Publié le Lundi 20 mai 2024 à 09h00.

Il y a trente ans, la jeunesse et les travailleurs s’unissaient pour antiCIPer

En mars-avril 1994, la France connut un printemps agité, en particulier dans la jeunesse. La droite était de retour et, pour lutter – prétendait-elle – contre le chômage, elle voulait autoriser les entreprises à rémunérer à 80 % du Smic les jeunes de moins de 26 ans ayant bac+2 ou moins pour une durée de six mois à un an, renouvelable une fois. En période de récession, la réponse fut sans appel. 

Quand sont publiés le 24 février 1994 au Journal officiel les deux décrets d’application du contrat d’insertion professionnelle (CIP), une partie des académies est en vacances d’hiver, mais très vite les syndicats étudiants, à commencer par l’Unef-ID, appellent à se rendre en manifestation. L’appel est entendu car l’injustice est flagrante : découlant de la loi quinquennale adoptée le 20 décembre 1993 par l’Assemblée nationale, le CIP n’est autre qu’un « smic-jeunes », qui va précariser toujours plus, et surtout les moins qualifié·es des jeunes.

 

« Balladur m’a tuer »

En réponse à l’injustice, les jeunes, en particulier celles et ceux des IUT, s’organisent. Michel Giraud, ministre du Travail, défend pendant plusieurs semaines cette mesure qui fait partie du Plan quinquennal pour l’emploi, un plan destiné à déréguler le code du travail, à autoriser le travail du dimanche par dérogation (depuis largement étendu). C’est pourtant le très aristocratique Premier ministre Balladur qui est ciblé par des manifestantEs, au son de « Balladur, et hop, dans la benne à ordures » ou « Balladur, smic ta mère »

En écho à une autre injustice – celle qui a conduit Omar Raddad en prison, condamné le 2 février 1994 pour le meurtre de Ghislaine Marchal –, on a vu fleurir sur les murs des facs, comme à Nantes, le slogan « Balladur m’a tuer », dérivé d’« Omar m’a tuer », l’inscription qui l’a fait condamner. Le mobile de Balladur, lui, était limpide : « les jeunes qui ont 20 ans aujourd’hui n’ont connu que la crise ; il est de notre responsabilité de trouver des solutions ». Une solution qui apparaissait pour ce qu’elle était : baisser le coût de la main-d’œuvre et faire des cadeaux aux patrons.

 

L’unité des jeunesses

Ce mouvement de la jeunesse diffère à bien des égards des mouvements précédents, comme celui de 1986 contre la loi Devaquet et la sélection à l’entrée de l’université, ou le mouvement lycéen de 1990 qui réclamait des profs et un plan de réparation des lycées dégradés. Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, avait augmenté le budget. 

Dans ce mouvement, c’est la jeunesse, ou plutôt les jeunesses qui s’unissent contre l’injustice sociale et expriment leur crainte du chômage. La jeunesse étudiante occupe les facs, quand celle des IUT est un moteur puissant dans de nombreuses villes, et que des jeunes travailleurs/ses se joignent au mouvement.

Assemblées générales, manifestations, auto-organisation : toute une génération fait l’expérience de la mobilisation et de la politisation, mais aussi celle de la répression, qui trente ans après, apparaît presque douce. À Nantes, dès la première manifestation, le préfet envoie les lacrymos avant même la dislocation de la manif. La colère légitime des manifestant·es donne lieu à des affrontements avec la police qui se répéteront chaque jeudi pendant cinq semaines.

 

Le lien avec les travailleurs/ses

Les syndicats de salarié·es sont en négociation avec le gouvernement autour du Plan quinquennal pour l’emploi. Ils soutiennent les jeunes de la rue. 

Le jeudi 3 mars, étudiant·es et lycéen·nes manifestent à Paris à l’appel de l’Unef-ID et de l’Unef-SE. Une coordination des IUT se met en place. Édouard Balladur a convoqué pour ce jour une table ronde « sociale » : le CIP en constitue le sujet unique. Les syndicats dénoncent les décrets. La CGT quitte la réunion pour rejoindre les manifestant·es. Dans la soirée, le Premier ministre affirme « entendre » les critiques, mais refuse d’annuler les décrets. Il annonce un texte « complémentaire » élaboré « dans la concertation ».

Le 10 mars, des dizaines de milliers de jeunes manifestent à Paris et dans les grandes villes. Le samedi 12 mars, 400 000 personnes se rassemblent dans toute la France à l’appel de la CGT et d’une quarantaine d’organisations. Le jeudi 17 mars – du jamais vu – CFDT, CFTC, CGT, FO, FEN, FSU, coordinations et syndicats d’étudiant·es et de lycéen·nes appellent à manifester contre le CIP. Les salarié·es du pays se mobilisent et soutiennent le mouvement qu’une pancarte résume bien : « Papa, j’ai trouvé un travail, c’est le tien »

Dans de nombreuses villes, l’alliance de la jeunesse et des travailleurs/ses est comparée à celle de 1968. C’est moins visible en région parisienne, mais en régions, l’unité de la jeunesse et des salarié·es donne de la force au mouvement. Et cette solidarité s’exprime au-delà des manifestations : à Nantes, par exemple, les étudiant·es viennent soutenir les « filles » de Chantelle de Saint-Herblain, menacées de licenciements pour cause de délocalisation.

 

Les ajustements du ministre

Le 20 mars 1994, Michel Giraud déclare, dans Le Journal du dimanche que le gouvernement « n’a pas reculé », mais « a ajusté » son texte. C’est aussi le premier tour des élections cantonales, et la droite ne pavoise pas. 

Le lendemain, Michel Giraud, toujours lui, reçoit les organisations syndicales. Il tape du poing sur la table : « Cette semaine, cela ressemble à Verdun, on ne passe pas ! Trop, c’est trop ! J’ai passé ce matin une heure avec le Premier ministre et nous en sommes convenus : ça suffit ! ». Michel Giraud et Édouard Balladur donnent le feu vert à la publication de leur nouveau décret dans le Journal officiel.

Le « décret complémentaire » sort donc le 23 mars. Il précise qu’un·e jeune diplômé·e ne rentrera en CIP que s’il ou elle est au chômage depuis plus de six mois. Pour les diplômé·es à partir du CAP, il faut entendre 80 % du salaire minimum conventionnel, les 20 % étant consacrés à la formation assurée par des tuteurs/trices. Pour les non-diplômé·es, on reste à 80 % du Smic. Ce premier recul, loin de calmer la mobilisation, l’encourage1. Il faut dire qu’avec deux millions de chômeurs/ses (soit 10 % de la population active), chaque famille compte au moins un chômeur ou chômeuse et un·e jeune en études. Et le tutorat apparaît comme une mesure sans fond, pas préparée, au point que le CNPF (l’ancêtre du MEDEF) ne semble pas en vouloir. Des dissensions dans la majorité gouvernementale se font jour.

 

Affrontement avec l’État et retrait du CIP

Les 22, 23 et 24 mars, de nouvelles manifestations ont lieu dans plusieurs villes du pays, notamment à Nantes et à Lyon où, à la suite d’interventions policières, des dizaines de jeunes sont interpellé·es et condamnéEs2. À Lyon, deux jeunes d’origine algérienne sont condamnés à l’expulsion sur ordre du préfet de région. Le vendredi 25 mars, des centaines de milliers de lycéen·nes et d’étudiant·es manifestent dans toute la France. Ils et elles sont près de 60 000 à Paris, 40 000 à Lyon. Dans la capitale et à Nantes, la police intervient à nouveau violemment. La position du gouvernement semble se durcir.

Pourtant, le lundi 28 mars, le Premier ministre annonce la « suspension » du CIP pour une semaine, preuve que la pression de la jeunesse fait son œuvre. Une jeunesse redoutée… par Balladur qui était membre du cabinet de Georges Pompidou en 1968 et ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation (sic) entre 1986 et 1988 pendant les manifestations étudiantes de 1986 au moment de la mort de Malik Oussekine.

Les jeunes ne désarment pas et, plus que jamais, s’organisent pour le 31 mars, se réunissent en assemblées générales, occupent les gares dans plusieurs villes… Le mouvement est à son pic, et l’annonce du retrait du CIP le mercredi 30 mars n’empêche pas la tenue de la manifestation du lendemain. 

Pendant plusieurs jours, la mobilisation ne faiblit pas. Dans de nombreuses facs, l’occupation reste une réalité encore ce début avril. La mobilisation est soutenue par les doyens et les chefs d’établissements, du moins pas réprimée. 

Dans la première quinzaine d’avril, les AG se poursuivent pour réclamer l’arrêt des poursuites judiciaires, la démission du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, l’arrêt des expulsions des deux jeunes d’origine algérienne. L’exécution de l’expulsion est finalement soumise au sursis3, Charles Pasqua s’incline, mais déclare le 6 avril 1994 devant l’Assemblée nationale : « Le droit de manifester est inscrit dans la Constitution, mais nous ne laisserons pas la chienlit s’installer ni à Paris ni ailleurs ». Ambiance gaullienne et 1968 ! 

Un recoupement des diverses informations publiées par la presse donne un chiffre minimal de 1 300 interpellations pour l’ensemble du territoire au cours de ce mouvement3. À comparer avec les 800 interpellations pour la seule journée du 16 mars 2023, jour de l’annonce du recours au 49.3 pour la réforme des retraites de Macron.

 

Le CIP, une mesure de droite parmi d’autres

D’une durée de six semaines, ce mouvement s’oppose d’abord à une mesure qualifiée de droite. Un an plus tôt, au printemps 1993, la gauche, en déroute, vient de perdre les élections législatives, qui ont donné une très large majorité aux divers partis de droite (57,65 %). L’année précédente, elle avait également perdu les régionales. C’est ainsi que Balladur devint Premier ministre de la deuxième cohabitation sous la présidence de Mitterrand. Reste dans les mémoires des salarié·es la précédente cohabitation au cours de laquelle Chirac, Premier ministre, avait largement privatisé. 

Ce retour de la droite est marqué par des attaques sur le droit d’asile et sur la protection sociale. En juillet 1993, la durée d’assurance nécessaire à l’obtention d’une retraite à taux plein passe progressivement de 37,5 années à 40 années pour les salarié·es du privé. Sans riposte. Les lois Pasqua-Debré s’imposent, la mobilisation reste faible.

 

L’agitation sociale de retour

Dès l’automne, l’agitation sociale reprend. D’abord, ce sont les personnels au sol d’Air France qui, à partir du 18 octobre et jusqu’au 29 octobre, s’opposent à un plan de redressement qui doit supprimer 4 000 emplois. Les avions sont cloués au sol pendant plusieurs jours. Le président d’Air France démissionne.

Ensuite, le gouvernement décide, dans le cadre du plan « Université 2000 » et de la discussion sur le budget, de revenir sur une mesure prise en 1990 par Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale : l’extension du bénéfice de l’ALS (allocation de logement sociale) aux étudiant·es en leur seule qualité d’étudiant·es locataires d’un logement. L’ALS, instituée en Île-de-France, puis étendue dans les agglomérations de plus de 100 000 habitant·es en 1992, concerne, début 1993, tout le territoire. À la rentrée 1993, 365 000 étudiant·es (sur deux millions) en bénéficient, dès lors qu’ils et elles déclarent ne pas disposer de revenus propres, quels que soient les revenus de leurs parents : elle s’élève en 1993 à 1 074 francs par mois pour les étudiant·es parisien·nes et à 945 francs pour les provinciaux et provinciales (environ 150 euros). La décision du gouvernement d’indexer l’ALS sur le revenu des parents (sauf pour les boursier·es) met dans la rue de nombreux campus pendant le mois de novembre, et déjà le slogan « étudiants, salariés, solidarité » est scandé, prélude en quelque sorte au mouvement du printemps 19944. Le gouvernement recule sur l’ALS, hanté par le spectre du mouvement de 1986 sur la loi Devaquet, et face à des syndicats étudiants et salariés forts.

Le 16 janvier 1994, un million de personnes manifestent à Paris pour l’école laïque après que l’Assemblée nationale a adopté le 15 décembre 1993 une loi dite « Bourg-Broc » ou « Bayrou », du nom du ministre de l’Éducation nationale, qui vise à supprimer de fait toute contrainte en matière de financement des écoles privées. Bien que la loi ait été invalidée par le Conseil constitutionnel, les syndicats d’enseignant·es et les associations laïques entendaient faire tir de barrage.

 

La lutte de classe après la chute du mur de Berlin

C’est donc dans ce contexte d’agitation et d’opposition aux attaques de la droite que le mouvement contre le CIP s’est construit, fort aussi des premières AG de l’automne. Il représente à la fois l’opposition classique de la gauche dans la rue face à la droite au gouvernement et un point de bascule en ce qu’il est le premier mouvement unissant les jeunes et les travailleurs/ses.

Trente ans après, difficile de faire des comparaisons avec le mouvement social actuel, sa structuration et sa force. Il n’est pas inutile néanmoins de se replonger dans cette époque qui, après la chute du mur du Berlin en 1989, avait enterré la lutte de classes. Celle-ci faisait donc son grand retour avec le mouvement contre le CIP alliant l’énergie de la jeunesse à l’expérience accumulée des organisations syndicales, politiques et associatives qui avaient fait leurs armes dans l’après-68. Seulement 18 mois avant le mouvement de novembre-décembre 19955, dont le slogan phare « Tous ensemble » s’annonçait dès mars 1994.

 

Une victoire partielle

Seule la partie de la loi la plus contestée a été retirée. Le reste du plan quinquennal pour l’emploi s’est appliqué, éclairant aussi les divisions à l’œuvre dans le front syndical entre les partisan·es de la négociation (souvent contre l’intérêt des travailleur/ses), la CFDT avec Nicole Notat à sa tête, et les tenant·es du rapport de forces. 

En 1994, comme en 1995 où le plan Juppé s’appliquera sur le volet de la Sécurité sociale, le gouvernement reculant sur les retraites de la fonction publique (qu’il voulait aligner sur celles du privé pour finir le travail de Balladur) et les régimes spéciaux, la victoire n’est que partielle. 

La droite était à l’offensive, mais la vitalité du mouvement social a entravé ses projets, sans qu’il soit possible pour ce dernier d’aller plus loin. La traduction politique et institutionnelle de cette vitalité a été contradictoire. 

La gauche de gouvernement est tellement discréditée après les années Mitterrand et sa fin de mandat désastreuse qu’aucun parti n’apparaît comme le représentant institutionnel légitime du mouvement social. Et il suffit à Chirac de faire campagne sur la « fracture sociale », en décalage avec la politique brutale de son « ami de trente ans » Balladur, pour gagner face à Lionel Jospin. La brutalité de la droite de 1994 apparaît bien timorée après celle de Sarkozy et de Macron, et le rapport de forces entre les classes bien moins miné par l’accompagnement social-libéral, la résignation, le repli individuel et la répression.

 

Se battre face à la marchandisation

Trente ans après, on ne peut que constater le recul inéluctable de nos droits sociaux, la pression sur les salaires, la mise au pas de la jeunesse. En 2006, Villepin a voulu instaurer le CPE (contrat de première embauche), qui prévoyait pour les moins de 26 ans une période d’essai de deux ans : comme avec le CIP, il y a dans cette mesure une volonté de faire baisser le coût de la main-d’œuvre. De façon directe en 1994, indirecte en 2006. En dérégulant et en segmentant les droits des travailleurs/ses, c’est l’ensemble des salaires qui sont visés pour alimenter les profits. 

Il y a aussi une volonté idéologique, gratuite, de mettre au pas la jeunesse, de la faire entrer dans le rang… Toutes choses qu’on retrouve aujourd’hui dans les politiques macronistes depuis 2017 avec le SNE, le port de l’uniforme, la casse du service public d’éducation et de l’enseignement supérieur, la généralisation des contrats d’alternance. 

Les jeunes d’hier sont les salariéEs d’aujourd’hui. Il est urgent d’« antiCIPer » comme on le disait il y a trente ans, de s’organiser pour imposer des mesures d’urgence sociale et écologique, et d’instaurer une autre société. Il est temps de s’« émanCIPer » !

  • 1. Voir l’article du GERME (Groupe d’Études et de Recherche sur les Mouvements Étudiants), « Avant le CPE (contrat première embauche), le précédent du CIP Balladur (décrets du 24 février 1994) ».
  • 2. Le nombre d’interpelléEs et les condamnations ne sont pas dénombrées trente ans après de façon exhaustive. 
  • 3. Voir l’article en ligne « 1994 : la répression judiciaire du mouvement “anti-CIP” », Lignes de forces.
  • 4. Voir l’article du GERME, « Le serpent de mer de l’ALS: retour sur une tentative de réduction du gouvernement Balladur en 1993 ».
  • 5. Voir Daniel Minvielle, « Novembre-décembre 95, « Tous ensemble » contre le plan Juppé », l’Anticapitaliste la revue, n° 71, décembre 2015.