Depuis plusieurs mois, les collages féministes contre les violences faites aux femmes se multiplient dans de nombreuses villes. Les cas de violence recensés sont affichés sur les murs, exposés à la vue de touTEs. Les noms de femmes tuées par leur (ex-)conjoint sont placardés partout, constituant une sorte de compteur collectif des féminicides qui est quotidiennement actualisé. En cette fin d’année, on peut donc suivre au jour le jour le chiffre funeste du nombre total de féminicides en 2019 rien qu’en sortant de chez soi et en marchant dans la rue.
Nouvelle audience des luttes auto-organisées contre les violences
Impulsée par des groupes de femmes auto-organisées, cette nouvelle pratique de visibilisation des violences dans l’espace public prend forme dans la lignée du mouvement #MeToo de l’automne 2017, et de la libération de la parole qui l’a accompagné. Mais ce qui change dans la période actuelle, c’est que l’on passe de déclarations individuelles dans la presse ou sur les réseaux sociaux à une action collective de rue. Autre nouveauté, le terme même de féminicide est repris et fait les gros titres dans la presse : il devient compréhensible à une échelle large.
Dans une société où il est très difficile de dénoncer ces violences, où elles sont passés sous silence, où les violeurs jouissent le plus souvent d’une impunité quasi totale (voire le cas d’école autour de Roman Polanski), le fait que des groupes de femmes se mettent en mouvement est indéniablement positif. Chose qui n’a rien d’une nouveauté dans les mobilisations féministes, la lutte s’organise principalement en dehors des organisations politiques et syndicales traditionnelles.
Rupture entre mouvements féministe et ouvrier
La deuxième vague féministe – que l’on peut situer autour des luttes des années 1970 pour la contraception et l’avortement – est un moment pivot dans la constitution du mouvement autonome des femmes tel qu’on le connaît aujourd’hui. Dès Mai 68, les militantes témoignent de leurs difficultés à entrer dans les organisations politiques et syndicales, et quand elles y parviennent, elles sont souvent assignées à des tâches logistiques.
Dès cette période, une bien fâcheuse tendance se développe – et continue de subsister aujourd’hui – dans les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier : celle de se méfier des mobilisations féministes car elles seraient la plupart du temps petites-bourgeoises. Penser cela, c’est ne pas voir que celles qui ont le plus intérêt à lutter dans le mouvement autonome des femmes sont celles qui sont les plus précaires. Sur la question de l’avortement par exemple, dans les pays qui l’interdisent, les femmes bourgeoises disposent de solutions pour recourir à une interruption de grossesse : elles connaissent les médecins qui pratiquent des avortements clandestins, et elles disposent de l’argent nécessaire pour les payer. En Argentine, où un mouvement de masse pour la légalisation de l’avortement existe depuis plusieurs années, cette idée s’incarne dans l’un des slogans phares de la mobilisation : « Les riches avortent, les pauvres meurent ».
Quand les révolutionnaires ne prennent plus en charge les questions de mœurs, de sexualité, quand ils cessent de les prendre comme des objets politiques, alors le féminisme est vidé de sa substance politique, de son potentiel lutte de classe, neutralisé. Dans cette configuration, les femmes qui veulent lutter pour leurs droits matériels – et donc liés aux questions de classe – que sont l’accès à la contraception, à l’avortement, à l’autonomie économique et contre les violences, n’ont d’autre choix que de s’auto-organiser.
Un rôle à jouer
Pour les militantEs révolutionnaires, il s’agit toujours de garder en tête que l’autonomie (relative) du mouvement féministe n’est jamais qu’un moyen et non une fin en soi. Notre rôle est crucial à un double niveau. Premièrement, il s’agit pour nous de construire loyalement les mobilisations féministes, en y défendant un féminisme lutte des classes, pour les orienter autant que possible vers un affrontement contre le système capitaliste, seule stratégie crédible pour arracher de nouveaux droits.
Deuxièmement, il est de notre responsabilité de construire des passerelles entre les mobilisations féministes et les autres bagarres en cours – la grève du 5 décembre contre le projet de réforme des retraites, pour ne citer qu’un exemple – parce qu’à terme, nous cherchons à entraîner dans une lutte commune touTEs les exploitéEs et oppriméEs.
Il y a fort à parier qu’à mesure que nos organisations politiques et syndicales prendront en charge les questions féministes, à tous les niveaux, l’autonomie des mobilisations spécifiquement féministes s’amenuisera. C’est en ce sens qu’il faut envisager une convergence des luttes entre mouvement féministe et ouvrier, car il y a bien une chose dont le mouvement féministe n’est pas autonome : c’est la lutte des classes !