Nous poursuivons ici la publication de l’étude consacrée à l’analyse des graves défaites subies par la gauche britannique, toutes tendances confondues, sous les gouvernements de Thatcher puis Blair. La première partie, publiée dans notre précédent numéro, détaillait ce constat d’échec, ainsi que le renouvellement du débat sur le «thatcherisme» impulsé par le travail de Stuart Hall. Dans cette deuxième partie, Fred Falzon revient sur les limites de ces analyses et, surtout, sur les conséquences de leur déclinaisons pratiques.
Hégémonie et contre-hégémonie. Bon diagnostic, mauvais remèdes ?
Dès la fin des années 1970, les thèses de Hall, comme celles de l’ensemble des néo-gramsciens, ont été accueillies plus que fraîchement dans la gauche britannique et particulièrement dans sa frange radicale. Elles vont même précipiter la scission, puis la fin du Parti communiste britannique à la fin des années 1980. Chris Harman, un des principaux théoriciens du Socialist Workers Party (SWP), jugeait dans un article de 1977 que l’inspiration gramscienne dans l’aile britannique de l’eurocommunisme naissait d’une vision très parcellaire des écrits du marxiste italien. Les aspects les plus antiréformistes de sa pensée et ses écrits les plus explicitement révolutionnaires étaient relégués au second plan par rapport aux propos plus mesurés –car «surveillés par les gardes fascistes»– de ses Cahiers de prison 1. C’est de cette version soft des théories de Gramsci que Hall se serait lui aussi inspiré. Quoi qu’il en soit, le débat entre Hall et les éléments plus orthodoxes de la gauche marxiste n’est toujours pas tranché, notamment parce que, in fine, aucun des critiques rigoristes de Hall n’a réussi à démontrer plus d’efficacité stratégique que les néo-gramsciens dans la lutte contre Thatcher, Blair puis Brown.
Avant la phase post-fordiste que les néo-gramsciens ont adoptée dans les années 1990, Jessop et d'autres 2, tout en s’emparant des concepts post-fordistes, ont accusé Stuart Hall d’«idéologisme», c’est-à-dire d’accorder aux éléments discursifs du thatchérisme une capacité autonome de transformation du réel, en oubliant les considérants électoralistes et les contraintes économiques du «monétarisme» 3 mis en place par le gouvernement. Alex Callinicos, l’un des autres principaux théoriciens du SWP, ajoutait en 1983 dans la Socialist Review 4, que l’acceptation des leçons de Thatcher était une forme de «désespoir des réformistes». Impuissants à contrer le phénomène Thatcher, les intellectuels de Marxism Today, «faction intellectuelle de droite du Parti communiste de Grande-Bretagne», en exagéraient les aspects volontaristes pour mieux s’adapter au nouveau consensus. Callinicos opposait à ce «désespoir» sa confiance en un retournement de la situation économique en défaveur de Thatcher. 5 Mais la prédiction de Callinicos sera vaine, l’économie n’aura pas raison de Thatcher. Au désespoir des réformistes aurait alors pu succéder celui des révolutionnaires. Autre accusation portée contre Hall, son «économisme». Pour une partie de ses critiques, l’interprétation socio-structurelle du thatchérisme comme une manifestation politique du mode de production post-fordiste s’apparentait à une justification, voire une glorification de ce dernier par surdétermination économique. Hall a été soupçonné par Jamie A. Peck et Adam Tickell, de rationaliser à l’excès le thatchérisme 6, de le présenter comme un monolithe économico-politique «incontradictoire» selon l’expression de Bob Jessop, et donc indestructible.
Les thèses de Hall étaient décrites comme celles du «thatchérisme triomphant» 7. Pour Lindsey German du SWP, Marxism Today avait «capitulé face à Thatcher». Ralph Miliband 8, l’un des penseurs marxistes britanniques les plus respectés, accusait les théoriciens de Marxism Today d’être des «néo-révisionnistes» opérant un «retrait hors des positions socialistes». 9 Miliband cherchait à tempérer les visions impressionnistes des néo-gramsciens quant au soutien populaire dont bénéficiaient les thatchériens, en rappelant qu’au niveau électoral, ces derniers avaient fait des scores inférieurs à ceux des gouvernements conservateurs précédents. Miliband voyait par ailleurs, dans leurs appels à l’autocritique, une hostilité masquée des néo-gramsciens envers les positions générales de la gauche. Il faut préciser que de la part de Hall, cette hostilité se vérifiait surtout à l’égard des trotskystes. Pour Miliband, il n’y avait pas de contradiction dans la position des socialistes britanniques vis-à-vis de l’Etat car ce dernier n’avait jamais été «la gardienne d’immeuble du socialisme» contrairement à qu’affirmait Hall.
Miliband reprochait aux «néo-révisionnistes» de rejeter la politique de classe et de sous-estimer le rôle historique de la classe ouvrière, particulièrement visible, selon lui, par le nombre de conquêtes sociales que le mouvement ouvrier britannique avait permis d’inscrire dans le cadre de la société capitaliste. Il oubliait cependant de relever l’un des dilemmes majeurs des socialistes en régime capitaliste avancé. La contrepartie de l’intégration des revendications sociales était l’éloignement du spectre révolutionnaire. Que cette intégration réformiste à l’Etat-providence soit désignée comme le haut fait du prolétariat dans la période pré-thatchérienne aurait donc plutôt tendance à desservir la cause de l’«orthodoxie» marxiste que Miliband prétendait incarner.
Chacun des camps est ainsi soumis à d’embarrassantes tensions théoriques. Les marxistes dits orthodoxes nient les mutations post-fordistes. Celles-ci ont pourtant le mérite de fournir une explication matérielle à l’absence de combativité du salariat britannique depuis les années 1990, face à laquelle les orthodoxes restaient muets. Les post-fordistes, quant à eux, rejettent la prédominance du facteur politique néo-libéral dans les innovations post-fordistes mais s’avèrent incapables de dégager clairement un débouché progressiste des mutations structurelles. Jusqu’à présent ce sont les «idéologues du marché» qui se sont le mieux servi des thématiques post-industrielles. Contrairement au prolétariat de l’époque industrielle, aucun des agents post-industriels du changement, qu’on les appelle technocrates, managers ou nouvelles classes des services, ne s’est porté candidat à la constitution d’un «bloc historique» ou d’une «contre-hégémonie» antilibérale, sans même parler d’une alternative de société. Les perspectives politiques des post-fordistes antilibéraux sont donc bouchées. L’émergence d’un socialisme post-industriel tel que l’envisageait André Gorz est donc encore loin d’être avérée et les considérations post-industrielles continuent d’animer les colloques de chefs d’entreprises davantage que les réunions syndicales.
En ce qui concerne plus précisément les traductions pratiques et les propositions politiques de Hall, elles frappent par leur timidité en comparaison de ses prétentions innovatrices et de l’énorme champs d’investigation et d’expérimentation qu’étaient censés ouvrir les «temps nouveaux» nés du système de production post-fordiste. A l’instar d’Hobsbawm, Hall n’a proposé comme débouché organisationnel à ses théories et comme outil d’opposition politique face à Thatcher que le concept extrêmement flou et relativement peu innovant de «front populaire». Un front antithatchérien large dont il a lui-même de grandes difficultés à définir les composantes politiques, hormis le fait qu’il doit intégrer les «nouveaux mouvements sociaux». Ces appels à l’unité, couvrant un spectre qui va des sociaux-démocrates à l’extrême-gauche, des libéraux-démocrates au Parti nationaliste écossais, sont censés correspondre au contour d’un nouveau «bloc historique». Mais alors qu’ils savent dessiner précisément les contours du bloc historique thatchérien, les néo-gramsciens ont du mal à définir à la fois la locomotive politique et la forme organisationnelle précise de leur propre contre-hégémonie.
A défaut d’avoir posé les bases d’une formation politique proposant une alternative de gauche post-fordiste, remettant en cause les fondements d’une monarchie constitutionnelle bloquée et d’un fonctionnement économique inégalitaire, les néo-gramsciens prenaient le risque de voir leur proposition de front populaire anti-thatchérien se fondre dans le ralliement derrière les modernisateurs travaillistes. Comme les communistes italiens dans les années 1930, Hall et ses compagnons en sont alors réduits au rôle de spectateurs impuissants, voyant passer leur propre «moment». Ils se contentent de critiquer le manque d’imagination de la gauche, sans rechercher les causes de leur propre incapacité à proposer une alternative au New Labour qui naissait sous leurs yeux et qu’ils ont même, volontairement ou pas, contribué à faire grandir. «Les eurocommunistes n’ont aucune capacité organisationnelle», rappelle Neal Lawson 10, et ce vide se devait en effet d’être rempli.
Le parti travailliste présentait l’avantage de disposer d’une structure organisationnelle prête à l’emploi et se posait comme un candidat tout désigné pour conduire la locomotive de l’opposition à Thatcher. En l’absence d’une définition programmatique et organisationnelle plus précise qu’un vague front populaire, il n’est pas si surprenant que les concepts mis en place par les néo-gramsciens britanniques n’aient trouvé d’autre débouché politique que leur intégration partielle dans l’idéologie blairiste. Alors qu’Eric Hobsbawm se vante sans embarras d’avoir été la caution «marxiste» qui a permis à Neil Kinnock et aux «modernisateurs» travaillistes de jeter les trotskystes hors du parti travailliste et d’éviter qu’il tombe dans l’extrémisme de gauche dans les années 1980, Hall est plus timoré à avouer que l’espace théorique ouvert par Marxism Today a joué un rôle dans l’élaboration de l’idéologie blairiste. En est-il pour autant responsable comme l’affirme Charlotte Raven 11?
Il est responsable, tout au plus, de ne pas avoir proposé des remèdes efficaces aux maladies qu’il a diagnostiquées avec pertinence. Martin Bright, responsable de rédaction politique au New Statesman, rappelait récemment : «Que cela plaise ou non, le New Labour a toujours été autant un concept intellectuel qu’une stratégie électorale. Il a émergé dans les think tanks de gauche, les pages des publications telles que Marxism Today et la New Left Review et dans une certaine mesure, des cendres du Social Democratic Party 12». 13 Cette collusion, rapidement résumée ci-dessus, mérite d’être explicitée.
Au milieu des années 1980, le parti travailliste était en période de transition après la défaite de 1983 et entrait dans une phase de révision programmatique sous la direction de son nouveau leader Neil Kinnock. En parallèle, le nouveau rédacteur en chef de Marxism Today, Martin Jacques, prônait une ligne d’ouverture de ses pages à toutes les variantes de la gauche. Marxism Today est devenu, de fait, l’un des seuls instruments théoriques élargis de la gauche à l’époque et un lieu de discussion privilégié entre des intervenants provenant du travaillisme et de la gauche extra-parlementaire. La démarche de définition programmatique du New Labour y puisa certaines de ses inspirations mais aussi la confirmation que, même dans la gauche marxiste, certaines thèses social-libérales commençaient à faire leur chemin.
Les idées d’orientation sociale du marché prônées par Charles Leadbeater, l’acceptation de l’intégration européenne, celle de la fin des idéologies de classe, de dépassement des clivages droite-gauche, de la fin de l’Etat-Nation comme prémisse à une acceptation de la mondialisation, entraient en concordance avec l’évolution théorique du Labour vers la «troisième voie» définie par Anthony Giddens, l’ex-gourou de Blair. Michael Rustin estime même que, dans les années 1980, le magazine était devenu implicitement l’un des organes théoriques officiels du Labour. 14 Il serait pourtant inexact d’affirmer que les modernisateurs travaillistes se sont appropriés les thèses néo-gramsciennes. Celles-ci ont, en tout cas, été utilisées comme caution de gauche dans le virage à droite du Labour. Les concepts hégémoniques fournissaient à la stratégie de conquête du New Labour des arguments idéologiques mélangeant volontarisme politique et déterminisme économique. En faisant de l’opportunisme un pragmatisme, la stratégie hégémonique néo-travailliste justifiait l’acceptation de l’héritage néo-libéral pour réaliser, mieux que Thatcher, la promesse des temps nouveaux post-fordistes.
Les théories New Times s’accordaient à la volonté des modernisateurs de gommer l’affiliation du Parti travailliste avec la classe ouvrière et son engagement programmatique vers la propriété collective des principaux moyens de production comprise dans la fameuse clause IV. Les tendances anti-étatiques confirmaient tout leur potentiel «transformiste». La version thatchérienne de l’antiétatisme était connue, la vision marxiste et libertaire d’effacement de l’Etat aussi. Les thèses New Times en développaient une nouvelle version post-fordiste de gauche en y intégrant la nécessité démocratique d’une décentralisation de l’Etat et l’exigence d’efficacité et de contrôle citoyen sur les services publics.
Dans la rhétorique du New Labour, la mise en concurrence de ces derniers avec les entreprises privées devait être le test infaillible, permettant aux consommateurs de juger sur pièce. En alliant contrôle managérial et partenariat d’efficacité avec les entreprises privées, le New Labour a pu enrober sa politique de privatisation dans une théorie progressiste et anti-bureaucratique de décentralisation du monolithe étatique, censée le rendre plus flexible et démocratique. L’idée était qu’une entreprise sous contrat est plus facilement contrôlable qu’un service étatique opaque. L’idéologie néo-travailliste trouvait là sa parfaite cohérence, un libéralisme à volet social qui répondait à la loi d’airain du développement technologique et ressoudait une nation éclatée par le thatchérisme, tout en poursuivant la même stratégie d’accumulation. En jouant sur les ambiguïtés de la gauche comme de la droite, le nouveau centre blairiste semblait armé théoriquement pour contrer toutes leurs attaques.
Certaines des thèses néo-gramsciennes, et certains animateurs de Marxism Today comme Geoff Mulgan et Charles Leadbeater, ont été recyclés dans le New Labour, à la fois parce qu’ils étaient utiles dans une démarche stratégique de pouvoir et parce qu’ils démontraient que les exigences du marché sont compatibles avec des aspirations de gauche. Mais cette congruence révèle aussi les contradictions internes de ces thèses et de leurs auteurs. Celles-ci se sont exposées en partie dans l’attitude de Hall par rapport au nouveau pouvoir blairiste. Si Stuart Hall a livré un diagnostic éclairant et influent du thatchérisme, son analyse du blairisme, notamment parce qu’elle implique sa propre famille politique, a été plus empruntée. Ceci d’autant plus qu’il n’a lui-même pas su trouver ou reconnaître d’alternative politique crédible au social-libéralisme susceptible de porter ses propositions. Hall observait en 1997, dans le dernier numéro de Marxism Today, que le gouvernement Blair «n’allait nulle part» 15 pour regretter quelques mois plus tard qu’il «aille» trop dans le sens néo-libéral. Il a alors dénoncé avec violence «la stratégie du New Labour sur le long terme, son "projet"» : « la transformation de la social-démocratie en une variante particulière de néo-libéralisme libre-échangiste». 16
En théorisant l’hybridité du New Labour, Hall se place pourtant implicitement dans l’espoir que les tendances social-démocrates du gouvernement puissent prendre le pas sur son caractère néo-libéral. La notion d’hybridité a permis de relativiser les mesures sociales ou progressistes du gouvernement à l’aune de leur contrepartie néo-libérale. Mais cette argumentation elle-même est hybride, car elle confère au gouvernement et au parti travaillistes la capacité intrinsèque de proposer un programme qui renverse la vapeur dans le sens de l’égalité.
Cette promesse théorique d’une politique gouvernementale plus égalitariste comparée à celle de Blair a été portée très tôt par le Chancelier de l’Échiquier Gordon Brown. Elle a suscité des espoirs à peine voilés dans la galaxie des think tanks fortement inspirés par les théories New Times comme Demos ou Compass, ainsi que chez de nombreux contributeurs à la revue Soundings. Dans l’esprit de la mouvance New Times, Brown est ainsi devenu l’incarnation d’une possible réorientation progressiste du New Labour, prouvant que les néo-gramsciens n’avaient jamais cessé de voir le Parti travailliste comme le cadre privilégié, voire exclusif, de leur réflexion politique.
Les oscillations de Hall et du courant New Times quant à la nature du Labour, entre dénonciation et soutien critique, reflètent l’ambiguïté de leur théorie hégémoniste, notamment dans le rapport entre transformation politique et mutation économique. Elles expriment aussi la difficulté de fonder une contre-hégémonie face au néo-libéralisme sans énoncer clairement le régime de propriété sur lequel elle entend se fonder. Pour Gramsci, l’hégémonie devait se conquérir par un processus d’alliances mais aussi de ruptures. C’est à ces dernières que les néo-gramsciens n’ont jamais voulu se résoudre. Hall s’avère alors être un spin doctor sans thérapeutique pour une gauche réformiste «vieux style» au bord de l’extinction, là où nombre de think tanks proches de Blair ont su rentabiliser les théories New Times pour les transformer en politique gouvernementale. Il est donc inexact de dire que les théories néo-gramsciennes n’ont pas eu de traduction pratique et qu’elles ne peuvent en avoir. L’«idéologisme» de Hall, s’il existe, n’est pas à rechercher dans ses analyses des autres courants mais dans ses traductions internes.
Au-delà des déclarations de principe, la contre-hégémonie tant évoquée n’a pas trouvé de traduction concrète par manque de forces humaines pour l’incarner. Le fait que Hall n’ait pas voulu prendre le risque d’arracher ces forces militantes de la mainmise travailliste et n’ait pas cherché à tracer une direction politique concurrente du Parti travailliste en est une des explications. Le fait que les forces externes au Parti travailliste aient rejeté, si tôt et de manière aussi définitive, les hypothèses néo-gramsciennes en est une autre. Une chose est certaine: aucune des deux parties n’a pour l’instant résolu le dilemme. Le député John Cruddas, dernier champion en date des néo-gramsciens, a subi un échec aux élections pour la vice-direction du parti. Quant à la gauche non-travailliste, ses résultats dans les dernières élections locales ainsi qu’à celles de la mairie de Londres ont été décevants.
Le problème que l’offensive néo-libérale pose à la gauche britannique depuis la fin des années 1970 reste donc irrésolu. Celle-ci n’a toujours pas trouvé son point d’équilibre entre explicitation et surdétermination. Sa place dans le monde tel qu’il est n’est toujours pas assurée et continue même de se réduire, comme le montrent les dissensions qui ont déchiré le Scottish Socialist Party en Ecosse et Respect en Angleterre. Ces derniers mois, il aura pourtant suffi de trois élections locales ratées, d’un Premier ministre un peu trop bougon et de mauvais chiffres dans le secteur immobilier17 pour que la panique envahisse les députés travaillistes et que l’hégémonie du New Labour semble prête à s’effondrer sur elle-même telle la tour de Pavie.
La réappropriation des thèses hégémoniques peut-elle aider à relancer la dynamique unitaire à gauche pour profiter des difficultés du New Labour et lui opposer un contre-projet ? En France, André Tosel a proposé dans le journal L’Humanité d’entreprendre un travail théorique s’inspirant des idées de Gramsci et visant à faire émerger une contre-hégémonie face au sarkozysme. Selon lui, cependant, «Les nécessaires transformations politiques qui sont décisives ne peuvent pas engendrer ce travail, elles en sont un élément et elles le présupposent.» Malgré les grands appels à l’innovation politique, André Tosel prend ici le risque de tomber dans le même «apolitisme» que Stuart Hall, pour finalement, à l'heure des choix, se ranger comme lui derrière le bon vieux parti politique institutionnel qu’ils soutiennent depuis toujours? Il faut, poursuit-il, entreprendre «un travail d’élaboration intellectuelle et culturelle à la fois spécialisé et populaire qui doit s’accomplir en synergie avec un mouvement social qu’il faut entendre, interpréter, sans le fétichiser ni le mépriser». Pour paraphraser une réaction à cet article postée par un internaute, les conclusions pratiques d’André Tosel se révèlent bien pauvres face à l’élaboration théorique qui les suscite.
C’est aussi le cas chez Hall. En dévaluant l’importance du facteur politique et organisationnel, les thèses hégémonistes néo-gramsciennes risquent de retomber dans leur travers habituel, celui de n’être qu’un laboratoire à idées pour les stratégies hégémoniques de forces politiques aux ambitions antinomiques de celles des néo-gramsciens. Un des mérites de Hall est d’avoir mis en lumière les tendances attentistes de la gauche et ses illusions progressistes en des consensus dont elle avait oublié qu’ils étaient basés en premier lieu sur les besoins de la reproduction du capital, le consensus keynésien à la Beveridge en Grande-Bretagne et, pourrait-on ajouter, le consensus gaulliste en France. Hall était placé au cœur de ce cruel dilemme: plus il avait raison théoriquement et plus il avait tort politiquement. Plus se confirmaient ses craintes d’un affermissement de l’hégémonie néo-libérale et plus ses espoirs d’en concevoir une contre-hégémonie s’amenuisaient.
L’une des vertus essentielles des théories de Hall, et qui les rendent d’autant plus embarrassantes aux yeux de certains de leurs animateurs, est de poser à la gauche antilibérale la question concrète du pouvoir. Quelle que soit la faiblesse des conclusions qu’il en a lui-même tirées, il a forcé son camp politique à regarder en face la fragilité de sa stratégie de transformation sociale. Car Hall n’a cessé d’affirmer que la «révolution» néo-libérale clôt réellement une phase, celle de la social-démocratie, en tant que traduction politique institutionnelle des revendications ouvrières dans le cadre de la régulation keynésienne. Pour autant, la mort du sujet historique social-démocrate ne signifie pas la mort de la social-démocratie en tant que formation politique. Celle-ci, même affaiblie, survit par mutation et adaptation, notamment sous la forme du social-libéralisme.
La disparition de la forme historique d’articulation classe-pouvoir qu’incarnait la social-démocratie laisse la gauche non-libérale face à la responsabilité d’en inventer sa propre version. Elle révèle aussi la dépendance qu’elle a entretenue depuis l’entre-deux guerres par rapport à la social-démocratie et à l’Etat keynésien, ainsi que ses difficultés théoriques face au rapport entre objectivité et subjectivité dans son analyse de l’histoire. Il est certainement plus facile de tuer le messager Hall que d’accepter les implications de son message. A l’heure où l’hégémonie néo-travailliste qui se croyait indestructible est fissurée par la crise économique, et où les éditorialistes ne donnent au premier ministre Brown que quelques mois de survie, la question posée par Hall ne manquera pas de resurgir. S’il existe un projet de société à gauche du social-libéralisme, il ne pourra ignorer les leçons de Stuart Hall.
Fred Falzon. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
1 Chris Harman, «Gramsci versus Eurocommunism», International Socialism, 1/98, mai 1977, http://www.isj.org.uk/in….
2 Bob Jessop, Kevin Bonnett, Simon Bromley, Tom Ling, «Thatcherism and the Politics of Hegemony: a Reply to Stuart Hall», New Left Review, series 1, n°153, sept.-oct. 1985, p.87-101.
3 Fondée par l’économiste américain Milton Friedman et mise en place par Thatcher, cette théorie économique adversaire du keynésianisme considère que l’émission excessive de monnaie, due notamment aux politiques de la demande, qui entraîne dépenses sociales et augmentations de salaire, est responsable de l’inflation, elle-même cause du chômage.
4 Alex Callinicos, «Despair of the Reformist», Socialist Review, n°55, juin 1983, p. 28-31.
5 «Les développements de cette nature, (le regain du terrain perdu par les syndicats quand l’économie plongera) finira tôt ou tard, par saper le thatchérisme.» in Alex Callinicos, «Despair of the Reformist», Socialist Review, juin 1983, p. 31.
6 Jamie A. Peck, Adam Tickell, «Local Modes of Social Regulation? Regulation Theory, Thatcherism and Uneven Development», Geoforum, n°23 (3), Elsevier, p. 347-363 et p. 353.
7 Lindsey German, «Socialism in the Seventies», Socialist Review, vol. 200, sept. 1996. http://pubs.socialistrev….
8 On rappellera pour l’anecdote que Ralph Miliband a «donné» deux fils au New Labour dont l’aîné, David, quarante-trois ans, archi-blairiste, pur produit des think tanks et ministre des Affaires étrangères, est actuellement le candidat le mieux placé pour succéder à Gordon Brown.
9 Ralph Miliband, «The New Revisionism in Britain », New Left Review, vol. 150, 1985, p. 5-26.
10 Neal Lawson, «The Future of the Left», Soundings Debate, 2007.
11 Charlotte Raven, «Tony’s Disgruntled Cheerleader», New Statesman, 16 oct. 1998, vol.11, n° 526, p. 24.
12 Le SDP a été créé en 1981 par une faction de centre-droit désirant rompre avec le cours jugé trop à gauche entrepris par le parti travailliste. La division qu’il a créée au sein de l’électorat travailliste en 1983 est, selon la gauche, responsable de l’échec du parti à ces élections. La plupart de ses membres réintégreront le parti travailliste sous Blair.
13 Martin Bright, Bright’s Blog. Wanted: New-thinking Pioneers, 22 mai 2008, http://www.newstatesman….
14 Michael Rustin, «The Politics of Post-Fordism: or, The Trouble with “New Times”», New Left Review, I/175, mai-juin 1989, p. 54-77et p. 67.
15 Stuart Hall, «The Great Moving Nowhere Show», Marxism Today, nov.-déc. 1998, p. 9-14.
16 Stuart Hall, «New Labour has picked up where Thatcherism left off», Guardian, 6 août 2003, http://www.guardian.co.u….
17 On sait aujourd’hui que la crise immobilière n’était que la prémisse d’une crise financière mondiale.