Entretien d’Ilya Budraitskis avec Gilbert Achcar1, 15 octobre 2015.
Ilya Budraitskis : Il y a plusieurs jours (30 septembre) que les opérations militaires russes en Syrie ont débuté ; les objectifs et la stratégie de cette opération restent peu clairs. L’explication donnée par les autorités russes n’est pas évidente. D’un côté, elles affirment que la raison principale de cette opération est de combattre l’État islamique (Daech) et, de l’autre, ainsi que Poutine l’a fait aux Nations unies [le 28 septembre], elle est présentée comme une contribution visant à légitimer le gouvernement d’Assad. D’après vous, quel est le véritable objectif de cette opération ?2
Gilbert Achcar : La raison officielle initiale donnée pour l’intervention a été façonnée pour que la Russie obtienne un feu vert occidental, en particulier américain. Dans la mesure où les pays occidentaux bombardent l’État islamique en Syrie, ils n’étaient certainement pas en mesure de formuler des objections à la Russie de faire de même. C’est avec ce prétexte que Poutine a vendu son intervention à Washington avant de la mettre en œuvre, et Washington a officiellement acheté. Au tout début, avant que la Russie planifie le commencement des bombardements, les déclarations de Washington saluaient la contribution de la Russie au combat contre l’État islamique. C’était, bien entendu, complètement illusoire – une supercherie. Mais je serais très surpris si, à Washington, ils s’imaginaient réellement que la Russie déployaient des forces en Syrie pour combattre l’État islamique.
Ils ne peuvent ignorer que le véritable objectif de l’intervention russe est de consolider le régime de Bachar el-Assad. Le fait est que Washigton partage le véritable objectif de l’intervention de Moscou: empêcher l’effondrement du régime Assad. Depuis la première phase du soulèvement en Syrie, l’administration des États-Unis, même lorsqu’elle commença à dire qu’Assad devrait se retirer, a toujours insisté sur le fait que le régime devrait rester en place. Contrairement ce qu’imaginent des critiques simplistes des États-Unis, l’administration Obama n’est en aucune mesure impliquée dans une affaire de « changement de régime » en Syrie – c’est plutôt le contraire qui est vrai. Elle souhaite uniquement un régime Assad sans Assad. C’est la « leçon » qu’elle a tirée de l’échec catastrophique des États-Unis en Irak : rétrospectivement, elle pense que les États-Unis auraient dû opter pour un scénario que l’on pourrait qualifier de « saddamisme sans Saddam », plutôt que de démanteler les appareils du régime iraken.
C’est la raison pour laquelle l’intervention de Poutine était vue plutôt favorablement par Washington. Il y a beaucoup d’hypocrisie dans la plainte actuelle de l’administration Obama sur le fait que la plus grande partie des frappes russes sont dirigées contre l’opposition syrienne n’appartenant pas à l’État islamique. Ils blâment la Russie pour ne pas frapper suffisamment l’État islamique : si la proportion des frappes russes contre l’État islamique avaient été plus importante, leur collusion leur aurait été plus confortable. Ils se seraient opposés dans une bien moindre mesure aux frappes consolidant le régime Assad. Et, pourtant, l’espoir de Washington est que Poutine empêchera non seulement un effondrement du régime et le consolidera, mais qu’il contribuera également à aboutir à une espèce de résolution politique du conflit. Pour l’heure, cela relève plus du prendre ses désirs pour une réalité que d’une concrétisation que de cette option.
L’objectif central de l’intervention militaire russe en Syrie était d’étayer le régime en un moment où ce dernier subissait de fortes pertes depuis l’été dernier. Assad lui-même a reconnu en juillet 2015 l’incapacité du régime de conserver des fractions de territoire qu’il contrôlait jusque-là. L’intervention de Moscou a pour objectif d’empêcher l’effondrement du régime et de lui permettre de reconquérir le territoire qu’il a perdu au cours de l’été passé. C’est là l’objectif fondamental et premier de l’intervention russe.
Il y a toutefois un second but, qui dépasse largement la Syrie et qui se traduit dans le fait que la Russie a envoyé en Syrie une certaine sélection de ses forces aériennes de combat et a procédé à des tirs de missiles depuis la mer Caspienne. Cela apparaît un peu comme le « moment du Golfe » de l’impérialisme russe. Ce que je veux dire par là, c’est que Poutine réalise, à plus petite échelle, ce que les États-Unis réalisèrent en 1991 lorsqu’ils firent étalage de leur armement avancé contre l’Irak au cours de la première guerre du Golfe. C’était une manière de dire au monde : « Voyez à quel point nous sommes puissants! Voyez quelle est l’efficacité de notre armement ! » Et c’était là un argument majeur pour la réaffirmation de l’hégémonie américaine en un moment historique crucial. La Guerre froide touchait à sa fin – 1991 se révéla, comme vous le savez bien, la dernière année d’existence de l’Union soviétique. L’impérialisme américain avait besoin de réaffirmer la fonction de son hégémonie au sein du système mondial.
Ce que Poutine fait actuellement avec cette démonstration de force revient à dire au monde: « Nous, Russes, possédons aussi un armement avancé, nous pouvons aussi être à la hauteur, et nous sommes en réalité plus fiables que les États-Unis. » L’intimidation machiste de Poutine contraste fortement avec l’attitude timide de l’administration Obama au Moyen-Orient au cours des dernières années. Poutine se gagne des amis dans la région. Il a développé des relations avec l’autocrate contre-révolutionnaire d’Égypte Sissi ainsi qu’avec le gouvernement irakien. L’Irak et l’Égypte sont deux États qui étaient considérés comme appartenant à la sphère d’influence des États-Unis, et pourtant les deux soutiennent l’intervention russe, les deux achètent des armes russes et développent des rapports militaires et stratégiques avec Moscou.
Cela est, bien entendu, une percée majeure pour l’impérialisme russe dans sa concurrence avec l’impérialisme des États-Unis. De ce point de vue, l’intervention en cours de la Russie devrait être vue comme faisant partie de la compétition inter-impérialiste. Il y a plus de 15 ans, je considérais que la guerre au Kosovo faisait partie d’une nouvelle Guerre froide. Cette caractérisation était critiquée à l’époque ; nous sommes désormais en plein dedans, c’est une chose manifeste.
Ilya Budraitskis : Nombreux sont ceux qui affirment que ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, avec l’intervention russe, relève d’un échec complet de la politique des États-Unis. D’autres pensent qu’il y a un dessein caché des États-Unis pour que ceux-ci impliquent la Russie dans le conflit. Et il semble, en outre, qu’il y ait une véritable division au sein des élites américaines autour de la question syrienne. Quelle est, selon vous, la position des États-Unis dans cette situation ?
Gilbert Achcar : Il y a assurément, aux États-Unis, un désaccord ouvert au sommet en ce qui concerne la Syrie. A propos de la fourniture d’aide à l’opposition dominante syrienne, ce n’est pas un secret qu’il y a eu une querelle entre Obama et Hillary Clinton, lorsque cette dernière était secrétaire d’État, et d’autres, au sein de l’armée et de la CIA, partageant ses vues. En 2012, lorsque ce débat commença, la force d’opposition principale, l’Armée syrienne libre, était encore en position dominante. C’est en fait la faiblesse de cette opposition syrienne – faiblesse qui tient à l’absence de soutien de la part de Washington et, en particulier, au veto des États-Unis à la fourniture de sa part de moyens de défenses anti-aériennes – qui a permis aux forces islamiques «djihadistes» de développer une opposition en parallèle qui est devenue ensuite plus importante dans l’affrontement armé contre le régime syrien. Ceux qui étaient partisans d’un soutien à l’opposition alors dominante, comme H. Clinton et celui qui était alors directeur de la CIA, David Petraeus, sont maintenant convaincus que les événements ont montré qu’ils avaient raison, que le développement catastrophique de la situation en Syrie est, dans une large mesure, un résultat de la mauvaise politique d’Obama.
En effet, Obama fait face à un bilan très négatif de sa politique vis-à-vis de la Syrie. Il s’agit d’un désastre complet, quel que soit l’angle sous lequel vous l’analysez, humanitaire ou stratégique. Les pays de l’Union européenne sont inquiets de la très grande vague de réfugiés, laquelle est la conséquence d’un désastre humanitaire massif. L’administration Obama tente de se consoler en affirmant que la Russie glisse dans un piège, que cela sera son deuxième Afghanistan. Ce n’est pas un hasard si, lors de ses récentes critiques de l’intervention russe, Obama a utilisé le terme de « bourbier » : un mot utilisé pour les États-Unis au Vietnam et pour l’Union soviétique en Afghanistan. On dit donc maintenant que la Russie s’empêtre dans un bourbier en Syrie. C’est encore là prendre ses désirs pour des réalités. Le but consiste à adoucir à amortir l’effet d’un échec majeur.
Ilya Budraitskis : Pour l’heure, il semble en fait que des alliés principaux des États-Unis, comme l’Allemagne et la France, n’expriment pas une position absolument négative quant à l’intervention russe. Pensez-vous que l’intervention russe ait provoqué une division entre les États-Unis et l’Europe et qu’elle pourrait offrir à la Russie une possibilité de traiter avec l’Union européenne séparément des Etats-Unis ?
Gilbert Achcar : Je ne le crois pas. Tout d’abord, il n’y a pas de différences majeures entre les positions française et américaine. Elles sont en réalité assez proches. La position allemande est légèrement différente parce qu’elle n’est pas directement engagée dans une action militaire contre l’État islamique. La France a critiqué la Russie pour cibler l’opposition n’appartenant pas à l’État islamique. Et la position française est très stricte au sujet d’Assad. A l’instar de Washington, et même plus catégoriquement, Paris affirme qu’il doit s’en aller et qu’il ne peut y avoir de transition politique en Syrie avec sa participation. Et c’est, en fait, assez manifeste parce que si une transition politique doit être fondée sur un accord, un compromis entre le régime et l’opposition, il est impossible que cette dernière accepte un gouvernement conjoint sous la présidence de Bachar el-Assad. La position de Washington et de Paris suppose cela. Par contraste avec celle de Moscou, qui considère Assad comme le président légitime et insiste que tout accord doit être approuvé par lui. Il y a pour l’heure un écart significatif entre les deux positions.
Ainsi que je vous l’ai dit, Washington et ses alliés européens prennent leurs désirs pour des réalités. Ils espèrent que, une fois le régime syrien consolidé, Poutine exercera une pression sur ce dernier afin d’ouvrir la voix à un compromis aux termes duquel Assad accepterait de remettre son pouvoir après une période transitoire dont le point culminant serait des élections. Angela Merkel, bien qu’elle ait rectifié sa position le jour suivant, a déclaré à un moment donné que la communauté internationale devrait s’accorder avec Assad. Et nous avons entendu la même chose en provenance de plusieurs secteurs en Europe comme aux Etats-Unis : « Après tout, Assad est mieux que l’État islamique. Nous pouvons faire des affaires avec lui. Mettons-nous d’accord sur une espèce de transition avec lui. » C’est, en réalité, contre-productif. Cela n’aboutit qu’à unifier l’opposition n’appartenant pas à l’État islamique contre cette perspective. L’opposition armée comprend toutes les nuances de « djihadisme », chacune surenchérissant sur l’autre dans son opposition à Assad. Il n’est pas possible qu’une quelconque fraction crédible de l’opposition puisse accepter un accord impliquant une présence continue d’Assad. Son départ est une condition indispensable à tout accord politique visant à mettre un terme à la guerre en Syrie. Sans cela, elle ne s’arrêtera pas.
Washington a émis de nombreuses déclarations hypocrites condamnant l’action russe, même s’il lui a tout d’abord donné le feu vert. La raison principale à cela tient dans le fait que l’administration Obama ne veut pas apparaître comme soutenant ouvertement le sauvetage du régime Assad et, ainsi, se mettre à dos les sunnites de la région, tels qu’elle les voit. Les États-Unis utilisent en réalité l’intervention russe pour enfoncer un coin entre Moscou et les pays à majorité sunnite. Les Saoudiens ont commencé des discussions avec la Russie et on rapporte qu’ils ont proposé un accord visant à augmenter les prix du pétrole comme récompense d’un changement d’attitude de la Russie vis-à-vis de la Syrie. Et ils sont actuellement très déçus par l’intervention de Moscou, bien qu’il soit possible qu’ils espèrent que Poutine impose finalement un départ d’Assad.
Au même moment, toutefois, des secteurs comme les Frères musulmans et les chefs religieux du royaume saoudien ont appelé à la guerre sainte contre le deuxième Afghanistan russe, en symétrie frappante avec la qualification par l’Eglise orthodoxe russe de guerre sainte pour ce qui a trait à l’aventure militaire de Poutine. Notez la différence entre les guerres impérialistes précédentes et celles de la période récente: la guerre était considérée comme religieuse uniquement du côté « musulman ». Désormais, pour la première fois dans une histoire longue, nous avons un affrontement de « guerriers sacrés » ! En ce sens, Poutine un est cadeau de Dieu pour les djihadistes : l’ennemi parfait.
Ilya Budraitskis : Comme vous le savez probablement, le général iranien Qasem Soleimani a effectué une visite secrète à Moscou cet été. C’est après cette rencontre qu’a été prise la décision finale concernant l’intervention russe. L’Iran a joué un rôle clé dans cette décision. A votre avis quel intérêt l’Iran a-t-il à une intervention russe ?
Gilbert Achcar : L’Iran partage avec la Russie un intérêt commun à préserver le régime Assad, qui est un allié stratégique pour les deux pays. Pour l’Iran, la Syrie représente un lien clé dans un axe qui va de Téhéran au Hezbollah du Liban en passant par l’Irak et la Syrie. La Syrie joue un rôle crucial pour les fournitures que l’Iran transmet au Hezbollah ; elle accorde aussi à l’Iran un accès stratégique à la Méditerranée. Pour la Russie, la Syrie est le seul pays sur la Méditerranée qui héberge des bases navales et aériennes russes. Ces raisons expliquent l’actuelle contre-offensive qui se déploie en Syrie associant les forces du régime Assad, les troupes iraniennes (directement ou par procuration) et les frappes aériennes russes. En fait, le régime Assad est complètement dépendant de l’Iran depuis quelque temps déjà. C’est l’Iran qui mène le jeu en Syrie. La Russie exerce également beaucoup d’influence sur Damas puisqu’elle en est le principal fournisseur d’armes. Le rôle de la Russie est devenu beaucoup plus important en Syrie suite à cette intervention directe. En Occident certains accueillent favorablement cette intervention russe en pensant que cela diminuera le rôle de l’Iran, mais cela revient de nouveau à prendre ses désirs pour des réalités.
Ilya Budraitskis : Les médias russes décrivent la situation en Syrie comme si ce pays avait un gouvernement légitime et un ordre « normal » et que les différentes forces anti-gouvernementales ne cherchaient qu’à détruire l’État et à introduire le désordre. D’après un autre point de vue, le régime Assad aurait subi une profonde transformation pendant la guerre civile et on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un État «normal» qui s’affronte à des forces anti-étatiques. Il y aurait eu une dégénérescence de l’État et le régime Assad actuel en serait le produit. A votre avis, quelle est actuellement la véritable nature du régime Assad et dans quel sens a-t-il changé pendant les années de guerre ?
Gilbert Achcar : Commençons par le fait que Poutine et Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères, décrivent tout le temps le régime Assad comme étant un gouvernement « légitime ». Cette affirmation est issue d’une conception extrêmement restreinte de la légitimité. On pourrait bien sûr dire que Assad représente le gouvernement légitime du point de vue de la loi internationale, mais certainement pas de celui de la légitimité démocratique. Le gouvernement est peut-être « légal » selon les critères des Nations unies mais il n’est certainement pas « légitime » puisqu’il n’a jamais été élu démocratiquement. Ce régime est le produit d’un coup d’État qui a eu lieu il y a 45 ans. Il est encore au pouvoir après une transmission de la présidence par héritage au sein d’une la dynastie quasi royale qui dirige le pays au moyen de services de sécurité et d’une dictature militaire. La Syrie est un pays où il n’y a eu ni élections justes ni libertés politiques depuis un demi-siècle. Ce régime s’est encore aliéné la population au cours des deux dernières décennies en accélérant des réformes néolibérales qui ont conduit à l’appauvrissement de larges secteurs de la population, surtout dans les campagnes, et à une montée brusque du chômage et du coût de la vie.
La situation était devenue intolérable, et c’est la raison pour laquelle le soulèvement populaire s’est produit en 2011. Ce régime brutalement dictatorial n’a évidemment pas pu faire face de manière démocratique aux manifestations de masse, qui étaient très pacifiques au début, par exemple en organisant des élections réellement libres. Il n’en était pas question. Et la seule réponse du régime a été la force brutale, qui s’est intensifiée peu à peu, tuant tous les jours plus de gens et menant à une situation qui a fait que le soulèvement s’est transformé en une guerre civile. En outre, il est bien connu que durant l’été/automne 2011, le régime a relâché les djihadistes qu’il détenait dans ses prisons. L’objectif était qu’ils créent des groupes djihadistes armés – conséquence que leur remise en liberté rendait inévitable dans le contexte d’un soulèvement – de manière à confirmer le mensonge que le régime avait répandu depuis le début, à savoir qu’il se trouvait confronté à une rébellion djihadiste. C’était un bon exemple de prophétie auto-réalisatrice, et les militants libéré des prisons par le régime dirigent actuellement certains des groupes djihadistes clés en Syrie. Il faut comprendre que quoi que l’on puisse dire du caractère réactionnaire d’un important secteur de ceux qui luttent contre le régime, en premier lieu c’est le régime lui-même qui les a produits. Plus généralement, par sa cruauté, le régime a suscité le ressentiment qui a engendré le développement du djihadisme, y compris l’État islamique, qui est en effet une réponse barbare à la barbarie du régime, dans ce que j’ai appelé le heurt des barbaries.
Il y a un autre aspect à cette question. Le régime Assad est maintenant bien pire qu’il ne l’était avant le soulèvement. Actuellement ce n’est plus seulement un État dictatorial mais aussi un pays dans lequel des gangsters meurtriers déchaînés – les shabiha, comme on les appelle en arabe – sont aux commandes. C’est la terreur semée par les shabiha dans la population des régions contrôlées par le régime qui a entraîné la récente la vague de réfugiés syriens fuyant vers l’Europe. Ce sont les nombreuses personnes qui ne supportent plus de rester soumis à ces gangsters criminels que le régime Assad a encouragés. La population syrienne n’a aucune confiance en l’avenir du régime, c’est pourquoi tous ceux qui peuvent se le permettre décident d’essayer de fuir en Europe. Comme vous pouvez le voir dans les reportages à la télévision, beaucoup de réfugiés qui fuient vers l’Europe n’appartiennent pas aux secteurs les plus pauvres de la population. Il y a une proportion significative de personnes de la classe moyenne parmi les réfugiés. Souvent ces personnes ont vendu tout ce qu’elles possédaient en Syrie parce qu’elles n’avaient aucun espoir d’y revenir. Cela va coûter très cher à l’avenir du pays. Ceux qui restent en Syrie sont soit des gens qui ne peuvent pas faire autrement, soit ceux qui profitent de la guerre.
La situation est très sombre. Personne ne peut blâmer les Syriens parce qu’ils décident de quitter définitivement leur pays, il faut vraiment être très optimiste pour conserver un quelconque espoir dans l’avenir de la Syrie. Néanmoins l’histoire a connu des situations dramatiques encore pires qui ont été suivies de renouveau, même si cela peut prendre des années. La première condition pour la cessation de la guerre et le début d’un relèvement de la Syrie est cependant le départ d’Assad. Il sera impossible de mettre un terme à cette terrible tragédie tant qu’il sera au pouvoir.
Ilya Budraitskis : Les médias occidentaux parlent encore d’une opposition modérée en Syrie. Le principal contre-argument de Poutine est qu’il n’y a pas de frontière claire entre les djihadistes et les modérés dans l’opposition armée. Lavrov a même déclaré récemment qu’il pourrait bien parler à l’Armée libre syrienne, mais qu’il n’était pas clair qui étaient ses dirigeants et si elle existait réellement. Pouvez-vous me donner une appréciation des groupes d’opposition non-Daech ?
Gilbert Achcar : Il existe tout un éventail de groupes. Cela va des groupes initiaux de l’Armée libre syrienne, qui étaient relativement laïques et non sectaires, en passant par toutes les variantes de djihadistes et de modérés dans l’opposition armée, jusqu’à Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. Tous les djihadistes partagent le programme d’imposer la loi de la charia dans les régions sous leur contrôle, mais aucun de ces groupes, y compris Al-Nosra, n’arrive à la cheville de l’incroyable barbarie de Daech, qui est une détestable caricature d’un État fondamentaliste qui aurait été déclarée comme étant invraisemblable s’il avait été décrit dans une œuvre de fiction. Les groupes islamistes de l’opposition non-Daech représentent un ensemble de forces fondamentalistes qui vont des Frères musulmans à Al-Qaida. Ils sont tous opposés à Daech. Rien de tout cela n’inspire de l’optimisme concernant l’avenir de la Syrie. Il est vrai que la barbarie du régime a tué plus de gens que tous les autres groupes, y compris Daech. La plupart des forces d’opposition représentent des alternatives qui sont loin d’être enthousiasmantes. Mais la précondition indispensable pour inverser cette tendance – produite par le régime lui-même – est le renversement d’Assad.
Il y a également des forces kurdes en Syrie, elles constituent le groupe armée le plus progressiste – voire le seul – qui participe à cette lutte. Jusqu’à maintenant les forces kurdes se sont principalement battues contre Daech, alors qu’elles adoptaient une position plus ou moins neutre par rapport au régime et au reste de l’opposition. L’année dernière les forces kurdes étaient – et sont encore – soutenues par des frappes aériennes et des livraisons d’armes des États-Unis. Elles contrôlent et défendent essentiellement les régions avec des populations kurdes. Pour jouer un rôle au-delà de leurs régions et ainsi dans le destin de la Syrie dans son ensemble, les Kurdes devront établir des alliances avec les Arabes et les autres minorités. C’est ce que Washington essaie de faire, avec quelques succès, d’abord en les amenant à travailler avec les groupes de l’Armée libre syrienne, et maintenant avec des tribus arabes syriennes, sur le modèle que les États-Unis ont impulsé en Irak contre Al-Qaida et qu’ils tentent maintenant de relancer contre Daech.
Ilya Budraitskis : Pensez-vous qu’une coalition de ce genre puisse jouer un rôle de premier plan en Syrie, et peut-être représenter une perspective progressiste pour l’avenir du pays ?
Gilbert Achcar : Franchement je ne suis pas optimiste concernant toutes les forces qui existent actuellement sur le terrain. Ce qu’on peut espérer de mieux est de mettre un terme à la guerre : arrêter ce terrible carnage et la destruction du pays est une priorité absolue. Une alternative progressiste devra être reconstituée en utilisant le potentiel encore existant. Même s’il n’y a pas de forces organisées représentant une alternative progressiste il y a encore un potentiel important, notamment chez les jeunes qui ont lancé le soulèvement en 2011, mais des milliers d’entre eux sont actuellement en exil, d’autres sont en prison et beaucoup d’autres se trouvent encore en Syrie mais ne peuvent pas jouer un rôle déterminant dans la guerre civile. Il faut donc d’abord mettre un terme à la guerre. Mais pour que la situation puisse inspirer de l’optimisme il faudra l’émergence d’une nouvelle alternative progressiste sur la base du potentiel existant.
Ilya Budraitskis : Peut-on dire qu’il faudra une aide ou une intervention étrangère pour arrêter ce conflit ? Ou pensez-vous que les interventions étrangères, qu’elles soient russes ou occidentales, ne font que prolonger la guerre ?
Gilbert Achcar : Jusqu’à maintenant l’intervention occidentale n’a ciblé que Daech. Les frappes de la coalition dirigée par les États-Unis ont toutes été effectuées sur des régions contrôlées par Daech et elles ont complètement évité celles contrôlées par le régime. En ce qui concerne les frappes russes, elles sont pour la plupart dirigées contre l’opposition non-Daech dans les régions qui sont l’objet d’un combat entre le régime et l’opposition, il y a eu très peu de frappes russes contre Daech. Dans ce domaine il existe donc une différence importante entre les interventions de la coalition dirigée par les États-Unis et celle des forces russes. L’intervention russe est effectivement en train de prolonger la guerre civile syrienne. Quelles que soient les illusions en Occident concernant le rôle possible de la Russie, le fait est qu’avant l’intervention russe le régime syrien était épuisé, il perdait du terrain et semblait être près de l’effondrement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Poutine est intervenu. Un écroulement du régime Assad aurait été une défaite terrible pour lui.
Daech a effectué son expansion spectaculaire il y a plus d’une année, et ni la Russie ni le régime Assad n’ont rien entrepris d’important pour le combattre. Le souci principal de Poutine – tout comme celui d’Assad d’ailleurs – est la survie du régime. En le consolidant, Poutine est en train de prolonger la guerre, et cela est criminel. On peut évidemment souhaiter que les illusions occidentales se réalisent et que Poutine arrivera à forcer Assad à démissionner. Il est difficile de connaître les projets de Poutine dans ce domaine. Mais la Russie court un grand risque de rester coincée dans un « bourbier » (« quagmire » selon le terme utilisé par Obama), si la guerre n’est pas stoppée à court terme. Il faudra donc observer comment les choses se développent. Le plus beau rêve des gens ordinaires en Syrie est actuellement la fin de la guerre avec un déploiement de forces des Nations unies pour maintenir l’ordre et reconstruire l’État et le pays.
- 1. Gilbert Achcar est professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) à l’Université de Londres. Dernier ouvrage publié en français : Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Ed. Actes Sud, Sindbad, 2015. Ilya Budraitskis est historien et doctorant à Institute for World History, Russian Academy of Science, à Moscou. Il est le porte-parole du Mouvement socialiste russe et membre de du comité éditorial du Moscow Art Magazine et du site OpenLeft.Ru. (Traduction A l’Encontre. Entretien publié en anglais dans LeftEast, le 15 octobre 2015).
- 2. Gilbert Achcar est professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) à l’Université de Londres. Dernier ouvrage publié en français : Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Ed. Actes Sud, Sindbad, 2015. Ilya Budraitskis est historien et doctorant à Institute for World History, Russian Academy of Science, à Moscou. Il est le porte-parole du Mouvement socialiste russe et membre de du comité éditorial du Moscow Art Magazine et du site OpenLeft.Ru. (Traduction A l’Encontre. Entretien publié en anglais dans LeftEast, le 15 octobre 2015).