la plus grande compagnie minière au monde, BHP Billiton, paie toujours l’électricité 1/10e du tarif des consommateurs ordinaires. L’évasion fiscale des entreprises et les flux financiers illicites sont désormais célèbres. Nene a versé un acompte de 100 milliards de $ pour des réacteurs nucléaires, ainsi que la première phase de financement pour un autre investissement pro-entreprise, le BRICS New Development Bank, dont l’objectif de capitalisation est de 100 milliards de $ (répartis sur 5 pays).
Les agences de notation et le ministre « communiste »
Vu à travers les yeux des étudiants, des travailleurs, des pauvres, des femmes, et des écologistes, le budget de Nene appelle une lutte sociale intensifiée. Le 21 octobre, c’était cependant la première fois qu’un mouvement majeur spontané visait le ministre des finances à un moment aussi sensible. Pour Nene, le seul objectif semblait l’apaisement des agences de notation des banques.
Comme Reuters l’a rapporté, Nene a « minimisé les effets de la prise d’assaut du Parlement par les étudiants alors qu’il délivrait son budget de moyen terme sur la réputation de solvabilité de l’économie la plus avancée d’Afrique. « Ce qui compte pour les agences de notation est notre réponse en tant que gouvernement relevant ces défis », a-t-il dit à propos de la revendication des étudiants de ne pas augmenter les frais d’inscription.
La réponse du Gouvernement était une combinaison de brutalités policières largement condamnées et de séduction inefficace de la part du flanc gauche de l’alliance dirigeante, en particulier le SA Communist Party dont le leader Blade Nzimande est aussi Ministre de l’Enseignement Supérieur. Il a été hué par les manifestants à l’extérieur du Parlement quand il a tenté d’expliquer pourquoi leurs revendications n’étaient pas réalistes et qu’ils devaient faire face à une augmentation de 6%.
En 2013, le Comité Ministériel pour l’examen du financement des universités de Nzimande a trouvé que « le montant du financement par le gouvernement n’est pas suffisant pour faire face aux besoins du système universitaire publique… Le gouvernement devrait augmenter le financement de l’Enseignement Supérieur, pour être en accord avec les niveaux internationaux de dépenses. » Mais Nzimande a refusé de révéler une étude commandée en 2012 sur la manière de financer un enseignement supérieur gratuit.
Un stimulant pour l’activisme anti-austérité
Les étudiants ont tout bonnement refusé d’accepter l’augmentation des frais d’inscriptions de 6% de Nzimande. Donc la marche sur Pretoria deux jours plus tard – et la menace d’une prise d’assaut du bureau de Zuma – ont dû être les facteurs décisifs du revirement de l’État. Bien que le cout du report de l’augmentation des frais d’inscription soit estimé entre 150 et 300 millions de $, en faisant cette concession, Zuma a encouragé à beaucoup plus de protestations et de marches sur Pretoria dans le futur.
Pour ceux de la société qui ont regardé et encouragé les étudiants, c’était un moment critique, peut-être au final aussi important que l’avancée de la Treatment Action Campaign qui se battait pour les traitements gratuits contre le Sida il y a quinze ans. Car comme l’a signalé Nene, une période d’austérité plus dommageable se profile à l’horizon. Grâce au contrôle strict des dépenses par Nene, le déficit du budget sera relativement petit (3,3% du PIB), mais les commentateurs financiers sont très menaçants envers l’Afrique du Sud qui pourrait connaître le même sort que le Brésil avec sa récente dégradation à la catégorie « junk bond2 » par Fitch, Standard & Poors et Moodys, les cruelles agences de notation.
La lutte des classes fait rage. Les autres revendications étudiantes restent en suspens : l’enseignement supérieur gratuit pour les pauvres et les travailleurs comme but principal, et la fin de la précarisation des travailleurs et de la sous-traitance pour les travailleurs mal payés des universités. La plupart de ces travailleurs touchent à peine 100$ par mois, et avec un seuil de pauvreté de 60$ par personne par mois, élever une famille avec un salaire de misère est impossible.
La tâche de maintenir cette alliance visionnaire entre les étudiants et les travailleurs dans les semaines qui viennent et de conserver une présence nationale sera tout aussi difficile que l’organisation désormais en cours d’un « Front unitaire » multi-classe. Difficile oui, mais maintenant, sur cet exceptionnel terrain de la lutte des classes, plus rien ne semble impossible.
Traduction par Agatha