Les révolutions n’éclatent jamais pour les raisons et sous les formes qu’avaient imaginées les révolutionnaires. Les raisons de se révolter ne manquent pas, mais personne ne peut prédire quelle étincelle mettra le feu à la plaine.
Dans le cas portugais, c’est ainsi un putsch militaire qui, en faisant tomber la dictature et en fracturant l’État entre différents centres de pouvoir, va amener le peuple à prendre confiance en ses propres forces, à s’organiser et à lutter pour conquérir les libertés démocratiques et transformer les structures économiques et sociales.
Le plus grand mouvement de grève
Dès le 25 avril 1974, alors que le MFA multiplie les communiqués pour inviter la population à rester chez elle, spectatrice du changement de régime, des dizaines de milliers de personnes à travers le pays prennent la rue, acclament et encouragent les militaires insurgés, assiègent les principales institutions de la dictature, ou font pression pour la libération des prisonniers politiques. Dans les deux mois qui suivent, alors que le nouveau pouvoir — alliance entre le MFA, un vieux général opposant de la dernière heure (Spínola) et les principaux partis (dont le Parti communiste portugais, PCP) — tente d’opérer des changements institutionnels et de rationaliser le capitalisme portugais, le pays connaît le plus vaste mouvement gréviste de son histoire tandis que, déjà, des milliers de mal-logéEs s’organisent pour occuper des logements vides.
Auto-organisation
La chute si brutale du régime salazariste engage ainsi le Portugal dans un processus révolutionnaire qui demeure à ce jour le dernier soulèvement populaire à dynamique anticapitaliste en Europe. Dans la mesure où les organisations syndicales et politiques ont initialement une très faible implantation, les classes populaires construisent leurs propres outils démocratiques de lutte : dans les entreprises (commissions de travailleurEs), dans les quartiers (commissions d’habitantEs), dans les campagnes du Sud (ligues paysannes) et, tardivement, parmi les soldats. Cette auto-organisation populaire à vaste échelle radicalise les revendications et les aspirations, dans le sens d’une remise en cause de plus en plus franche de la propriété capitaliste et de la logique du profit.
Et bientôt se multiplient les appels à construire une autre forme de pouvoir : un pouvoir populaire, capable de concurrencer, briser et remplacer l’État capitaliste.
La bourgeoisie reprend la main en novembre 1975
Malheureusement, la stratégie étapiste du PCP1, la fragmentation de la gauche révolutionnaire et les sectarismes croisés empêchent l’unification de ces formes d’auto-organisation populaire. De son côté, la bourgeoisie portugaise et internationale ne reste nullement l’arme au pied. En suscitant des violences contre-révolutionnaires contre la gauche dans le nord du pays, en soutenant un prétendu « socialisme démocratique » via notamment le Parti socialiste et la droite du MFA, elle parvient progressivement à reprendre le contrôle à l’automne 1975, jusqu’au coup d’État institutionnel du 25 novembre 1975 qui lui permet d’écarter les militaires les plus à gauche, de réunifier les structures de pouvoir et de renforcer les capacités répressives du nouvel État « démocratique ».
Des droits conquis
Les mobilisations populaires ne cessent pas du jour au lendemain mais l’occasion a été manquée. La révolution laisse néanmoins des traces importantes dans la société portugaise, avec la conquête de larges droits démocratiques et d’institutions (l’État social) que la bourgeoisie portugaise a, depuis lors, constamment cherché à démanteler. Et alors que l’extrême droite renaît actuellement au Portugal sur le plan électoral, la mémoire de cette révolution démocratique et sociale demeure un point d’appui pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à rompre avec le capitalisme et à bâtir un autre monde.
- 1. Le PCP théorisait depuis les années 1960 la nécessité d’une étape démocratique durable devant précéder nécessairement la révolution socialiste. Or, dès le mois de mai 1974, les travailleurEs mobiliséEs combinent des revendications démocratiques et sociales dans le cadre de grèves dures, que condamne le PCP au nom de la nécessité d’une relance de l’économie portugaise et de ne pas effrayer la petite et moyenne bourgeoisie.