Publié le Samedi 7 juin 2025 à 18h00.

« La maltraitance des HaïtienNEs immigrantEs et des DominicainEs d’ascendance haïtienne est inhumaine »

Entretien. Mi-mai, les preuves d’une maltraitance institutionnelle de la République dominicaine à l’égard des HaïtienNEs ont été rendues publiques. L’Anticapitaliste a demandé à Philippe Pierre-Charles et Marcel Sellay du GRS (Groupe Révolution socialiste) en Martinique de nous éclairer sur la situation.

Qu’est-ce qui vous a poussés à signer l’appel des organisations de Martinique en solidarité avec les HaïtienNEs en République dominicaine ? 

Nous avons pris l’initiative de rassembler dans l’urgence toutes les organisations et personnes ne pouvant supporter sans réagir les nouvelles venant de République dominicaine. La maltraitance des HaïtienNEs immigrantEs en République dominicaine et des DominicainEs d’ascendance haïtienne vivant dans le pays depuis des décennies est inhumaine : expulsions violentes, rafles jusque dans des maternités, campagnes de haine xénophobe et raciste orchestrées par le président Abinader qui s’est fait élire sur ce programme abject. Nous connaissions les précédents historiques : en 1937, sous le dictateur Trujillo, des milliers d’HaitienNEs avaient été massacréEs lors d’expulsions massives offertes comme dérivatif aux secteurs les plus arriérés de la population. Par la suite, une politique de retrait de la nationalité a encore transformé en apatrides des milliers de DominicainEs d’ascendance haïtienne. 

La reprise et l’accélération de cette barbarie a déjà frappé plus de 100 000 personnes en quelques mois, sans que les autorités haïtiennes lèvent le petit doigt !

Notre proposition a rapidement abouti à un collectif de plus de 30 associations et mouvements divers. Un rassemblement-­conférence de presse a réuni près d’une centaine de personnes. Une semaine après, une manifestation de rue en rassemblait le double. Une pétition * circule que l’on peut (et doit !) signer en France aussi. La collectivité territoriale a été interpellée. Un groupe d’organisations féministes a également alerté la présidente barbadienne du CARICOM (Communauté des États caraïbes, marché commun caribéen). Depuis, l’ONU a pris position contre cette politique contraire au droit international. Mais l’horreur continue, preuve qu’il faut accroître la pression. L’idée d’un boycott des produits du pays et des voyages touristiques est dans l’air. L’urgence est extrême. 

Quelle est la situation qui pousse des milliers d’HaïtienNEs à chercher refuge en République ­dominicaine ?

« Si le monde est une vallée de larmes, Haïti est le coin le plus arrosé de ce monde », dit-on. Aujourd’hui la Palestine a ravi à Haïti ce triste record mais la situation y cumule le désastre social, le chaos sécuritaire créé par les gangs qui terrorisent la population, le chaos politique avec un gouvernement sans ­légitimité, un mouvement populaire désorganisé, écrasé par la misère régnante et l’immensité de la tâche. 

Le courant d’exode vers la République dominicaine qui partage l’île est ancien. On voit mal comment l’économie dominicaine (agriculture, tourisme, bâtiment...) pourrait fonctionner sans la main-d’œuvre haïtienne. Et pourtant ! La Cour suprême des États-Unis vient d’autoriser Trump à procéder à l’expulsion des dizaines de milliers d’HaïtienNEs qui bénéficiaient d’une autorisation spéciale depuis le terrible tremblement de terre de 2010. Les gangs et Trump sont les deux fléaux qui poussent les HaïtienNEs à chercher refuge où ils et elles peuvent. 

Quelle est la responsabilité de l’État français hier et aujourd’hui ? 

Saint-Domingue était le nom de l’île aujourd’hui divisée en Haïti et la République dominicaine. La partie française de Saint-Domingue a été un fleuron de l’empire colonial qui a joué un rôle important dans l’enrichissement de la bourgeoisie française et dans l’accumulation primitive du capitalisme naissant.

L’organisation économique de l’État haïtien, débarrassé de l’esclavage avec l’avènement révolutionnaire de l’indépendance, est restée basée sur l’exportation de produits agricoles tropicaux et le blocage de toute production industrielle. En plus de cet héritage lourd de conséquence, le gouvernement français a imposé une énorme rançon pour reconnaître l’indépendance pourtant conquise par les armes. A ­commencé alors le régime de double dette puisque pour payer cette rançon les autorités haïtiennes durent emprunter auprès des banques françaises. 

L’exigence actuelle de réparations portée par Haïti est tout à fait légitime. Cette revendication a joué un rôle dans le renversement de Jean-Bertrand Aristide en 1991 qui avait repris cette revendication. 

Et quelle est la responsabilité des États-Unis et des institutions internationales ?

La responsabilité des États-Unis est également importante. L’occupation du pays de 1915 à 1939 a entraîné un véritable pillage, par l’exploitation éhontée de la main-d’œuvre et le vol pur et simple du trésor de la Banque d’Haïti.

Par la suite l’ambassade des États-Unis est devenue le véritable centre de décision du pouvoir en Haïti. Le Pentagone fait et défait les présidents du pays. Quand les États-Unis ont réinstallé Aristide au pouvoir en 1994, ils ont certes contrevenu aux desiderata des fascistes qui l’en avaient expulsé mais ce fut, à n’en point douter, avec une feuille de route favorable aux intérêts de l’impérialisme. 

Les institutions internationales ne vont pas à l’encontre des intérêts des grandes puissances impérialistes. Après les cataclysmes dont Haïti est périodiquement victime, elles décident des aides, toujours insuffisantes, et se soucient peu de contrôler ni de vérifier l’arrivée effective des aides à celles et ceux qui en ont le plus besoin. 

L’envoi de missions armées internationales est toujours contesté et perçu comme des manœuvres impérialistes, ne laissant derrière elles parfois que des épidémies, comme celle du choléra. Le récent envoi de soldats étrangers (kényans en majorité) n’a pas mis fin aux exactions des gangs.

Dans ce contexte, quelles résistances en Haïti ?

La résistance en Haïti se fait dans des conditions extrêmement difficiles. On s’interroge sur les liens réels ou supposés entre les gangs et les autorités dites de transition, de tel ou tel parmi leurs membres, quand ce n’est pas avec les autorités US elles-mêmes. L’opacité règne. Les groupes et mouvements progressistes sont contraints à la prudence. Malgré tout, une manifestation importante dans les rues a eu lieu dénonçant les gangs et l’impuissance face à eux.

Quel hommage rendre à Didier Dominique, militant infatigable du mouvement ouvrier haïtien ?

Didier Dominique était le principal dirigeant de l’organisation Batay Ouvriyé. Nous le rencontrions fréquemment dans les forums sociaux en Amérique du Sud mais aussi en Martinique où il a séjourné plusieurs fois et participé à nos meetings. Pendant cette année du centenaire de la naissance de Frantz Fanon, il est impossible de ne pas se remémorer sa participation, en même temps que Christine Poupin, à un débat à l’occasion de la sortie de notre ouvrage Frantz Fanon, l’héritage en 2010 à Fort-de-France. La nouvelle de sa mort nous a frappée le lendemain matin de la manifestation de rue évoquée plus haut. Nous perdons un camarade très attachant. Batay Ouvriyé et le prolétariat haïtien sont désormais privés de sa puissance d’analyse, de sa rigueur théorique et organisationnelle, de son courage et de son dévouement. Que son exemple continue de servir longtemps à ses camarades, dont nous sommes. 

Propos recueillis par la rédaction

 

Collectif en défense des droits humains

 

* Signez la pétition du Collectif martiniquais de soutien aux Haïtiens et Haïtiennes de République dominicaine : « Halte aux violences racistes et xénophobes contre les HaitienNEs ou aux DominicainNEs »