Le récent soulèvement palestinien a démontré que, même si la question de Palestine était passée depuis plusieurs années sous les radars médiatiques, l’actualité de la lutte contre l’apartheid israélien est toujours vivace. L’occasion de revenir sur les grandes coordonnées du conflit opposant Israël aux PalestinienEs, et de se poser notamment la question de l’avenir de la revendication de « l’État palestinien indépendant » au regard des évolutions de la situation sur le terrain.
Contrairement à une assertion couramment admise, qui affirme que « le conflit israélo-palestinien est une question complexe », les données du problème sont en réalité relativement simples : l’instabilité permanente dans l’ancienne Palestine mandataire résulte, en dernière analyse, de l’indépassable contradiction entre le projet sioniste d’établir un État juif en Palestine et la présence sur cette terre d’un peuple autochtone refusant d’abandonner ses droits nationaux. De la grande révolte arabe de 1936, provoquée par l’accélération de l’immigration sioniste et des acquisitions de terres par les colons juifs, aux récents « événements » de Sheikh Jarrah, réponse à la volonté d’expulser des PalestinienEs de Jérusalem, en passant par la Nakba de 1947-1949, c’est cette contradiction essentielle qui demeure le moteur du conflit.
Retour aux sources : « Un peuple sans terre » sur une terre déjà peuplée
Le projet des dirigeants du mouvement sioniste n’a jamais été de partager la terre de Palestine avec les PalestinienEs, et ce dès la création de l’État d’Israël, comme le déclarait alors David Ben Gourion, considéré comme le « père fondateur » d’Israël : « L’acceptation de la partition ne nous engage pas à renoncer à la Cisjordanie. On ne demande pas à quelqu’un de renoncer à sa vision. Nous accepterons un État dans les frontières fixées aujourd’hui ; mais les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des Juifs et aucun facteur externe ne pourra les limiter1 ». Depuis lors, la souveraineté israélienne sur l’ensemble de la Palestine du mandat britannique est demeurée l’objectif principal de l’ensemble des dirigeants de l’État juif.
Pour y parvenir, le mouvement sioniste a eu (et a encore) besoin du soutien des grandes puissances. Mais ce soutien a toujours eu un prix : l’État d’Israël devait avoir, au moins en apparence, les attributs d’une démocratie. Une seconde contradiction a donc rapidement fait son apparition, qui a résulté de la nécessité de préserver simultanément le caractère juif et le caractère démocratique de l’État. La solution envisagée par les dirigeants du mouvement sioniste, puis de l’État d’Israël, a été de s’assurer que les citoyens de l’État soient dans leur très grande majorité, sinon dans leur totalité, des Juifs. Ils ont donc dû rapidement trouver, avant même la Déclaration d’Indépendance d’Israël en 1948, une solution au « problème » palestinien, sachant pertinemment que contrairement au mensonge qu’ils avaient sciemment répandu la Palestine n’était pas une « terre sans peuple » et que la seule immigration ne pourrait suffire à assurer la suprématie démographique juive.
De l’expulsion aux cantons
Le peuple palestinien, du fait de son existence même, a toujours été et demeure aujourd’hui encore un obstacle à la pleine réalisation du projet sioniste. De l’annihilation pure et simple de l’obstacle (le Plan Daleth et l’expulsion de 1947-1949) à son contournement/containment (le Plan Allon de 1967 et la cantonisation, toujours en cours aujourd’hui), le but reste le même : le plus de territoire et le moins de Palestiniens possible sous juridiction israélienne.
Les Accords d’Oslo, inspirés du Plan Allon (voir cartes ci-contre), participaient de cet objectif : abandonner la gestion des zones palestiniennes les plus densément peuplées à un pouvoir autochtone tout en gardant le contrôle de la quasi-totalité du territoire, en poursuivant les déplacements de population et en accélérant la colonisation (le nombre de colons a doublé dans les dix années qui ont suivi Oslo). Le « retrait unilatéral » de Gaza s’est inscrit dans cette même logique, de même que la construction du Mur, dont le tracé délimite les cantons palestiniens.
Il y a donc, par-delà les nuances entre Travaillistes et Likoud, entre les généraux et les civils, une nette continuité dans les politiques des gouvernements de l’Etat d’Israël. Cette continuité et celle du soutien apporté par les grandes puissances à un allié de poids dans une région aux enjeux géostratégiques majeurs, ont produit une réalité qu’il est indispensable de prendre en compte pour toute discussion sur le possible avenir de la Palestine post-mandat :
- Malgré le « retrait » israélien de l’été 2005, les frontières terrestres de Gaza sont quasi-hermétiquement fermées, tant avec l’Égypte qu’avec Israël. La façade maritime et l’espace aérien sont sous contrôle israélien. L’asphyxie est totale et les incursions et bombardements sont quotidiens.
- Jérusalem, proclamée en 1980 « Capitale une et indivisible de l’État d’Israël », a fait l’objet d’une politique spécifique de judaïsation et de dépalestinisation. Les quartiers palestiniens sont en outre totalement isolés de la Cisjordanie par les colonies et le Mur. Dans le cadre du projet « Grand Jérusalem », Israël n’a eu de cesse de repousser les limites municipales de la ville vers l’Est en y intégrant les blocs de colonies pour aujourd’hui couvrir plus de 10 % de la Cisjordanie.
- La Cisjordanie est coupée en deux par le « Grand Jérusalem », fragmentée en de multiples zones isolées les unes des autres par les colonies, les routes de contournement, les différentes sections du Mur et les checkpoints israéliens. 40 % de sa superficie est aujourd’hui couverte par les infrastructures israéliennes (colonies, routes, camps militaires…). On y dénombre plus de 200 colonies et plus de 700 000 colons juifs, qui bénéficient de l’extension de l’ensemble des infrastructures israéliennes, notamment les routes.
Tandis que Gaza est isolée du monde, la Cisjordanie n’est pas seulement « occupée par Israël » mais « intégrée à Israël ». La « Cisjordanie » et la « Ligne Verte » n’existent plus que sur les cartes et chaque jour la superficie intégrée augmente. Le plan de cantonisation est donc en voie d’achèvement. La superficie totale de l’État d’Israël comprenant les 40 % de la Cisjordanie qui sont de facto annexés et intégrés représente plus de 23 000 km2, contre à peine plus de 3 000 km2 de cantons palestiniens isolés dont les entrées et sorties sont sous contrôle israélien.
Au terme du processus, Israël exercera sa souveraineté sur approximativement 90 % de la Palestine mandataire, desquels environ 90% des 12 millions de Palestiniens seront exclus. Les cantons de Cisjordanie et de Gaza (10 % de la Palestine) seront le lieu de résidence des six millions de Palestiniens « de l’intérieur ». En concertation avec Israël, une infime partie des réfugiés de l’extérieur se verra offrir la possibilité de s’installer dans les îlots palestiniens. Nul doute que la pression s’accentuera sur les Palestiniens de 1948 (les mal nommés « Arabes israéliens ») pour qu’ils quittent Israël et aillent eux aussi rejoindre les réserves.
Telle est la vision qui a servi de fil conducteur, depuis 1967, à l’essentiel de l’establishment sioniste lorsqu’il a compris que l’expulsion de 1947-1949 ne pourrait se renouveler. Une vision qui est aujourd’hui devenu une quasi-réalité.
Des négociations pour « deux États » ?
Mais pourtant, diront certains, depuis 1993 Israël a renoncé à ses prétentions sur l’ensemble de la Palestine du mandat et a reconnu la nécessité de rechercher une solution négociée autour du compromis historique « deux États pour deux peuples ». Telles sont en effet les apparences, au-delà desquelles il faut aller chercher les motivations profondes des dirigeants israéliens. Mis sous pression par les États-Unis, ils ont su faire preuve d’un indéniable sens tactique et ont donné l’impression, au cours des années 1990 et 2000, d’accepter l’idée de « pourparlers de paix » et d’adopter le mot d’ordre des « deux États » : un État palestinien pourrait voir le jour, aux côtés d’Israël, au terme d’un processus négocié. Ils ont ainsi donné l’impression d’ouvrir la porte à une sortie de conflit puisque la direction du Mouvement national palestinien, au nom du « réalisme », du « pragmatisme politique », et d’une « volonté de compromis », s’était rangée à la solution « à deux États » dès le milieu des années 1970 et l’avait officialisée durant les années 1980.
Au cours des années 1970 et 1980, les discussions entre les partisans d’une solution « à deux États » et ses adversaires se focalisaient notamment autour de deux de ses principales implications : la reconnaissance de la légitimité de l’État d’Israël comme État juif et la non-prise en compte, dans la solution proposée, des réfugiés et des Palestiniens de 1948. Un relatif consensus s’est néanmoins dégagé autour de l’idée de l’État palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza dans la mesure où il était alors conçu, pour une grande majorité des organisations palestiniennes, comme une revendication internationalement plus audible et donc plus populaire que la « libération de toute la Palestine », mais néanmoins avant tout comme une étape plus facile à atteindre avant une solution globale.
Ce choix a eu deux conséquences indirectes et non souhaitées : populariser l’amalgame « question palestinienne = État palestinien » et laisser entendre que les conditions étaient réunies pour trouver un terrain d’entente avec Israël quant à un règlement global du conflit. Mais en réalité les « deux États » de l’OLP puis de l’Autorité palestinienne n’ont jamais été les « deux États » des dirigeants israéliens. La réalité du terrain et les conditions posées lors des négociations ne laissent planer aucun doute : des Accords d’Oslo au Plan Sharon en passant par les propositions de Barak à Camp David en juillet 2000, pour les Premiers ministres israéliens « l’État palestinien » n’a jamais signifié autre chose que les cantons, et le processus négocié a été utilisé avant tout comme un moyen de rendre irréversible la situation sur le terrain tout en prétendant rechercher un compromis.
C’est cette évidence de plus en plus palpable qui a fait ressurgir, au cours des dernières années, le débat sur la pertinence du mot d’ordre de l’État indépendant, et ce à une large échelle : dans la population palestinienne, dans le Mouvement national, dans le mouvement de solidarité, dans la presse arabe et, de plus en plus, notamment par le biais de tribunes d’intellectuels, dans la presse « occidentale ». Le débat n’évacue pas les questions « classiques » (réfugiés, Palestiniens de 1948, reconnaissance de l’État juif…) mais il est actualisé à la lumière des récentes dynamiques politiques et des évolutions « sur le terrain » : échecs à répétition des négociations, écrasement du soulèvement de septembre 2000, défaite électorale et rejet de plus en plus massif de la direction de l’Autorité palestinienne, identifiée depuis 30 ans au projet d’État palestinien, et surtout poursuite de la politique d’expansion qui fragmente et réduit de plus en plus les territoires prétendument alloués à l’État indépendant.
Quel « État palestinien indépendant » ?
Au-delà des considérations théoriques, concernant notamment les relations entre les différents secteurs de la population palestinienne et l’exclusion de certains d’entre eux du processus « négocié », il ressort de ces débats que les arguments du « réalisme », du « pragmatisme politique » et de la recherche du mot d’ordre « audible et populaire », que l’on pouvait déjà contester dans les années 1970 et 1980, peuvent aujourd’hui être retournés contre ceux qui les utilisaient jadis. En fait c’est le sens même de l’idée de « compromis possible » qui doit être réexaminé à la lumière de la politique concrète et des « offres » israéliennes de ces dernières années.
La conquête et le contrôle de la Cisjordanie ne sont pas venus compléter le projet sioniste, ils en font partie intégrante, de même que la Cisjordanie fait aujourd’hui partie intégrante d’Israël. Exiger du gouvernement israélien qu’il renonce à la maîtrise de la Cisjordanie n’est donc pas, en ce sens, une position « modérée », une position de « compromis ». Cela ne revient pas en effet à lui quémander quelques « concessions » mais bien à lui demander de revenir sur ce qui a été le cœur de la politique israélienne depuis 1967, de défaire ce que l’ensemble des gouvernements israéliens ont mis plus de quarante ans à construire et, en réalité, d’abandonner purement et simplement le projet sioniste d’établissement d’un État juif sur la Palestine mandataire au moment même où il est en passe d’être réalisé.
On peut se demander quel « pragmatisme politique » il y a dans la demande faite à Israël de déplacer, indemniser et reloger près de 700 000 colons, d’abandonner des infrastructures qui lui ont coûté, depuis 40 ans, des dizaines de milliards de dollars, d’accepter de « rendre » Jérusalem-est aux Palestiniens ou de partager la souveraineté sur l’ensemble de la ville, de tolérer au cœur de son territoire une route reliant la Cisjordanie et Gaza ou encore de renoncer au contrôle de la frontière avec la Jordanie, le tout dans un contexte de crise du mouvement national palestinien et où aucune pression internationale ne s’exerce sur le gouvernement israélien.
Au total, nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui reconnaissent aujourd’hui l’inutilité d’une étape qui entretient l’illusion du « compromis possible » entre existence de l’État juif et satisfaction des droits nationaux du peuple palestinien mais qui pour être atteinte nécessite désormais de réunir à peu près les mêmes conditions politiques que celles requises pour obtenir l’ensemble des droits pour les PalestinienEs.
On peut en outre s’interroger sur le « réalisme » d’un mot d’ordre qui n’a plus de base matérielle : la « Cisjordanie », « Jérusalem-Est », sont des termes qui n’ont aujourd’hui qu’une signification très théorique puisqu’ils se réfèrent à des entités qui n’existent plus suite à leur digestion par l’État d’Israël. On peut se demander aussi quel « réalisme » se cache derrière un projet sans soutien populaire : il ne faudrait en effet surtout pas confondre le soutien à la revendication imprécise de l’État indépendant, assimilée pour une majorité de PalestinienEs à l’idée même d’émancipation vis-à-vis de la domination d’Israël, et une quelconque adhésion de la population à un processus négocié qui n’aboutirait, au mieux, qu’à un « État » au rabais constitué de cantons sous surveillance israélienne, habités pour moitié par des réfugiéEs dont le sort ne serait pas réglé.
Une révolte face à un système de discrimination
Le récent soulèvement populaire palestinien est à ce titre exemplaire, à de multiples égards. Le fait qu’il se soit organisé et déroulé à côté, voire parfois contre les structures historiques du mouvement national palestinien est ainsi révélateur de l’absence de légitimité desdites structures, au premier rang desquelles l’OLP devenue Autorité palestinienne, largement identifié au projet failli d’État indépendant, et de l’absence d’enthousiasme — une formule euphémistique — pour le projet en question. Plus révélatrice encore est la simultanéité des soulèvements des différents secteurs de la population palestinienne — en Cisjordanie, à Gaza, à Jérusalem, en Israël — qui, si elle ne doit évidemment pas être surinterprétée, témoigne d’une redistribution des cartes, y compris d’un point de vue du paradigme dans lequel s’inscrit la lutte de libération. Ainsi, les PalestinienEs d’Israël ne se sont évidemment pas soulevés dans le but d’obtenir un État indépendant, mais face à un régime d’apartheid fait de violences et de discriminations. Les tentatives — parfois réussies — de coordination entre les différents secteurs témoignent du développement d’une conscience partagée d’être en lutte face à un même régime, quand bien même les discriminations se déclineraient de diverses façons selon les régions et les statuts juridiques des PalestinienEs.
L’universitaire Jean-Paul Chagnollaud écrivait récemment ce qui suit2 : « Il est possible que les événements de ces dernières semaines traduisent de nouvelles tendances de fond dans l’histoire de ce conflit, avec à la fois une solidarité très active entre les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte et un retour à des formes de violence variées contestant radicalement un insupportable système de discriminations en Israël comme dans les territoires occupés. Système que de nombreuses ONG et un certain nombre de responsables politiques (comme le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian) nomment par son nom : un apartheid. » Le constat, aussi paradoxal soit-il, est en effet implacable : en refusant de concéder le moindre droit aux PalestinienEs tout en poursuivant son expansion coloniale, l’État d’Israël a petit à petit inversé la tendance à la fragmentation qui était à l’œuvre depuis plusieurs décennies. De fait, il existe aujourd’hui un seul État entre la Méditerrannée et le Jourdain, avec entre autres un seul système économique (déséquilibré mais unifié), une seule monnaie, des infrastructures communes (routes, eau, électricité…), deux langues, l’arabe et l’hébreu, qui sont déjà celles de l’État d’Israël, etc. Un seul État mais, en son sein, une population privée de ses droits nationaux et démocratiques sur des bases ethno-nationales, soit une situation qui peut être qualifiée de régime d’apartheid.
Contre l’apartheid
« Le régime israélien, qui contrôle tout le territoire entre le Jourdain et la Méditerranée, cherche à faire avancer et à cimenter la suprématie juive dans toute la région. À cette fin, il a divisé la région en plusieurs unités, chacune dotée d’un ensemble différent de droits pour les Palestiniens — toujours inférieurs aux droits des Juifs. Dans le cadre de cette politique, les Palestiniens se voient refuser de nombreux droits, dont le droit à l’auto-détermination. Cette politique est mise en œuvre de plusieurs façons. Israël moule la démographie et l’espace par des lois et des ordonnances qui permettent à tout Juif dans le monde ou à sa famille d’obtenir la citoyenneté israélienne, mais dénie presque complètement cette possibilité aux Palestiniens. Il a physiquement reconstruit la région entière en s’emparant de millions de dunams de terre et en établissant des communautés réservées aux Juifs, tout en repoussant les Palestiniens vers des petites enclaves. Le déplacement est contraint par des restrictions sur les sujets palestiniens, et le régime politique exclut des millions de Palestiniens de la participation aux processus qui déterminent leur vie et leur avenir, tout en les maintenant sous occupation militaire. Un régime qui utilise lois, pratiques et violence organisée pour cimenter la suprématie d’un groupe sur un autre est un régime d’apartheid. L’apartheid israélien qui promeut la suprématie des Juifs sur les Palestiniens n’est pas né en un seul jour, ni d’un seul discours. C’est un processus qui est graduellement devenu plus institutionnalisé et plus explicite, avec des mécanismes introduits au cours du temps dans la loi et dans la pratique pour promouvoir la suprématie juive. Ces mesures accumulées, leur omniprésence dans la législation et la pratique politique, et le soutien public et judiciaire qu’elles reçoivent — tout cela forme la base de notre conclusion : la barre pour qualifier le régime israélien d’apartheid a été atteinte. »
Cette longue citation, tirée de la conclusion d’un récent rapport de l’ONG israélienne B’Tselem3, résume en grande partie les processus à l’œuvre en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Ce sont plus de 14 millions de personnes qui vivent aujourd’hui entre la Méditerranée et le Jourdain, dont environ la moitié sont juives et l’autre moitié sont palestiniennes, avec un niveau d’imbrication inédit entre les populations, favorisée par la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem. Ces 14 millions de personnes sont sujettes, de droit ou de fait, à l’autorité d’un même régime, qui les (mal-)traite sur la base de critères ethno-nationaux et, quand bien même il existerait une gradation dans les discriminations selon les secteurs de la population palestinienne, les 7 millions de PalestinienEs font face à une politique unifiée d’apartheid. Le récent soulèvement peut être appréhendé comme la première expression d’une forme d’opposition unifiée à cette politique, même si elle se cherche encore, qui participe d’une reformulation du discours de libération nationale autour de mots d’ordre à la fois anti-coloniaux et démocratiques. C’est ce que craignait, à juste titre, l’ancien Premier ministre Ehud Olmert, qui déclarait en 2003 dans le Haaretz : « Le temps nous est compté. De plus en plus de Palestiniens ne sont plus intéressés par une solution négociée, à deux États, car ils souhaitent changer l’essence même du conflit en passant d’un paradigme de type algérien à un paradigme de type sud-africain ; d’un combat contre “l’occupation”, pour reprendre leur vocabulaire, à un combat de type "un homme = une voix". C’est bien sûr un combat beaucoup plus clair, beaucoup plus populaire et, au final, beaucoup plus puissant ».
Une question régionale
Une dernière dimension doit être abordée, incontournable pour penser l’avenir de la question palestinienne. Il s’agit de la dimension régionale du conflit, essentielle depuis ses origines et incontournable quant à ses suites. La question palestinienne (lutte pour la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens) a ainsi d’abord été la question « de Palestine » (lutte pour la libération de la terre de Palestine) et, à ce titre, une question arabe. Les États arabes ont refusé la partition de 1947 et plusieurs d’entre eux ont été en guerre contre Israël à trois reprises (1948, 1967, 1973). Lorsqu’en 1964 la Ligue des États Arabes soutient la création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ce n’est pas tant pour permettre aux PalestinienEs de se doter de leur propre représentation que pour réaffirmer le leadership des États arabes pour tout ce qui touche à la question de Palestine.
La fin des années 1960 fut le théâtre de la « palestinisation » de la lutte palestinienne : prise de contrôle de l’OLP par le Fatah, conflits d’ampleur avec la Jordanie ou la Syrie, etc. Cette autonomie est cependant demeurée très relative, en raison notamment de la dépendance économique de l’OLP vis-à-vis des États arabes et de la nécessité de maintenir de bonnes relations avec ces derniers, au risque d’être isolée diplomatiquement. La question palestinienne et les diverses organisations du mouvement national (y compris le Hamas) sont profondément insérées au dispositif politique régional, à l’image du peuple palestinien lui-même, dont la majorité vit dans les pays limitrophes de la Palestine. C’est ainsi que doit être comprise l’adoption du mot d’ordre de l’État indépendant : formulée dans le contexte de glaciation régionale consécutif aux guerres de 1967 et de 1973, cette revendication exprimait, en dernière instance, l’adaptation, pour ne pas dire l’intégration, de la question palestinienne à l’ordre régional.
Dès lors, chacun comprendra que le processus révolutionnaire ouvert dans le monde arabe il y a 10 ans, qui participe d’un bouleversement dudit ordre régional, et l’issue de ce processus peuvent largement bouleverser la donne. On l’a d’ailleurs vu au cours des dernières années, avec dans un premier temps un regain de vigueur de la question palestinienne, avant qu’elle ne soit, à l’instar des soulèvements confrontés à de brutales forces contre-révolutionnaires, reléguée au second plan avec un rapport de forces très dégradé, qui a permis entre autres à l’administration Trump de reconnaître l’annexion de Jérusalem, puis d’avancer son « Deal du siècle » sans que cela suscite de vives réactions dans la région.
La lutte palestinienne a son autonomie et ses propres tempos, mais elle est inséparable de l’évolution des rapports de forces régionaux et des avancées des mouvements populaires progressistes. Il ne fait ainsi nul doute sur le fait qu’une démocratisation du monde arabe pourrait conduire à une résorption du fossé entre la solidarité populaire avec les PalestinienEs et l’hostilité historique des dictatures à leur égard, modifiant considérablement les rapports de forces et permettant de sortir du cadre étroit des solutions envisagées depuis une quarantaine d’années, qui n’envisagent qu’un tête-à-tête entre Israël et les Palestiniens, arbitré par les États-Unis, et de repenser l’avenir des peuples de la région.