Publié le Mercredi 17 mai 2023 à 19h00.

Turquie : les lendemains qui déchantent

Kemal Kiliçdaroğlu, le candidat du CHP (parti social-démocrate dont la figure tutélaire est Kemal Atatürk), était depuis quelque temps devenu la coqueluche des médias occidentaux. Pro-européen, néolibéral, sans liens sulfureux avec la Turquie, il avait tout pour plaire.

Tous les sondages lui prédisaient au moins une forte avance dimanche 14 mai, ou même une victoire au premier tour, face à un RT Erdogan usé par 21 ans de pouvoir, empêtré dans une grave crise économique, critiqué pour sa gestion calamiteuse des deux tremblements de terre qui ont frappé la Turquie en février 2023.

L’espoir d’une défaite d’Erdogan en recul

Le matin des élections à Diyarbakir, la capitale de la région kurde de Turquie, toutEs les passantEs étaient enthousiastes. Zelia, 56 ans, nous affirmait : « Bien sûr que nous allons gagner ! Nous n’en pouvons plus d’Erdogan, nous voulons la liberté pour nos prisonniers et pour nous, personne ne votera pour Erdogan ici ! Tous les jeunes veulent qu’il s’en aille ». Un peu plus loin ce sont des jeunes qui brandissent le drapeau du Yeşil Sol, le Nouveau Parti vert, créé à la suite des menaces de dissolution du HDP. Ils ont 20 ans et n’ont connu que RT Erdogan comme président. Sur le trottoir d’en face, Hadi Abdou Khader, 73 ans, il prend le thé avec ses amis sous le soleil. « Il n’y avait pas d’autre choix pour les Kurdes pour la présidentielle que de voter pour Kemal Kiliçdaroğlu. Si j’avais eu un autre choix je l’aurais fait. Les Kurdes commencent à être opprimés à l’instant où ils naissent ». Et tant d’autres témoignages spontanés, affirmant leur confiance dans la chute du tyran.

Pourtant, le soir venu, dans les locaux bondés de militantEs du HDP, devenus les locaux du Yeşil Sol, quand les premières estimations commencent à apparaître à l’écran, les visages se ferment. RT Erdogan a une large avance, et même si les résultats des grandes villes favorables au CHP, comme Istanbul, Ankara ou Izmir ne sont pas encore connus, l’espoir d’une défaite d’Erdogan au premier tour s’effondre. Dans les locaux du CHP, dès 22 h, les militantEs ne croient plus à la victoire et désertent ce qu’ils croyaient être la soirée de la victoire.

Retournement de situation

À minuit, devant le tribunal sous haute protection policière, les ballots de bulletins de vote continuent à arriver pour d’infinis recomptages, mais pour les jeunes du HDP rassemblés derrière les grilles, le cœur n’y est plus : « S’il est encore élu, nous partons ! En Europe, n’importe où ! On en peut plus ! »

Alors comment expliquer ce retournement de situation de dernière heure par rapport aux nombreux sondages ? Certains estiment que c’est l’accord passé avec les Kurdes qui a démotivé une partie de l’électorat du CHP, d’autres que c’est la religion de Kemal Kiliçdaroğlu, un Alevi assumé, qui a rebuté l’électorat majoritairement sunnite, ou encore évoquent des fraudes et des manipulations. Certes RT Erdogan détient tous les pouvoirs, de la commission électorale aux rouages de l’État en passant par les juges et le Parlement, mais une fraude à l’échelle de plusieurs millions de voix paraît peu plausible.

Une manipulation possible en revanche serait celle d’avoir délibérément invalidé suffisamment de votes pour provoquer un deuxième tour. L’AKP dispose d’une réserve de voix importante avec les 5,3 % de voix qui se sont portées sur Sinan Ogan, un ultranationaliste qui prône l’expulsion de tous les réfugiéEs syriens, et un deuxième tour où il triompherait aurait l’avantage de faire taire les rumeurs de fraude et surtout de légitimer son élection aux yeux des Occidentaux qui l’avaient lâché. Quant au deuxième tour, il offre vraiment peu d’espoir, même pour la direction du Yeşil Sol.