Entretien. À l’occasion de la présentation de son livre « Syrie, le martyre d’une révolution » paru aux éditions Syllepse à la librairie La Brèche le 19 avril dernier, nous sommes revenus avec Joseph Daher sur quelques-uns des éléments marquants de la révolution en Syrie. Extraits d’un entretien vidéo bientôt disponible sur le site de l’Anticapitaliste.
Le dictateur Bachar el-Assad, qui est en place au moment de la révolution syrienne, hérite de l’État de son père Hafez el-Assad…
Lorsque Bachar el-Assad arrive au pouvoir en 2000, il hérite du pouvoir de son père dans le cadre d’une prétendue République (plutôt une monarchie). Hafez el-Assad représente, quand il prend le pouvoir dans les années 1970, le courant droitier du Parti Baas, un parti nationaliste arabe de tendance tiers-mondiste, avec une volonté de souveraineté nationale et de certaines formes de justice sociale, mais qui s’oppose à la lutte des classes et défend des politiques nationalistes anti-minorités nationales, particulièrement contre les Kurdes. La néolibéralisation accélérée va avoir lieu sous Bachar el-Assad. Là on voit une concentration de pouvoir politique économique et militaire dans un petit groupe familial de personnes liées directement au pouvoir. On voit cette transition du pouvoir « néo-patrimonial » de Hafez-el-Assad à « patrimonial » avec Bachar el-Assad qui a le pouvoir politique. Durant les dix années qui précèdent l’éclatement du processus révolutionnaire, les inégalités de richesse s’accroissent. Ce seront les conditions matérielles de l’éclatement. Les images d’Égypte et de Tunisie ont inspiré cette nouvelle génération de SyrienEs pour sortir dans les rues par plusieurs millions à partir de mars 2011.
En plus d’une accélération des réformes néolibérales, on voit une tentative d’ouverture politique vite stoppée. Quelles en sont les conséquences ?
La Syrie est un pays de la périphérie par rapport au centre d’accumulation capitaliste. Le développement inégal et combiné de Trostky nous permet de comprendre pourquoi des formes d’organisation sociale qui peuvent être considérées « archaïques » ou « primaires » basées sur les questions de tribu, de confession, de régionalisme — qu’on peut trouver également en Europe mais pas forcément aussi développées — sont liées au développement capitaliste mais également politique de cette région. Il ne s’agit pas d’essentialiser mais de comprendre l’instrumentalisation qu’en ont fait les dominants politiques, comme la puissance mandataire française quand elle occupait la Syrie. C’est comme ça qu’on peut comprendre pourquoi ces formes existent aujourd’hui.
Dans les années 2000, la Syrie connaît privatisations, mesures de libéralisation, réapparition des premières banques privées, accord de libre-échange avec des pays de la région, avec la Turquie qui va beaucoup affecter les petites industries qui n’ont pas les capacités de faire concurrence à la Turquie, ou aux produits étrangers. Les zones les plus touchées par le soulèvement sont celles qui ont le plus souffert des mesures de libéralisation. On parle d’un taux pauvreté qui serait passé de 10 à 15 % en 2000 à plus de 30 % sachant qu’un autre tiers de la population vivait juste au-dessus du taux de pauvreté. La structure sociale du régime se modifie sous Bachar el-Assad. La base sociale du pouvoir est réduite à la classe moyenne supérieure libérale. Le lien avec les classes populaires est distendu, bien que la base populaire soit un peu plus grande et qu’il fasse usage de ses liens à travers la religion, la tribu, le clientélisme.
En 2011, presque 60 % des SyrienEs ont moins de 28 ans. C’est un peuple jeune, donc révolutionnaire…
Les images de Tunisie, d’Égypte toute la journée à la télévision font naître une volonté de changement. Déjà entre janvier et mars il y a des petites manifestations dans certaines villes, dans certains quartiers avant l’éclatement réel de mi-mars 2011. Ces nouvelles générations n’ont pas vécu directement la répression des années 1980. En 2011, jusqu’à fin 2012, début 2013, le mouvement populaire est profond. D’ailleurs, avec la Libye, on est dans une véritable « situation révolutionnaire ». Il y a des pans entiers du territoire syrien qui sortent du contrôle du régime syrien et, lorsque le régime doit se retirer de certaines régions de Syrie, les gens commencent à s’organiser sur tous les aspects de la société. C’est là que naissent les conseils locaux. L’idée est d’aller au-delà des simples comités de coordination qui sont en général des organisations de quartier ou de village au niveau d’une région et qui essaient d’organiser les manifestations. L’idée est venue d’un militant de la révolution, Omar Aziz, médecin et anarchiste, de fonder un contre-pouvoir qui organise tout de A à Z. On voit apparaître des conseils locaux, par obligation, puisque « l’État » a disparu. Le message dominant est démocratique, un message de justice sociale, d’égalité, même s’il y avait aussi un manque d’organisation lié à des décennies de répression, une absence de volonté d’une majorité des oppositions démocratiques et libérales de constituer des syndicats libres, des organisations féministes de masse, etc. tout en réduisant le combat aux aspects démocratiques.
À partir de l’échec de l’Armée syrienne libre, deux camps politiques antagonistes émergent : les djihadistes et le confédéralisme démocratique du PYD. Pourtant, en 2012, le djihadisme est hyper minoritaire. Comment les djihadistes réussissent-ils à s’implanter ?
Il y a un tournant, régional d’ailleurs, à l’été 2013 avec le coup d’État en Égypte contre le président des Frères musulmans, qui est plutôt un coup d’État contre la révolution en soi, et qui dépasse les Frères musulmans. Cela ne pose pas de problème de recevoir Sissi dans plusieurs capitales européennes, y compris Paris. En Syrie, le tournant, c’est l’utilisation de l’arme chimique à la Gouta dans la banlieue de Damas qui va faire plusieurs centaines de morts. Alors que le président des États-Unis, Obama, avait annoncé que les armes chimiques étaient une ligne rouge à ne pas dépasser, il n’y a aucune réaction. Dès lors, l’opposition, qu’elle soit armée ou politique, s’affaiblit et les organisations fondamentalistes, intégristes, islamiques, qui avaient déjà une critique par rapport aux États occidentaux, et donc Daesh, Jabhat al-Nosra, etc. se renforcent. Ils vont commencer à dominer la scène armée. On voit progressivement aussi la scission entre l’État islamique et Jabhat al-Nosra, et leur efficacité monétaire sur le terrain, la capacité d’engranger, d’accumuler des capitaux par différentes sources privées, des monarchies du Golfe ou à travers la contrebande, le vol.
Le Conseil national syrien (CNS) et l’ASL ont fait des erreurs que n’a pas fait le PYD kurde. À partir de juillet 2012, une deuxième révolution dans la révolution voit le jour au nord de la Syrie, mais avec une direction politique progressiste…
L’organisation mère, le Parti des travailleurs du Kurdistan, ce sont des décennies d’expérience politique à partir des années 1970-1980. Il avait une présence en Syrie et même une alliance avec le régime syrien qui va se retourner contre lui avec le rapprochement avec la Turquie. À partir des années 2000, les évolutions politiques au sein du PKK poussent à fonder des partis frères dans les structures nationales, d’où le PYD. Avec l’éclatement du processus révolutionnaire, la majorité des partis kurdes ne participent pas forcément aux manifestations. Le PYD va émerger de cela, avec une expérience politique très importante issue du PKK, et il va bénéficier du fait que le régime affaibli va laisser l’administration au PYD et des groupes armés revenir de la montagne au nord de l’Irak. Vont se développer le Rojava et l’autorité autonome du nord-est de la Syrie dont les aspirations sont très intéressantes : la question des femmes, l’encouragement de lois laïques, du mariage civil et l’idée d’une Syrie pensée différemment, loin d’un État centralisateur, autoritaire.
Propos recueillis par Camille Nashorn