Publié le Lundi 23 septembre 2013 à 12h47.

Syrie : dictature, impérialismes et révolution

De la domination coloniale à la domination du clan Assad
L’histoire récente de la Syrie a été marquée par la domination coloniale française, puis par un régime dictatorial des plus féroces, qui pourtant continue de bénéficier d’illusions sur son  caractère prétendument « laïque », « progressiste », ou au moins « anti-impérialiste ».
À l’issue de la Première guerre mondiale, les territoires du Moyen-Orient qui constituaient jusque-là des provinces de l’Empire ottoman sont soumis aux impérialismes français et britanniques. En rupture flagrante de la promesse faite aux populations arabes pendant la guerre, ces deux puissances appliquent les « accords Sykes-Picot » qu’ils avaient secrètement conclus en 1916. Quatre provinces de l’ex-Empire ottoman — qui recouvrent la Syrie et le Liban d’aujourd’hui — sont alors « confiés » en tant que protectorats à la France, sous mandat de la Société des nations (SDN). En Syrie comme dans d’autres pays dominés, un mouvement de résistance anticoloniale se développe. Le 29 mai 1945, Charles de Gaulle ordonne le bombardement de la capitale syrienne Damas, bombardement qui durera 36 heures et fera des centaines de morts.

Après l’indépendance
En 1946, la Syrie et le Liban deviennent des États indépendants. Dans la première période, des pouvoirs militaires, conservateurs-bourgeois et nationalistes, vont alterner. En 1963, le parti Baath d’inspiration nationaliste ­panarabe prend le pouvoir. À l’intérieur du parti coexistent d’abord plusieurs tendances. De 1966 à 1970, c’est le courant pro-soviétique qui exerce le pouvoir et tente d’impulser certaines transformations sociales. Un terme est mis à cette expérience politique en 1970 par le putsch du ministre de la Défense, Hafez Al-Assad. Celui-ci maintiendra l’alliance géostratégique avec l’URSS, mais réduira à peu de choses l’autonomie politique du parti : ce sont les militaires qui dominent. Toutes les oppositions sont matées dans une logique du tout-répressif. L’opinion internationale retiendra surtout le massacre effroyable commis à Hama en février 1982, qui a coûté au minimum la vie à 20 000 personnes et détruit un tiers de cette métropole régionale. À la suite des Français, le régime a employé la carotte des privilèges et le bâton de la répression pour opposer entre elles les différentes communautés qui coexistent en Syrie : alaouites (la confession du clan Assad, 12 % de la population), sunnites, chrétiens, assyriens, kurdes…
À l’échelle régionale, la Syrie participe en 1973 à la guerre contre Israël et y perd le plateau du Golan. Par la suite, malgré de mutuelles rodomontades, la frontière syrienne sera la plus sûre pour Israël. 
Mais l’action la plus importante d’Hafez Al-Assad est son intervention dans la guerre civile libanaise de 1975 à 1990. Dans un premier temps, le pouvoir syrien se positionne du côté de l’alliance entre le mouvement de libération nationale palestinien et la gauche libanaise, contre les « Phalangistes » ou milices fascistes de la droite chrétienne. Mais quand la Syrie envoie des troupes au Liban en juin 1976, c’est pour intervenir contre ceux que l’on appelle alors les « Palestino-progressistes ». Pour le pouvoir syrien, il s’agit de « restaurer l’équilibre » sur lequel il entend installer son hégémonie. Et en août 1976, les troupes syriennes massacreront plus de 2 000 Palestiniens dans le camp de Tel al-Zaatar.

La succession dynastique
En 1991, le régime syrien — qui vient alors de perdre son allié soviétique — participe à la première guerre des États-Unis contre l’Irak voisin, en vue de se racheter une conduite auprès des pouvoirs occidentaux. Il ouvre une politique de privatisation des entreprises étatiques qui profite  essentiellement au clan familial élargi des Al-Assad.
La mort de Hafez Al-Assad en 2000 entraîne une succession familiale. Installé à Londres, son fils Bachar est alors âgé de 34 ans. Le parlement-croupion est sommé de changer la Constitution pour permettre une succession dynastique. Manquant de légitimité, le nouveau président permet d’abord une brève ouverture politique. Mais rapidement, il revient au verrouillage total des libertés, en même temps que la corruption s’exacerbe.

30 mois d’insurrection du peuple syrien

Début 2011 Les soulèvements en Tunisie et en Égypte se propagent comme une traînée de poudre dans la plupart des pays de la région arabe. En Syrie, les premiers rassemblements pour la démocratie sont modestes et réprimés. Le 13 mars, quinze écoliers de Deraa sont arrêtés pour avoir tagué des slogans sur les murs, et disparaissent. La ville se soulève et à partir du 15 mars, des appels sur Facebook amènent des manifestations de plus en plus fréquentes dans tout le pays. Dès le début, le pouvoir fait systématiquement tirer sur les cortèges pacifiques.
Avril-août 2011 Malgré une répression féroce et des mesures visant à isoler les opposants (hausse des salaires, levée de l’état d’urgence…), le soulèvement s’étend et exige la chute de Bachar Al-Assad. L’armée fait le siège des villes les plus révoltées : Deraa, Homs, Hama… Les morts et les disparus sont de plus en plus nombreux chez les manifestants, et les mutineries se multiplient dans l’armée. Le pouvoir tente d’étouffer la révolte par la terreur d’État, y compris par la publicité des tortures atroces dans les prisons.
Automne 2011 Chaque manifestation est réprimée dans le sang. Les défections au sein du régime se multiplient. Nombre de Syriens sont entrés dans la clandestinité : sortis de prisons, soldats déserteurs… Ils organisent la défense des cortèges pacifiques pour éloigner les forces de sécurité et limiter le nombre de morts, en liaison avec les coordinations locales qui structurent la lutte. Mais au bout de huit mois au cours duquel le régime fait tirer sur les cortèges par l’artillerie et l’aviation, l’insurrection finit par basculer dans la lutte armée. L’Armée syrienne libre (ASL) se forme peu à peu. Pendant ce temps, les opposants en exil ont fondé le Conseil national syrien à Istanbul les 1er et 2 octobre, mais son autorité reste faible dans le pays.
Février-avril 2012 L’armée commence une offensive pour reprendre Homs aux mains des rebelles, en bombardant quartier par quartier. Plusieurs journalistes occidentaux sont tués. D’autres villes subissent le même sort. Envoyé par l’ONU, Kofi Annam tente d’obtenir un cessez-le-feu de Assad, en pure perte... Premier attentat à la voiture piégée à Damas.
Mai-juin 2012 Les supplétifs du régime commettent des massacres à répétition dans des villages accusés d’accueillir les révoltés : Houla, Al-Koubeir, Treimsa, Mazaat Al Qoubir... Depuis le début, le régime cible particulièrement les enfants et tente de confessionnaliser le conflit. La mission d’observation de l’ONU le note... mais cela n’a aucun effet sur le pouvoir syrien. Le 12 juin, une conférence des chefs de la diplomatie des grandes puissances mondiales et régionales butte sur la question du départ d’Assad et s’interrompt.
Été 2012 Les combats se propagent à Damas et Alep que les insurgés tentent d’occuper. Un attentat décime les plus hauts responsables de la répression le 18 juillet. Mais l’armée contre attaque, commettant de nouveaux massacres comme à Derayya. L’émissaire de l’ONU Lakhdar Brahimi échoue à son tour à assouplir le régime.
Automne 2012 Les attentats se multiplient à Damas, comme celui visant le 26 septembre l’état-major de l’armée, revendiqués par des forces djihadistes (Front Al-Nusra, Al Qaida…). Celles-ci bénéficient du soutien extérieur le plus affirmé, celui des pays du Golfe, et intègrent des combattants étrangers. 
Début 2013 De larges parties du territoire échappent au gouvernement central. Celui-ci a laissé au PYD (parti-frère du PKK de Turquie), avec qui il a eu des relations variables, le contrôle de la région kurde, ce qu’accepte l’ASL, mais pas les Djihadistes. Les insurgés prennent plusieurs bases militaires, ce qui leur donnent un contrôle plus important sur le nord et le centre du Pays. Mais les forces gouvernementales contre-attaquent, et avec l’aide décisive du Hezbollah libanais et de combattants iraniens, reprennent des positions stratégiques dans les grandes villes et sur l’axe Damas-Homs-Lattaquié. Les combats s’étendent au-delà de la frontière libanaise.
Eté 2013 Malgré leur armement lourd et l’aide étrangère, les forces du régime ne parviennent toujours pas à soumettre Homs et surtout la région de Damas, qui reste un vivier d’insurgés. C’est dans ce contexte que les séides de Bachar Al-Assad entreprennent de vider l’immense camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk qui refusait de se mettre à son service, puis d’utiliser les gaz de combat dans un bombardement roulant sur la Ghouta, ce qui constitue un nouveau palier des crimes du clan Assad.

À l’intérieur de la révolution syrienne

Témoignage. Yasser Munif est professeur à l’Emerson College de Boston. Animateur de la « Global campaign of solidarity with the syrian revolution », il s’est rendu récemment sur place.
J’ai passé cet été deux mois en Syrie, dans le nord du pays, soit la zone libérée. Cela a été une leçon d’humilité. J’ai beaucoup appris et vu une révolution populaire en cours. Les gens sont en train de rebâtir les institutions, ils gèrent leurs villes après la chute de l’État et du régime. C’est une tâche très difficile parce qu’il n’y a pas de ressources, il n’y a pas de fonds, et que les attaques des forces du régime sont permanentes. Dans le nord du pays, les zones dont je parle sont libérées, il n’y a pas affrontements au sol. Il y a cependant des frappes aériennes constantes et des missiles tombent sur ces villes. Les gens arrivent donc avec des solutions créatives : ils créent des institutions politiques. Il y a des conseils locaux dans chacune de ces villes. Ils se rencontrent à un rythme hebdomadaire, et discutent de tout ce qui regarde la « vie » de la ville pour tenter de résoudre leurs problèmes. […]
Les révolutionnaires se battent en fait sur deux fronts. D’un côté, il y a le régime et, de l’autre, les groupes Al-Nousra et Al-Qaïda, les djihadistes. […] La plupart des groupes créés par Al-Qaïda ne combattent pas réellement le régime. Ils stationnent dans les parties nord du pays. Ils laissent l’Armée syrienne libre (ASL) et d’autres factions combattre le régime, puis viennent à leur suite, prenant possession des villes et villages libérés. Ils sont donc très violents. Ils arrêtent des militants. Quiconque les critique est arrêté, torturé et quelquefois tué. En ce moment, ils ont plus de 1 500 activistes dans leurs prisons. […] C’est la raison pour laquelle de nombreuses personnes pensent que les djihadistes sont d’une façon ou d’une autre alliés au régime syrien. Al-Qaïda vend en fait du pétrole au régime. […] En réalité, Al-Qaïda ne fait pas partie de la révolution, c’est un groupe contre-révolutionnaire.

Sur les frappes aériennes de l’Occident
Je pense que certains Syriens, en raison des destructions, de la violence et des tueries, voient la frappe comme une « porte de sortie », mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse forcément de la majorité. Les gens ont appris au cours des trente derniers mois que personne n’est vraiment allié à leur cause, et ne se préoccupe de la population syrienne. […] En réalité, les gens – vous savez, lorsque vous parlez à une personne quelconque dans ces zones libérées de Syrie – vous disent que lorsqu’ils perdent des territoires ou des régions dans leur combat contre le régime, ils reçoivent des armes ; alors que lorsqu’ils gagnent, les armes cessent d’arriver.
La raison est que l’Occident et les États-Unis veulent que cette guerre aboutisse à une situation d’impasse, car c’est dans leur intérêt. […] Et c’est aussi dans l’intérêt d’Israël. Ils ne souhaitent pas véritablement voir les révolutionnaires gagner. En réalité, de nombreux politiciens israéliens ou des États-Unis veulent un Bachar affaibli au pouvoir.
[…] La révolution est très complexe, elle a de nombreuses facettes et il y a différentes choses qui sont en cours. L’aspect qui domine le plus, disons-le ainsi, est la révolution populaire, mais il y a aussi une semi-guerre froide entre d’un côté les États-Unis et leurs alliés, et la Russie et ses alliés de l’autre. Il y a aussi un conflit entre l’Iran et ses alliés, et Israël et le Golfe. Il y a donc toutes les différentes facettes de ce conflit, mais la plus importante – et c’est ce dont sont convaincus beaucoup de Syriens – est la révolution populaire. Et je pense que c’est une chose très importante à comprendre. […]

La gauche mondiale et la Syrie
Malheureusement, la majorité de la gauche comprend la révolution syrienne d’une manière très binaire et réductrice… […] Pour la plupart, ils comprennent ce conflit comme étant une guerre entre les États-Unis et ceux qui leur sont opposés : les prétendus « anti-impérialistes ». Cela conduit à y inclure le Hezbollah, l’Iran ou la Syrie. Ils pensent que la Syrie a aidé les Palestiniens, etc. Ils ignorent l’histoire syrienne et à quel point ce régime a été violent au cours des quarante dernières années, le nombre de fois où il a trahi la lutte palestinienne, etc.
[…] Je pense que la gauche doit vraiment élaborer une nouvelle position, une position plus cohérente. Une position où l’on peut être à la fois contre la guerre impérialiste, et contre la dictature de Assad. Et tant qu’elle ne le fait pas, je suis convaincu qu’elle n’aura aucune crédibilité. Les gens en Syrie verront cela presque comme un permis de tuer, parce que le régime syrien a diffusé dernièrement des images des manifestations sur les chaînes télévisées d’État, pour montrer à quel point il est populaire à l’Ouest, les gens qui manifestent dans les rues de New York et d’autres villes en brandissant des portraits d’Assad... En fait, le régime syrien n’est même pas en mesure d’organiser de telles manifestations en Syrie. Il est donc très content de voir qu’elles apparaissent dans d’autres pays. La plupart des gens qui manifestent ne savent en fait rien sur la réalité de ce que vivent les Syriens, ainsi que leurs luttes, leurs combats et leur résistance de tous les jours, ce qu’ils tentent de bâtir, la créativité qu’ils mettent dans ce qu’ils font. Je pense que l’on reçoit une leçon des choses lorsque l’on va en Syrie et que l’on voit ce que les gens font. Je suis convaincu qu’il y a aussi du racisme […] : « tout cela n’est qu’un complot, les États-Unis ont planifié cela depuis le début, ils conspirent contre Assad », etc. Cela signifierait que les Syriens n’ont aucune capacité d’agir, qu’ils ne peuvent vraiment pas penser par eux-mêmes, qu’ils ne peuvent véritablement pas faire une révolution. Je suis convaincu que c’est une grande erreur que la gauche est en train de commettre.

Sur la solidarité
Je pense que la chose la plus importante à faire (pour le mouvement progressiste et pour les gens qui se préoccupent vraiment des révolutions arabes et qui souhaitent les voir aboutir), c’est essentiellement de se tenir à distance des alliances avec différents États, et de construire un mouvement social de soutien à la population syrienne. Cette solidarité peut prendre de nombreuses formes. Cela peut être au travers des reportages. […] Pas uniquement les reportages sur les aspects militaires ou sur les querelles internes de la révolution, parce que je pense que c’est la partie la plus visible, mais ce n’est pas la plus importante. Je crois que ce qui se passe en Syrie, c’est bien plus que cela. Il y a de nombreuses révolutions en cours sur de nombreux terrains : politique, culturel, social, économique. […]
Les gens ont besoin de médecins, ils ont besoin d’ingénieurs, ils ont besoin de tous les militants qui peuvent les aider. Ce genre de solidarité fondamentalement il s’agit d’essayer de reproduire ce que les gens ont fait pour la Palestine […] je pense que c’est le message le plus puissant que nous pouvons envoyer à la population syrienne : construire un mouvement social alternatif global, qui comprend véritablement la complexité de la révolution syrienne et qui ne la réduit pas aux « djihadistes » et à Al-Qaïda, qui comprend qu’il y a de nombreuses facettes. Les progressistes et les gens de gauche devraient vraiment insister sur la dimension révolutionnaire de ce qui se passe en Syrie, et pas se contenter de répéter ces récits de « conspiration » qui se réduisent uniquement à ce que l’on voit dans les médias.

Propos extraits d’un entretien avec Jeff Napolitano publié le 7 septembre 2013 sur le blog Syria freedom forever.
Disponible en français sur les sites internet www.alencontre.org et www.europe-solidaire.org  (traductions Sylvestre Jaffard et Alencontre).