« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre », c’est ainsi que les premiers sionistes de la fin du 19e siècle concevait le projet d’établissement d’un foyer juif en Palestine. Évidemment, la Palestine sous mandat britannique et avant elle les sandjaks de Jérusalem, Gaza, Naplouse et Safed sous l’empire Ottoman ne furent jamais vide de population. Mais pour les gouvernements coloniaux comme pour les premiers dirigeants sionistes européens, les habitantEs de ces territoires étaient simplement considérés comme des « indigènes » et, comme dans le cadre d’autres territoires colonisés, ne comptaient pas.
Si assez rapidement la question surgit dans les débats des intellectuels sionistes, c’est à partir des années 1930 que la réalité de la présence indigène, les Arabes de Palestine, explose littéralement face à l’expansion de la colonisation sioniste, notamment lors de la grande révolte arabe entre 1936 et 1939. Dix ans plus tard, en 1948, l’État israélien se construit dans la guerre face à l’armée arabe des pays naissants de la région et encore sous domination anglaise. Mais surtout, l’État s’érige au prix du nettoyage ethnique d’une partie des territoires palestiniens. À la force des armes, par le massacre et les violences, 800 000 PalestinienEs sont expulséEs de leurs villages et de leurs maisons et prennent la route de l’exil. Vingt-ans plus tard, au cours d’une nouvelle guerre, 300 000 PalestinienEs sont à nouveau expulsés de Palestine. On aura donc transformé la réalité historique, démographique, physique d’un territoire pour le rendre conforme à l’idéal colonial : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».
Un projet colonial anachronique
Comme le rappelait Tony Judt1, le projet colonial sioniste est une anachronie. C’est-à-dire que la colonisation et l’expulsion des PalestinienEs doit être appréhendée comme partie prenante de la longue chaîne des entreprises de colonisations occidentales entamées aux siècles précédents, mais avec cette dimension particulière que le projet sioniste se concrétise au moment même où partout dans le monde, les peuples colonisés se soulèvent et entament leur décolonisation. Évidemment, la montée de l’antisémitisme en Europe tout au long des 19e et 20e siècles, culminant avec l’extermination de 6 millions de JuifEs pendant la Seconde Guerre mondiale, va procurer une légitimité politique et morale écrasante au projet des futurs dirigeants israéliens de construire un État national en mesure de protéger et d’émanciper les JuifEs.
Une légitimité politique et morale écrasante, certes, mais du point de vue de l’Occident qui a opéré en son sein l’entreprise d’éradication des JuifEs. Du point de vue arabe et palestinien, il n’y a pas de culpabilité à absoudre. Il n’y a que le droit et la justice de pouvoir récupérer sa terre et d’y vivre en hommes et femmes libres.
Après tout, il y avait bien une terre et un peuple avant la naissance de l’État israélien. La preuve, aujourd’hui plus de 5,9 millions de réfugiéEs palestinienEs éparpillés à Gaza ou aux quatre coins du monde arabe, dont les droits inaliénables au retour sont reconnus par le droit international, attendent de pouvoir retrouver leurs maisons. De génération en génération, ils et elles en ont gardé précieusement la clef. La preuve, 20 % de la population de l’État israélien, environ 1 800 000 personnes, sont des PalestinienEs qui ont échappé aux nettoyages ethniques de 1948 et de 1967 et sont des citoyenEs au statut inférieur.
Droit au retour
Les « Palestiniens de 1948 » et réfugiéEs palestiniens sont les points nodaux du conflit israélo-palestinien. Il ne pourra y a voir de règlement sans la prise en compte de ces deux réalités, issues directement du caractère colonial de l’État sioniste. Dans ce cadre, on le comprend tout de suite, la solution de deux États reconnus et souverains, établis dans leur frontière, s’écroule d’elle-même, car elle évacue ces deux questions. Que faire des réfugiéEs palestinienEs ? Doit-on les laisser rentrer dans leurs maisons ? Iront-ils dans ce qui devait être le futur État palestinien ? Et les PalestinienEs d’Israël, sont-ils condamnés à rester des citoyenEs inférieurEs — assujettis économiquement, politiquement, démographiquement, afin qu’ils ne remettent jamais en cause l’équilibre démographique et politique de l’État juif — jusqu’à la fin des temps ? Ce sont d’ailleurs précisément ces questions qui ont contribué à faire échouer le processus d’Oslo en 1993.
D’autres solutions existent. Certains envisagent un État binational reconnaissant un foyer national et pour les JuifEs et pour les Arabes en Palestine, d’autres parlent d’une confédération d’États arabes, juif et kurde reconnaissant les mêmes droits pour tous les peuples de la région. Et puis il y a aussi la solution sud-africaine, un État de tous ses citoyenEs. Quelques soient leurs modalités, ces solutions au conflit ont toutes un point en commun. Parce qu’elles mettent en œuvre le principe du respect du droit au retour des réfugiéEs et de l’égalité des droits, elles remettent fondamentalement en cause le caractère colonial du sionisme, c’est-à-dire la reconnaissance d’un foyer national pour les seuls JuifEs en Palestine.
- 1. Historien britannique (1948-2010).