Entretien. Invité de notre Université d’été, le chercheur Gilbert Achcar est entre autres intervenu dans l’atelier intitulé « Du “Printemps arabe” à “l’État islamique”, que reste-t-il du soulèvement arabe ? ».
Plus de quatre ans après la chute de Ben Ali, peut-on toujours parler, comme tu l’as fait dans ton livre Le peuple veut, de « soulèvement arabe » ?
Certainement. Le soulèvement arabe se référait à l’année 2011 qui a connu six soulèvements, ainsi que des mouvements sociaux dans la quasi-totalité des pays de l’ensemble arabophone. Mais depuis le départ, j’ai souligné que ce soulèvement était le début d’un processus révolutionnaire de longue durée : dans cette optique, le fait qu’à partir de 2013, la région soit entrée dans une phase de contre-révolution – en particulier depuis le basculement de la situation en Syrie, lorsque l’Iran et ses alliés libanais et irakiens ont sauvé le régime Assad et lui ont permis de passer à la contre-offensive – ce fait-là ne supprime en rien les fondements du processus révolutionnaire, notamment le blocage socio-économique.
On voit bien que la région reste en plein bouillonnement avec ce qui s’est passé tout récemment en Irak et au Liban, deux pays qui avaient été moins affectés que d’autres par l’onde de choc de 2011. Au cours des dernières semaines, les deux pays ont connu des mobilisations de masse autour de clivages qui opposent « le peuple », au sens de 2011, aux gouvernements sur des revendications sociales. Nous sommes toujours bel et bien dans ce processus révolutionnaire qui a été inauguré en 2011 et qui, à mon sens, va se poursuivre sur plusieurs décennies, avec l’alternance de phases à dominante révolutionnaire ou contre-révolutionnaire selon la dialectique propre à ce genre de processus.
Qui sont les principaux acteurs de la contre-révolution ?
La complexité de la situation régionale, c’est qu’il n’y a pas une contre-révolution homogène comme on a pu la connaître dans des situations classiques. Qu’on pense par exemple à la Révolution française : lorsque l’Europe réactionnaire s’est liguée contre elle de concert avec les forces réactionnaires françaises, le camp de ce qu’on a pu appeler l’ancien régime était plutôt homogène dans sa nature. Or dans le monde arabe, il n’y a pas que l’ancien régime, même si tout naturellement celui-ci est la première et la principale force contre-révolutionnaire. Il y a également des oppositions de type réactionnaire à l’ancien régime qui se sont développées dans la région, au départ comme antidote à la radicalisation à gauche – un antidote qui a été presque partout favorisé par l’ancien régime lui-même, même s’il est entré par la suite, dans de nombreux pays, en conflit ouvert et parfois sanglant avec cet ancien régime.
On a donc, depuis 2011, un processus révolutionnaire en butte à deux principaux obstacles, deux forces contre-révolutionnaires : les régimes qu’il s’agit de renverser, et les forces islamiques qui se posent en alternative réactionnaire aux régimes. L’absence ou la faiblesse organisationnelle du pôle révolutionnaire composé du mouvement ouvrier et des forces progressistes, ou alors sa faiblesse politique, ont laissé la porte ouverte à cette concurrence entre pôles réactionnaires et au choc entre eux, avec une montée aux extrêmes dans des situations de guerre civile en Syrie, en Libye ou au Yémen, ou sous une forme larvée, mais néanmoins brutale, au Bahreïn et en Égypte.
Comment qualifierais-tu l’action des pays occidentaux, États-Unis en tête, dans la région ? Certains leur attribuent en effet l’essentiel, sinon la totalité des responsabilités quant à la situation chaotique actuelle, quitte à verser dans le complotisme...
En laissant de côté les théories du complot qui en viennent à attribuer le soulèvement lui-même aux manigances des États-Unis, des théories qui sont en général fondées sur la vision fantasmagorique d’États-Unis omnipotents, il y a l’idée répandue, y compris dans certains secteurs de la gauche, que les États-Unis seraient en train d’alimenter le chaos en Syrie après l’avoir fait en Libye. C’est se méprendre profondément sur la politique actuelle de l’administration Obama dont on voit bien d’ailleurs la pusillanimité sur le dossier syrien. Les États-Unis sont depuis 2011 au point le plus bas de leur hégémonie dans la région depuis l’apogée de 1990-91. Ils ont perdu énormément de terrain, en particulier en raison de la catastrophe que l’Irak a été pour leur projet impérial. L’obsession majeure de l’administration Obama est de préserver les appareils d’État dans la région et d’éviter précisément que s’installe une situation de chaos comme ce que l’Irak a pu connaître après le démantèlement de l’État baathiste par l’occupation de 2003.
Ce qui a pu faire penser que la stratégie étatsunienne n’avait pas assimilé cette leçon amère, c’est l’intervention en Libye, mais cette perception passe à côté du fait que cette intervention-là visait à prendre le contrôle de la situation dans ce pays pétrolier et à négocier un compromis avec l’appareil d’État, dont une partie avait d’ailleurs rejoint le camp des insurgés. Et de ce point de vue, le résultat de l’intervention en Libye est un autre désastre : le renversement de Kadhafi tel qu’il s’est déroulé a été pour Washington un lourd fiasco, comme la suite l’a bien montré. Les choses sont allées beaucoup plus loin que souhaité, puisque l’OTAN a assisté impuissante au démantèlement intégral de l’État libyen, qui a fait de la Libye un pays sans État, sans « monopole de la violence physique légitime », avec des milices rivales qui sont aujourd’hui en train de s’entretuer. En ce sens, il s’agit bel et bien d’une seconde défaite après l’Irak, ce que n’ont pas compris les adeptes de la théorie du complot. Aujourd’hui, l’obsession des États-Unis, y compris en Syrie, c’est de négocier et parvenir à conclure des compromis entre les deux pôles de la contre-révolution régionale afin de re-stabiliser la situation en restaurant ou consolidant des États capables de maintenir l’ordre.
Sur le long terme, dans la mesure où elle ne prend pas en compte les fondements socio-économiques du soulèvement, cette stratégie est vouée à l’échec…
Cette politique de conciliation entre les deux forces de la contre-révolution a eu jusqu’ici un seul succès, en Tunisie, avec un gouvernement de coalition entre Ennahda et les restes de l’ancien régime, et il y a des négociations intensives en cours pour des compromis de ce type, en Libye, en Syrie et également en Égypte et au Yémen. L’accord sur le nucléaire avec l’Iran s’inscrit dans la même perspective.
Washington veut réconcilier tout ce beau monde qui a en commun une profonde hostilité aux aspirations démocratiques et sociales du « printemps arabe » de 2011. Mais sur le long terme, il est évident que tout cela est voué à l’échec ! L’alternative se pose entre deux termes : soit une issue positive au processus révolutionnaire, c’est-à-dire une rupture radicale sur les plans socio-économique et politique avec la variante régionale du capitalisme, qui permette à la région d’entrer dans une nouvelle phase de développement de longue durée ; ou alors ce que j’ai appelé naguère le « choc des barbaries », avec le développement de symptômes de putréfaction politique dont le soi-disant « État islamique » est aujourd’hui l’exemple le plus saillant.
Propos recueillis par Julien Salingue