Nous publions un article datant de 2008 portant sur le poids de la dette en Haïti...qui explique largement la situation sociale là bas...
Haïti vit une année 2008 particulièrement « chargée ». Le peuple haïtien risque, en effet, d’être victime de deux injustices majeures : la perte définitive des avoirs spoliés par l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier (1971-1986) placés en Suisse et le report du point d’achèvement de l’initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) promue par la Banque mondiale et le FMI. Son report signifie qu’Haïti devra continuer à se soumettre aux diktats du FMI et de la Banque mondiale et à payer le service de la dette qui pèse lourdement sur son budget. Or cette dette, dont le remboursement viole systématiquement les droits économiques et sociaux des Haïtiens, est largement héritée de la dictature du clan Duvalier, qui a sévi pendant près de trente ans (1957-1986). Pourtant, c’est leur famille qui risque honteusement de récupérer l’argent détourné par Jean-Claude Duvalier.
Restituer à l’Etat haïtien les avoirs de Duvalier placés en Suisse : un enjeu symbolique majeur et une exigence de justice
En 2007, la campagne internationale de pression sur les autorités suisses |1| portée par la coalition des ONG suisses |2| a « porté ses fruits » à deux reprises. En effet, le 31 mai, le Conseil fédéral de la Suisse, se fondant sur sa Constitution fédérale |3| qui lui donne mission de sauvegarder les intérêts du pays, notamment quand sa réputation internationale est en jeu, décidait de geler pendant trois mois (jusqu’en août 2007) une partie des avoirs Duvalier placés sur le compte genevois d’UBS (Union des Banques Suisses). Le 22 août, ce gel était prolongé de douze mois supplémentaires (jusqu’en août 2008) par le gouvernement suisse, suite à un courrier du président haïtien René Préval, exprimant "la ferme volonté du gouvernement haïtien de rechercher des voies et moyens permettant le rapatriement des fonds en Haïti |4| ». Certes, ces avoirs d’un montant de 7,6 millions de francs suisses (environ 4,6 millions d’euros) ne représentent qu’une petite partie de l’ensemble de la fortune accumulée frauduleusement par Jean-Claude Duvalier, dit « Bébé Doc ». Selon la Banque mondiale et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) |5| , ce dernier aurait détourné au total entre 300 et 800 millions de dollars. L’enjeu est donc avant tout symbolique. Il est aussi imminent puisque les autorités suisses ont précisé qu’il s’agissait de la dernière mesure de blocage dans le dossier Duvalier et que, passé le délai de douze mois (en août 2008), elles seraient contraintes de remettre cette somme à la famille Duvalier. Nous sommes, aujourd’hui, à cinq mois de cette échéance et il est encore temps d’empêcher cette restitution scandaleuse. Les autorités publiques d’Haïti, sur lesquelles les mouvements sociaux et les associations de droits humains doivent faire pression, ont un rôle déterminant à cet égard puisque la Suisse aurait épuisé tous les moyens juridiques à sa disposition.
Une action judiciaire lancée à Haïti : une condition nécessaire au rapatriement des avoirs de Duvalier
Après l’échec de la première procédure d’entraide judiciaire |6| , qui est la condition pour le rapatriement des biens mal acquis à l’Etat, il faut à présent une nouvelle requête d’Haïti fondée sur des crimes qui ne sont pas encore prescrits (crimes contre l’humanité, violations graves des droits humains). En effet, les infractions patrimoniales de Duvalier (détournement de l’argent public) visées par la première demande d’entraide judiciaire sont prescrites car elles ont été commises il y a plus de dix ans. Par conséquent, la procédure d’entraide judiciaire ayant abouti au rapatriement des avoirs d’Abacha (Nigeria), Marcos (Philippines) et Fujimori (Pérou) ne peut plus être utilisée dans l’affaire Duvalier. Heureusement, nous ne partons pas de zéro car des procès contre Duvalier pour des crimes de cette nature ont déjà été intentés dans différents pays : aux Etats-Unis en 1987 et en France en 1999. Dans ce dernier cas, la plainte avait été rejetée car la qualification de « crimes contre l’humanité » ne pouvait pas s’appliquer à des faits antérieurs à 1994, date de l’entrée en vigueur du Nouveau Code pénal français qui définit formellement les crimes contre l’humanité |7|. Bien que cette plainte ait été rejetée par les juges français |8| , cette initiative française peut considérablement faciliter le travail de la justice haïtienne car les faits de torture dénoncés dans la plainte pourraient être utilisés pour fonder en partie une nouvelle requête d’Haïti. Toutefois, le soutien des autorités politiques haïtiennes à cette action reste un élément crucial pour augmenter les chances de réussite de la restitution des avoirs de Duvalier. Il est donc important que la société civile haïtienne et internationale médiatisent au maximum cette affaire pour faire pression sur elles et aussi sur d’autres pays confrontés à des cas similaires. En 2008, les fonds de Mobutu bloqués en Suisse risquent également d’être restitués à sa famille. Rappelons aussi qu’en France, la Fédération des Congolais de la diaspora (FCD), Sherpa, Survie et la plate-forme Paradis fiscaux et judiciaire ont lancé une pétition pour la restitution des biens mal acquis aux populations spoliées du Tiers-monde |9|
La nécessité de réviser la loi suisse d’entraide judiciaire en matière pénale et de ratifier la Convention des Nations unies contre la corruption
Bien que la Suisse affirme avoir épuisé toutes les voies de recours pour bloquer les avoirs de Duvalier, sa responsabilité ne doit pas pour autant être écartée. Les cas Duvalier et Mobutu constituent des arguments solides pour pousser le législateur suisse à réviser la loi de 1996 sur l’entraide judiciaire en matière pénale afin de faciliter le rapatriement des biens mal acquis des dictateurs aux populations. En effet, le principe posé par cette loi est que la saisie et la restitution des biens, par le biais d’une entraide judiciaire, ne sont possibles que lorsque les autorités compétentes de l’Etat requérant (Haïti dans le cas d’espèce) décident de prendre des mesures concrètes en vue d’une procédure pénale et demandent officiellement à l’Etat requis (Suisse) sa coopération. Autrement dit, si l’Etat requérant ne parvient pas à prouver l’origine frauduleuse des biens ou des fonds qui se trouvent dans l’Etat requis, alors l’Etat requis ne peut donner suite à la demande de restitution des fonds de l’Etat requérant. Ce qui entraîne le déblocage de ces biens ou fonds au profit de la personne accusée de détournement. Dans les faits, cette loi revient donc à récompenser les dictateurs, comme Duvalier ou Mobutu, qui ont affaibli l’autorité judiciaire de leur pays. De l’avis de Paul Seger, à la tête de la direction du droit international public du Département fédéral des affaires étrangères en Suisse, cette loi comporte « une lacune juridique choquante ». Dès lors, sa révision est nécessaire pour les prochaines restitutions. Il est nécessaire également que la Suisse et les autres pays du Nord ratifient la Convention des Nations unies contre la corruption entrée en vigueur le 14 décembre 2005 (la moitié des pays du G8 ne l’a toujours pas ratifiée |10| !). Cette convention est le premier instrument international contraignant pour les Etats : elle consacre la restitution des avoirs détournés aux Etats au rang de principe fondamental du droit international (article 51). En vertu de cette convention, les Etats doivent aussi s’assurer que les lois sur le secret bancaire n’empêchent pas les enquêtes sur les avoirs détournés (article 40). Le secret bancaire n’est donc plus tenable car il empêche, entre autre, l’identification des sommes détournées par les dictateurs et constitue donc un obstacle à leur restitution aux peuples victimes de ces dictatures, peuples desquels on exige ensuite le remboursement des dettes contractées par ces dirigeants.
L’annulation totale et inconditionnelle de la dette extérieure publique d’Haïti : une exigence d’ordre moral et économique
En septembre 2007, la dette externe publique d’Haïti s’élevait à 1,54 milliard de dollars |11|]. Afin d’obtenir l’allégement de sa dette au titre de l’initiative PPTE, le pays a appliqué toutes les mesures néo-libérales prônées par la Banque mondiale et le FMI. Pourtant, il est fort probable que le point d’achèvement, prévu en septembre 2008, soit repoussé ; ce qui entraînerait des conséquences encore plus désastreuses pour la population haïtienne. En effet, l’initiative PPTE a déjà un impact néfaste sur les pays concernés car elle ne fait que renforcer l’ajustement structurel et vise seulement à amener la dette globale à un niveau « soutenable » selon les critères du FMI |12| . La conséquence immédiate est que l’Etat haïtien devra encore consacrer une part importante de son budget au service de la dette : 44,5 millions de dollars supplémentaires dus aux institutions multilatérales (principalement à la Banque mondiale et à la Banque Interaméricaine de Développement), soit 26% des dépenses de santé. Il faut encore rajouter les 11,4 millions de dollars du service de la dette bilatérale ! L’autre conséquence est que Haïti reste sous la coupe des institutions financières internationales en poursuivant la logique mortifère de l’initiative PPTE et ce, malgré le rapport du Bureau d’évaluation indépendant du FMI rendu en avril 2007 |13| , qui met en évidence l’impact néfaste des conditionnalités imposées par le FMI sur les droits économiques et sociaux des populations du Sud. Selon ce rapport, les trois-quarts des aides reçues par les pays sont allouées, sur injonction du FMI, au remboursement de la dette ou conservés en réserve. Pour briser ce mécanisme infernal et assurer les besoins humains fondamentaux des Haïtiens, l’annulation immédiate de la dette haïtienne s’impose. En effet, pour le CEPR (Center for Economic and Policy Research) comme pour le CADTM, rien ne justifie que cette annulation ne soit pas accordée dès maintenant |14| . Haïti est l’un des pays les plus pauvres de la planète avec 76% de taux de pauvreté et une espérance de vie qui ne dépasse pas 53 ans. Les institutions financières internationales dirigées par les Etats-Unis |15| ont une responsabilité majeure dans cette catastrophe sociale puisque, entre 2001 et 2004, le FMI et la Banque mondiale ont interrompu toutes leurs aides financières à Haïti. Or, il est aujourd’hui de notoriété publique que cette suppression de l’aide faisait partie des plans du gouvernement américain, qui cherchait délibérément à déstabiliser, puis à renverser, le gouvernement élu d’Haïti. Comme l’a souligné Jeffrey Sachs, économiste et ancien conseiller auprès du FMI et de la Banque mondiale, « les dirigeants américains avaient parfaitement conscience du fait que l’embargo sur l’aide entraînerait une crise de la balance des paiements, une poussée de l’inflation et l’effondrement du niveau de vie, qui à leur tour viendraient alimenter la rébellion [contre le Président Aristide]. » Mais ces mêmes créanciers n’ont pas hésité à soutenir activement la dictature des Duvalier. A la chute de Bébé Doc en 1986, la dette externe du pays était évaluée à 800 millions de dollars, soit à peu près l’équivalent de la fortune du clan Duvalier…
L’audit de la dette : un outil à la disposition des mouvements sociaux haïtiens pour fonder juridiquement la répudiation des dettes odieuses et illégitimes et poursuivre les responsables
Ce report du point d’achèvement de l’initiative PPTE montre que les mouvements sociaux ne doivent plus rien attendre des institutions financières internationales et devraient se saisir de l’audit de la dette pour légitimer la répudiation des dettes illégitimes et odieuses et ainsi s’affranchir de la mainmise du FMI et de la Banque mondiale. Après avoir analysé l’évolution de l’endettement de l’Etat, les mouvements sociaux d’Haïti pourront aisément fonder la répudiation de nombreuses dettes publiques externes en utilisant des arguments juridiques comme la doctrine de la dette odieuse |16|. En effet, la dette haïtienne réunit les trois critères de la dette odieuse : absence de consentement de la population (du fait de la dictature des Duvalier), absence de bénéfice pour la population (en raison des détournements massifs de l’argent public par les Duvalier) et connaissance de ces deux éléments par les créanciers. Nul doute que ce dernier critère est rempli car les créanciers connaissaient parfaitement la nature du régime de l’époque. Les prêts accordés par ces derniers répondaient, en effet, à des considérations géostratégiques et constituent une grande part de la dette qui pèse aujourd’hui lourdement sur la population d’Haïti. En 2007, les principaux créanciers sont la Banque mondiale et la Banque inter-américaine de développement qui ensemble détiennent 78,5% de cette dette publique externe . Leur responsabilité est évidente et l’audit de la dette reste le meilleur moyen pour établir précisément leur rôle dans cet endettement illégitime. L’audit pourra ainsi déboucher sur des actions en justice contre ces créanciers dans la mesure où ils se sont rendus complices de violation de droits humains. Soulignons que la Banque mondiale n’est pas couverte par l’immunité de juridiction comme les autres institutions de l’ONU .
Le 28 mars 2008.
Notes
|1| http://www.cadtm.org/spip.php?artic...
|2| Action de Carême, Action Place Financière Suisse, Déclaration de Berne, Pain pour le Prochain, Plate-forme Haïti de Suisse (regroupant 23 ONG de solidarité avec Haïti), TRIAL (Track Impunity Always), Transparency International, Suisse
|3| l’article 184 alinéa 3 de la Constitution fédérale suisse
|4| http://tempsreel.nouvelobs.com/actu...
|5| http://siteresources.worldbank.org/...
|6| La procédure a pris fin en 2002 par manque de preuves fournies par Haïti sur l’origine délictueuse des fonds de Duvalier en Suisse
|7| 212.1 du nouveau code pénal que « la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d’actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile sont punies de la réclusion criminelle à perpétuité »
|8| Avant 1994, les tribunaux français se référaient à la définition donnée par le Statut du Tribunal de Nuremberg en relation explicite avec les crimes de la deuxième guerre mondiale.
|9| http://survie-france.org/article.ph....
|10| Le Japon, l’Italie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ne l’ont toujours pas ratifiée.
|11| Ministère de l’Economie et des Finances de la République d’Haïti (MEF), « Dette externe du secteur public (Sept 2007) » : [http://www.mefhaiti.gouv.ht/downloa... ?dwn=dette%20externe_sep07.PDF
|12| http://www.cadtm.org/spip.php?article232
|13| http://www.imf.org/NP/ieo/2007/ssa/...
|14| http://www.cepr.net/documents/publi...
|15| Voir chapitre 5 du livre d’Eric Toussaint « Banque mondiale, le coup d’Etat permanent », 2006
|16| Selon cette doctrine formulée par Alexander Sach en 1927, "Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, une dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir. »