[L’antiracisme est l’une de nos priorités politiques. L’activité du parti, croissante sur ces sujets depuis notre dernier congrès et la formation du groupe non-mixte racisé, a été récemment articulée à une résolution du conseil politique national, proposée par la CNIA et le groupe non-mixte racisé·es, qui a suscité d’importants débats (17 pour, 3 contre, 3 abstentions, 4 NPPV). Nous publions ici une série d’articles qui éclaircissent et approfondissent les débats de notre organisation.]
À l’échelle des quartiers populaires et des colonies de l’hexagone, les résistances existent en continu, l’une d’elles, la plus visible, ce sont les révoltes baptisées régulièrement « émeutes » par les pouvoirs et « quartiérologues » de plateaux, afin de les vider de leur contenu politique. Mais quelles sont les autres formes de résistance en dehors de ces instants de conflictualité frontale ?
En métropole, dans ces quartiers « im »populaires, sont ségrégués 10% de la population. Pourquoi, au regard des conditions socio-économiques dramatiques n’y a t-il pas précisément plus de révoltes ? plus de mobilisations sociales ou simplement plus de participation électorale ? plus de contestation et de jonctions avec les mouvements sociaux à l’échelle nationale ? Beaucoup parlent de convergences entre les tours et les bourgs mais est-ce souhaitable, faisable et à quelles conditions ?
LA QUESTION RACIALE EST UNE QUESTION SOCIALE
Alors que la ségrégation urbaine est restée stable ces 30 dernières années, elle se construit toujours selon un tri socio-économique et un tri racial. Si dans les zones urbaines dites « sensibles » (une partie des quartiers populaires qui regroupent 6% de la population), 18% des immigrés et 11% de leurs héritiers y vivent, c’est près de la moitié des immigrés et 1/3 de leurs descendants qui vivent dans les quartiers recevant les plus fortes concentrations d’immigrés (contre 12% de la population majoritaire). On retrouve les mêmes proportions dans les quartiers où s’observent les plus forts taux de chômage : 54% pour les maghrébins et 62% pour les africains subsahariens, turcs, et c’est encore quasiment le cas pour leurs descendants. Soulignons deux points : d’une part, à conditions économiques égales, les arabes et les noires se retrouvent plus dans ces quartiers au chômage endémique que les autres à un point tel que où nous pouvons parler de ségrégation raciale, et, d’autre part, le taux de chômage officiel y atteint plus de 55% en dépit des radiations orchestrées par les gouvernements. En y ajoutant les retraités, les personnes au foyer et les jeunes scolarisés, on constate que le travail salarié est une réalité très minoritaire dans ces quartiers. Il en découle un découplage partiel, mais seulement partiel, avec les mobilisations sociales du monde du travail comme la loi Travail en 2016 ou celle de la réforme des retraites en 2023, ce qui ne veut surtout pas dire un manque d’intérêt et de positionnement politique. Le racisme n’est pas une question sociétale hors sol, il relève pour partie de la division raciale du marché du travail, ainsi la question raciale est une question sociale qui ne peut ni ne doit être secondarisée.
UN « NOUS » POUR EXISTER POLITIQUEMENT
Ces quartiers sont évidemment, en plus, sous-dotés par le droit commun et d’autant plus qu’ils concentrent les « minorités visibles ». C’est dans cette spirale mécanique que sont broyés leurs habitants déjà victimes de discriminations raciales dans leur quotidien. Dans une étude coordonnée par Julien Talpin1 les 3/4 de ces habitants ont vécu discriminations et stigmatisations qui reposent essentiellement sur le caractère ethno-racial devant le critère religieux et territorial. Il s’agit d’expériences traumatiques qui structurent le rapport au reste du monde social. Il s’agit pour les victimes de ce racisme structurel de donner un sens à ces injustices et inégalités de traitement, qui font de nos corps des corps d’exception jugés et condamnés par des lois d’exceptions. Ici reposent les vecteurs de politisation construits et échangés dans nos familles, en bas des tours, dans un entre soi où les individus partagent un vécu et une destinée commune. Cette grille de lecture avec ses nuances s’élabore en même temps que s’élaborent les communautés, loin de toute forme de communautarisme sécessionniste comme le prescrivent les adeptes de la guerre de civilisation, tels que les croisés Retailleau/ Darmanin…
Ces communautés qui souvent se cristallisent dans un « nous » se fondent sur la position subalterne dans les rapports raciaux de pouvoir. Des rapports qui relèvent entre autres d’un racisme institutionnel, c’est-à-dire d’un racisme sans intention nécessairement et parfois sans agent, et d’un racisme d’État assumé lui politiquement par des circulaires, décrets, lois et discours. Dans tous les cas, la légitimité de ces rapports de domination repose sur l’histoire coloniale, esclavagiste et donc sur la matrice racialiste de la France.
Ce « nous » est un « nous de résistance » qui permet d’asseoir une dignité, c’est-à-dire l’affirmation collective et intime que nous nous considérons « êtres humains en égalités dans l’absolu et de manière effective à chaque instant et en tout lieu » malgré et contre la hiérarchie raciale. Une partie de la gauche reste aveugle aux races, et se noie dans un universalisme abstrait, une autre partie de la gauche, pupille dilatée sur la lutte des classes, réduit à néant les contradictions propres au sein de la nôtre.
La répression fascisante qui vise en premier lieu à dissoudre ou à mettre sous surveillance étroite les cadres d’organisation de ce « nous », n’est pas sans nous évoquer un décret de 1939 qui interdisait aux étrangers le droit d’association. Il a fallu attendre la loi du 9 octobre 1981 sous F. Mitterrand et surtout sous la pression des luttes de l’immigration pour que l’on puisse se structurer davantage et politiquement dans cet hexagone.
L’injonction intégrationniste à dissoudre ces « nous » dans la « communauté nationale » est dans le même temps contredite par le pacte racial qui nous en exclu. Ainsi, pour les binationaux, c’est encore le statut « d’enfants illégitimes » déjà relevé par Abdelmalek Sayad et que l’extrême droite nommera « français de papiers » qui autorise les discours et le projet de loi de « déchéance de la nationalité » créant ainsi le « eux » qui en retour fera chez les désignés le « nous binationaux ». D’autant plus que les oppositions d’organisations politiques à l’assignation à ce sous-statut pour certain·es d’entre nous, sont quasi inexistantes comme les réactions conséquentes devant l’état d’urgence qui jette la suspicion sur les étrangers en particulier de confession musulmane, voté à cinq reprises avant qu’il ne soit gravé dans le marbre du droit commun.
Rejetés dans la banlieue voire en dehors de la « communauté nationale » par des gouvernements de droite comme de gauche, qui inventent « le problème musulman » et ce faisant construisent « l’ennemi intérieur », ce « nous musulmans » en retour se raffermit et se renforce autour d’un référent fondamental, l’islam. D’autant plus encore une fois quand personne à gauche quasiment ne s’oppose à la dissolution du CCIF, de Baraka City ou à la fermeture de mosquées. Toujours peu de forces politiques pour condamner les milliers de perquisitions et de portes cassées à 6h du matin après les attentats de 2015. Pas grand monde non plus pour dénoncer les expulsions de représentants du culte musulman en France et toujours quasi personne pour dénoncer le chapelet de lois, de circulaires islamophobes : celle de 2004 sur le voile jusqu’à celle sur le « séparatisme » ou celle sur l’abaya… en attendant les prochaines, car la surenchère est de mise. Pire, pendant que ce « nous » de premiers concernés et de résistance appelait à la marche contre l’islamophobie du 19 décembre 2019, certains qui aujourd’hui appellent à la rencontre des tours et des bourgs expliquaient ouvertement qu’« ils avaient foot ». Ce mépris racial leur coûtera cher politiquement.
L’ISLAM COMME REFUGE ET VECTEUR DE POLITISATION.
Ce « nous » de résistance sentait le soufre, quiconque se solidarise avec ce « nous » et avec nos causes, finit par être taxé d’islamo-gauchiste et d’antisémite. Même si le CCIF ne représentait pas moins que la plus grosse association antiraciste de France en nombre d’adhérents, il n’y avait grand monde là encore pour s’opposer au décret ministériel de dissolution. Une association qui avait l’ambition de comptabiliser les actes islamophobes dont ceux relevant de l’État. C’est précisément pour avoir dénoncé l’islamophobie d’État que l’État dissout cette association. Et pourtant, les revendications des musulman·es mobilisé·es n’exigent que le traitement à égalité de statut et de droit. Si ces engagements se font en droite ligne de leur foi, leurs manifestations prennent pour l’essentiel des revendications égalitaires et émancipatrices : lors de la manifestation contre l’islamophobie en 2019, on pouvait lire sur leurs pancartes et entendre : « mon corps m’appartient », « un voile si je veux », « respect de la laïcité » et la présence même de drapeaux bleu blanc rouge marquait la volonté d’appartenance nationale. Les médias sniper à l’affût ont retenu « Allah Akbar » lancé par l’un des organisateurs de la manifestation ; il n’en fallait pas plus pour discréditer cette mobilisation et ses organisateurs. Avec un tel degré d’oppression islamophobe où les personnes de confession musulmane sont détruites en continu et dans ce qu’il peut y avoir de plus profond de leur intime existence, se référer dans une transcendance verticale à Allah au moment même où les oppositions horizontales dans leur quotidien sont fragiles et délégitimées, donne une force individuelle et collective nécessaire pour faire sens et résister. Beaucoup auront repris en cœur et avec le cœur « Allah Akbar ». Ne pas comprendre cela, c’est ne pas comprendre le refus d’une fatalité orchestrée par un pouvoir islamophobe ni l’espoir suscité par un « nous » visible rempli de dignité. C’est ne pas comprendre qu’Allah est plus grand que nos oppresseurs et que ces derniers n’auront pas le dernier mot. C’est ne pas comprendre le potentiel de luttes politiques qui en découle pour vivre à égalité de droit et de dignité. C’est ne rien comprendre à cette augmentation de la religiosité musulmane dans sa pratique parmi les nouvelles générations. Les approches totalement décontextualisées et fausses des religions réduites à l’opium du peuple, aveuglent sur le caractère de résistance individuelle et collective qu’elles suscitent chez les opprimés·es.
Les dirigeants islamophobes l’ont compris eux qui s’attaquent systématiquement à tout cadre communautaire au nom de la lutte contre « le communautarisme » : des mosquées aux associations en passant par des listes électorales jugées communautaristes car la tête de liste est supposée musulmane, comme ce fut le cas lors des municipales de 2020. Comme le souligne Marwan Mohamed et Julien Talpin dans leur ouvrage « Communautarisme ? »2, il faut entendre par lien communautaire, de type ethnique, ce lien social procurant protection et reconnaissance où s’opère un double processus d’identification : « d’une part de l’individu au groupe et d’autre part du groupe comme démarqué du reste de la société par des frontières relevant d’un héritage ou d’une condition commune ». Cette approche s’applique tout autant aux communautés musulmanes héritières pour beaucoup du colonialisme qu’aux quartiers les plus riches qui sont du reste, les espaces les plus homogènes socialement et religieusement. Mais évidemment, ces « ghettos du gotha » peuvent être qualifiés de communautarismes primaires, grégaires et séparatistes (« eux » organisent la fuite des capitaux loin de la solidarité nationale) alors que les regroupements ethno-raciaux lorsqu’ils sont volontaires et non orchestrés par la puissance publique ou par des bailleurs sociaux, relèvent de communautés que l’on peut qualifier de réactives. Réactives à une oppression systémique.
C’est précisément l’islamophobie ici et ailleurs avec dans son sillage le « choc des civilisations » qui confère aux musulman·es un regain d’intérêt à la chose politique. Faire sens pour les croyant·es repose dès lors sur l’espoir en première et dernière instance en Allah et sur une nécessaire grille de lecture politique à construire pour vivre ici-bas à égalité de droits. C’est à l’aune de cela, qu’il faut comprendre le positionnement dans les espaces politiques. Celui d’un entre soi nécessaire pour y vivre à égalité de regards, c’est par exemple celui de son quartier, d’une mosquée ou d’une association communautaire. Un autre espace, celui de la « communauté nationale » où tous et toutes sont conviés à s’exprimer sur les orientations politiques lors des élections. Selon l’enquête « Trajectoires et origines », 2/3 environ des Français d’origine africaine par leurs parents votent à gauche et P. Simon et V. Tiberj3 attribuent ce positionnement par la politisation de l’expérience des discriminations. C’est précisément le vote massif (86%) des musulman·es, contre Sarkozy en 2012 qui a porté Hollande à la Présidence. C’est encore grâce aux 69% des électeurs et électrices de confession musulmane que Mélenchon pour la LFI a obtenu un score remarquable aux élections présidentielles de 2022. On notera que le positionnement en 2012 sur Hollande s’est surtout fait contre Sarkozy, alors qu’en 2022, c’est véritablement une adhésion à la ligne politique de la LFI qui s’opère : celui du partage des richesses, de la justice fiscale mais surtout sur la dénonciation de l’islamophobie. Et pour cause, tout projet de société qui a pour boussole la justice sociale doit avoir pour socle l’égalité entre tous et toutes. C’est avec la même cohérence que le positionnement politique dans les quartiers se fera lors des législatives de 2022 et de 2023 avec une particularité notable : l’émergence de figures racisées dont les scores excellents et prometteurs (voir ceux d’Adel Amara ou d’Amal Bentounsi) traduisent encore mieux pour lutter contre les discriminations structurelles, la nécessaire incarnation des têtes de liste par les premiers concernés.
LE MOUVEMENT OUVRIER C’EST NOUS AUSSI !
Entre les résistances à l’échelle des quartiers et dans le cadre électoral, les espaces de luttes politiques existent et s’inscrivent dans une continuité des luttes de l’immigration et du mouvement ouvrier, n’en déplaise à une gauche oublieuse et raciste. Les plus grandes luttes sur le logement sont celles des années 70 sur les foyers Sonacotra, l’une des plus grandes luttes dans le secteur de l’automobile qui s’étale de 1982 à 1983 (taxées d’intégriste par trois ministres socialistes ce qui selon Abdellali Hajjat et Marwan Mohamed dans leur ouvrage Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », constitue l’acte inaugural de l’islamophobie d’État) les luttes du MIB qui auront permis pour tout un chacun aujourd’hui d’avoir droit de voir un médecin et un avocat dans le cadre d’une garde à vue, celles des secteurs du ménage dont la grève sur deux ans des femmes de ménage de l’hôtel Ibis Batignolles avec des revendications intersectionnelles, celles des sans-papiers de différents secteurs, celles des retraités chibanis de la SNCF… la liste est interminable. Rendant insupportable cette gauche oublieuse et méprisante qui s’interroge sur l’absence des arabes et des noir·es dans les mouvements sociaux. Le chômage et la précarité endémiques des quartiers populaires où vivent les racisé·es d’en bas se traduisent de plus en plus par leur mise à l’écart du monde du travail mais pour autant les gueules des 1er Mai sont aussi celles aux accents accrochés aux visages.
Reste que la conflictualité pour partie se déplace en dehors des lieux de travail vers les quartiers d’arabes et de noir·es,sans aucun doute plus vive que dans d’autres espaces géographiques, comme ceux qualifiés de « bourgs ». C’est précisément dans ce contexte de racialisation du travail et de déni d’accès à un travail décent, justement rémunéré, qu’il faut comprendre à la fois la possibilité des crimes racistes commis par la police et les révoltes qui s’en suivent.
LA POLICE TUE ? NON !
Non la police ne tue pas, elle tue des arabes et des noires ! Pourquoi ce qui est assumé aux États-Unis où l’on peut dire « un homme noir est abattu par un policier blanc » est encore inimaginable ici dans la bouche de journalistes ou de politiques même de gauche ? La prouesse pour ces derniers est d’affirmer : « oui, la police tue ! » alors même que la quasi-totalité des victimes sont noirs ou arabes. C’est pourtant fondamental d’affirmer la couleur du crime, car cela démontre pour partie le racisme structurel de la police mais aussi que ces crimes sont d’autant plus légitimés qu’ils s’inscrivent dans un processus d’exclusion raciale d’une identité sociale. Ils sont assassinés car arabes, noirs et pauvres. C’est en ce sens qu’il ne s’agit jamais de bavure, le crime raciste est prémédité par la société tout entière, il est systémique. Les révoltes dans les quartiers expriment bien plus que la douleur liée à la perte injuste et injustifiable d’un fils, d’un frère, d’un ami, elle est le sentiment d’une hoggra totale et totalisante qui touche tous les pans de chacune des vies de noires et d’arabes. Dès lors, pour ces révoltés, il ne s’agit pas de s’en prendre aux seuls policiers coupables mais au système global dont l’État en est l’incarnation. Brûler toutes les institutions qui même sans intentionnalité sont excluantes y compris des écoles ou des bibliothèques devient alors possible. Au-delà de l’État, selon J. Talpin5 : « la référence à ’’la France’’ est fréquente chez les enquêtés qui attribuent une cause générale à leur expérience (de discrimination), la renvoyant plus ou moins implicitement à l’histoire nationale et à des mécanismes structurels relativement enracinés. » Il serait alors vain et violent de vouloir « faire France ensemble » comme le proposent quelques responsables politiques de gauche. Le contrat racial qui se fait sur le dos des immigré·es, de leurs enfants et petits-enfants est un obstacle majeur pour tout rapprochement entre les « tours » et les « bourgs ». Ce qui ne veut pas dire que des luttes communes pour plus de services publics, pour une répartition des richesses, pour une planification écologique soient hors de portée. Bien au contraire, il faut précisément mettre l’accent dessus. Mais le contrat racial qui assigne à des positions subalternes noires, arabes, gens du voyage, musulmanes doit être déchiré tout comme le Code de l’indigénat et le Code noir. Pour cela, il n’y a pas d’autres issues possible que la prise du pouvoir par les premiers et premières concerné·es. La prise du pouvoir dans la rue, ce sont les révoltes des quartiers populaires, les marches pour l’égalité et contre le racisme, celles de la dignité, celles contre l’islamophobie, celles contre les violences policières, celles des sans-papiers… Mais c’est aussi nécessairement la prise du pouvoir institutionnel : nos belles gueules doivent être sur les affiches électorales pour défendre les égalités. C’est le sens qu’il faut donner : à l’Assemblée des quartiers, à l’ambition de militant·es qui se retrouvent têtes de liste aux différentes échéances électorales sur des listes autonomes, soutenues ou présentées par des organisations politiques. Il ne s’agit pas de mettre de la diversité pour faire diversion sur les questions qui nous préoccupent, mais au contraire de mettre en avant des acteurs et actrices de nos luttes sociales pour porter nos revendications d’égalité et les traduire dans le droit commun. C’est seulement ainsi que le racisme d’État qui ruisselle du haut vers le bas et qui a contaminé l’ensemble de la population en réactivant toujours davantage la matrice coloniale et esclavagiste, que nous pouvons espérer ralentir voire bloquer la fascisation en cours.
DE LA FASCISATION AU FASCISME
Une des caractéristiques de cette fascisation en cours, c’est que l’État et toutes les sphères de pouvoir y compris idéologiques la légitiment en construisant les « ennemis intérieurs » avec le « problème musulman ». Il ne faudra pas davantage que convoquer le mythe du cheval de Troie avec son projet de « Grand remplacement » pour en faire une réalité politique répressive violente qui s’abat sur les quartiers populaires et sur tous les responsables politiques indigènes, sur les responsables de lieux de culte musulmans.
Si 2005, suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré et les révoltes qui ont embrasé l’hexagone, a vu l’émergence d’organisations relevant de l’antiracisme politique : Mouvement des Indigènes de la République, La Voix des Rroms, La Brigade Anti Négrophobie, etc. mais aussi de médias comme le Bondy Blog, 2015 a été un tournant majeur avec une accélération de la fascisation. Les 4 000 perquisitions ont créé un véritable syndrome dans les communautés musulmanes : celui de la « porte cassée ». Ce traumatisme légitimé par la presse mainstream a généré peurs et replis chez toutes les personnes de confession ou de culture musulmane. Mosquées incendiées ou fermées par la puissance publique, empêchant physiquement le recueil et la prière collective pour des milliers de musulman·es, la dissolution d’associations, la disqualification violente de militant·es contre l’islamophobie et d’organisations politiques taxés d’islamogauchistes et de communautaristes — surtout après la grande manifestation de 2019 contre l’islamophobie qui avait réuni 20 000 personnes — ont fini par tétaniser un grand nombre d’habitant·es des quartiers populaires.
Le silence abyssal des organisations droits de l’hommistes et d’une grande partie de la gauche lors de l’adoption de la loi « séparatisme » du 24 août 2021, confirmait le passage à une autre séquence pour les étrangers, les musulman·es et habitant·es des quartiers populaires, celui du fascisme. A l’échelle du monde jusque dans nos quartiers, le fascisme est une réalité politique. La mise à mort des migrant·es avec la chasse aux sans-papiers et en délocalisant les postes frontières de l’Europe dans des pays où tortures, viols, assassinats sont le quotidien de ceux et celles qui fuient les désordres du monde créés par un impérialisme guerrier, destructeur de la planète, en est une déclinaison.
À l’échelle local, le Contrat d’engagement républicain a fait plier tout le secteur associatif qui est dans certaines villes l’un des premiers employeurs (comme le souligne J. Talpin qui a travaillé longuement dans la ville de Roubaix, l’une des plus pauvres de l’Hexagone ; son dernier ouvrage La colère des quartiers populaires est édifiant), pour le mettre sous le joug des préfectures et de leurs pouvoirs dérogatoires. Soupçonnés d’être potentiellement des « terroristes de quartier », la justice « préventive » condamne pendant qu’explosent les infractions pour « outrages et rébellion ». Ces dernières se terminent par des condamnations à la prison pour 20% d’entre elles. Agissant comme des procès baillons, il s’agit de faire taire toute forme de contestation surtout lorsqu’est visée la police : Amal Bentounsi a été poursuivi par M. Valls, plus tard ce sera Assa Traoré, une autre figure militante contre les violences policières, qui le sera.
Faire taire les quartiers lorsque le gouvernement assure un soutien inconditionnel aux génocideurs d’Israël, va se traduire par une pluie d’amendes pour manifestations illégales mais aussi par un déferlement de mises en accusation pour « apologie du terrorisme » visant des organisations (LFI, NPA, RP…) et des personnalités et militant·es politiques (journalistes, syndicalistes CGT, député·es, élu·es municipaux, porte-paroles politiques, etc.) mais surtout à l’ombre des lumières médiatiques, un grand nombre de personnes des quartiers ou impliquées dans la vie du culte musulman. C’est le cas d’AbdouRahmane Ridouane président de la mosquée de Pessac que Darmanin a mis sur son tableau de chasse et veut expulser pour des motifs fallacieux qui relèvent de notes blanches où la DGSI transforme et surinterprète ses messages sur les réseaux sociaux. De la même manière, la plainte contre Elias Imzalene pour avoir appelé à l’« intifada » lors d’une manifestation, lui a valu un réquisitoire d’une violence inouïe, le procureur demandait 15 ans de prison ferme ! Il aura écopé au final de 5 mois avec sursis et le ministère de l’intérieur vient de geler tous ses avoirs. Derrière ces mises en accusation, la volonté est de faire taire toutes les voix en solidarité avec le peuple palestinien, comme celles d’Urgence Palestine entre autres.
Sur des années de violences directes ou indirectes, la résignation a fini par gagner plusieurs générations d’immigré·es et leurs descendant·es. Il ne s’agit pas de fatalisme, mais le sentiment que le rapport de forces pour gagner n’est pas en faveur des plus discriminés racialement et des plus exploités. Les trahisons d’une partie de la gauche assumant son tournant néolibéral et des positions ouvertement racistes, se traduisent par le sentiment que la transformation du quotidien est quasi impossible pour l’heure. Si l’abstention touche toutes les catégories populaires, on ne peut que constater que la résistance dans les urnes face aux forces fascisantes se fait dans les quartiers populaires pour l’essentiel. Sans en faire des sujets révolutionnaires en soi, leurs conditions d’existence dans des quartiers laissés à l’abandon par les services de l’État (en dehors de la police), dans un contexte d’islamophobie structurelle, de paupérisation massive mais avec leur conscience aigüe des enjeux politiques doivent nous laisser penser, qu’ils et elles constituent un potentiel d’avant-garde pour l’émancipation de toute la société. Mais si les quartiers tombent, le fascisme gagne partout. o
* Omar Slaouti est enseignant dans un lycée d’Argenteuil et membre du collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri. Il a également été l’un des porte-parole de la Marche pour la justice et la dignité et contre les violences policières (2017) et du collectif Rosa Parks (2018), et l’un des initiateurs de la Marche contre l’islamophobie (2019).
1) J. Talpin, L’épreuve de la discrimination. Éd. PUF, 2021.
2) M. Mohammed et J. Talpin, Communautarisme ? Éd. PUF/Vie des idées, 2018.
3) P. Simon et V. Tiber, La fabrique du citoyen. Origines et rapport au politique en France. INED, Documents de travail n° 175, 2012.
4) A. Hajjat et M. Mohammed , Islamophobie
Comment les élites françaises fabriquent le ’’problème musulman’’. Éd La découverte, 2016.
5) J. Talpin, La colère des quartiers populaires. Éd. PUF/Lien social, 2024.