Le soixantième anniversaire de la révolution chinoise de 1949 est l’occasion de revenir, à travers l’évolution de la Chine, sur certaines questions comme le rôle de la paysannerie dans la transformation de la société, l’adaptation du marxisme aux cultures orientales et plus généralement, le maoïsme.
Conflit inter-impérialiste par excellence, la Première Guerre mondiale avait pour objectif de redistribuer les cartes géopolitiques entre puissances occidentales. Parmi ces dernières, la Russie déclinante apparaissait condamnée à devenir ce que l’on appellera plus tard un « pays dépendant » ; dépendant de ses voisins ouest-européens. La révolution d’Octobre 1917 a brusquement modifié les règles de ce jeu ô combien meurtrier.
Les comptes restant mal soldés aux yeux des impérialismes, la Seconde Guerre devait redéfinir la hiérarchie des puissances et leurs zones d’influence. Avec l’entrée en lice des États-Unis et du Japon, elle méritait plus que jamais le titre de « mondiale ». Ce fut au tour des révolutions chinoises et yougoslaves de créer l’imprévu.
Nous sommes aujourd’hui en 2009 – soit le soixantième anniversaire de l’Octobre chinois, acte fondateur de la République populaire de Chine (RPC) – mais aussi le quarantième anniversaire du tournant de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » (GRCP), ou Révolution culturelle pour faire court. Une crise qui a secoué dans ses tréfonds le régime maoïste.
Les anniversaires sont une occasion de se demander en quoi le passé est d’actualité. Essayons de l’évoquer en répondant à deux questions posées par Tout est à nous ! la Revue : que nous a appris la révolution chinoise ? Qu’a signifié la Révolution culturelle ? Toute les grandes luttes – et a fortiori toutes les révolutions victorieuses – offrent ample matière à réflexion. Bien entendu, pour apprendre de ces expériences, il faut être à l’affût du neuf. Si l’on se contente de chercher la confirmation de ce que l’on sait déjà, la réflexion tourne rapidement court.
La révolution chinoise revisitée
L’objectif de cet article n’est pas de présenter une analyse (ou un résumé) historique d’un processus révolutionnaire très complexe, long d’un demi-siècle, qui débute autour des années 1920, débouche trois décennies plus tard sur la fondation de la RPC et, vingt ans après, sur la crise de la « révolution culturelle ». Ceci a été tenté par ailleurs1. Passons plus simplement en revue quelques thèmes dont la Chine a permis de renouveler l’approche.
La question paysanne. L’importance de la paysannerie pour un pays économiquement « arriéré » avait déjà été reconnue dans la révolution russe. Mais en Chine, c’est le Parti communiste qui l’organise directement alors qu’en Russie, c’était plutôt le fait de courants anarchistes, des Socialistes révolutionnaires ou d’élites rurales. Après la conquête du pouvoir, le régime met l’accent sur des formes coopératives de production et non sur les fermes d’État. Par-delà les succès et les échecs de sa politique, cette expérience donne beaucoup à penser sur la façon dont la paysannerie (ou certaines couches de la paysannerie) peut être durablement associée au processus révolutionnaire. Une nécessité brûlante aujourd’hui encore, à l’heure où des organisations comme Via Campesina, la Confédération paysanne en France ou le Mouvement des sans-terre au Brésil opposent une alternative globale à la dictature de l’agro-industrie et nous rappellent que les paysanneries ne sont pas des réalités sociales statiques, qu’elles créent beaucoup de neuf et que la « modernité » n’est par le monopole des transnationales capitalistes, loin s’en faut.
La pensée militaire. La pensée militaire marxiste a une histoire aussi ancienne que le marxisme. La question n’a jamais été essentiellement « technique ». En Chine, durant la guerre sino-japonaise, deux conceptions de classe de la résistance nationale s’opposent l’une à l’autre – celle de Chiang Kai-shek et celle de Mao Zedong. Le Parti communiste chinois (PCC) lui-même est le théâtre de longues controverses militaires qui reflètent des options politiques différentes et contribuent à donner forme au maoïsme. La notion de « guerre du peuple » englobe la « méthode» de la guérilla, mais elle est beaucoup plus ample : elle permet d’articuler défense nationale face à l’impérialisme japonais et défense sociale face à la contre-révolution chinoise, avant de permettre la victoire de 1949. Évitons ici de réduire la théorie à des modèles alternatifs en opposant l’expérience russe (identifiée à l’insurrection) à la chinoise (identifiée à l’encerclement des villes par les campagnes). Ces deux expériences majeures sont en fait à la fois beaucoup plus riches et plus spécifiques que ce schématisme ne le prétend. En Asie, la pensée militaire vietnamienne les a hier prolongées et enrichies. La révolution népalaise confirme aujourd’hui que la question n’a pas perdu sa raison d’être.
L’émancipation féminine. La première grande loi adoptée par la République populaire concerne le mariage et l’égalisation des droits des femmes. La seconde, sur la réforme agraire, leur permet de posséder la terre. Ainsi, la condition des villageoises est modifiée : cette « modernisation » ne concerne pas seulement une minorité urbaine aisée. Malgré les résistances masculines, le bouleversement est réel, il répond à l’engagement des femmes dans la lutte révolutionnaire. Cependant, l’indépendance de la Fédération démocratique des femmes est refusée par le PCC. Il ne s’agit pas d’une mesure discriminatoire car la direction du parti est aussi imposée aux autres organisations de masse, en particulier les syndicats. Or, sans mouvement autonome des femmes, le combat féministe ne peut pas se déployer pleinement face aux conservatismes sociaux. Il n’est pas facile de tirer un bilan synthétique de la révolution maoïste en ce domaine ; du moins, je n’en suis pas capable. Mais il soulève la question : jusqu’où la « seconde révolution » (contre le patriarcat) peut-elle aller sans une mobilisation féministe autonome ?
Culture et modernité. Modernisation signifie-t-elle occidentalisation ? La question s’est posée en Chine dès avant la chute de la dynastie Mandchou. En 1919, le Mouvement du 4 Mai s’affirme à la fois anti-impérialiste et anti-confucéen, dépassant l’opposition « occidentalisation » ou « préservation de l’ordre traditionnel ». Très tôt ainsi, la gauche chinoise a pu appeler à lutter conjointement contre la domination étrangère, l’exploitation « féodale » ou capitaliste et l’oppression patriarcale. Comment évolue la civilisation chinoise et qu’est-ce qu’une culture populaire ? Ces questions n’ont jamais trouvé de réponse définitive. Mais la force initiale du nationalisme révolutionnaire en Chine tient à ce qu’il s’est frontalement attaqué à la tradition confucéenne ; aux élites, aux classes et aux idéologies dominantes ; à la culture d’oppression. La leçon mérite de ne pas être oubliée alors qu’aujourd’hui des courants invoquent « l’anti-impérialisme », le rejet de l’occidentalisation et l’urgence nationale pour préserver, voire renforcer, dans leur propre pays des rapports sociaux et culturels d’exploitation et d’oppression.
La « sinisation » du marxisme. La question précédente a pour corollaire : que deviennent les idées issues de la pensée occidentale quand elles pénètrent un pays comme la Chine ? En particulier, que devient la référence marxiste quand elle s’enracine dans une société non occidentale ? Elle ne peut alors garder pour source la philosophie allemande, l’économie anglaise, l’historiographie française et les combats du mouvement ouvrier européen. Sous peine de rester l’apanage d’une élite intellectuelle cosmopolite, elle doit trouver des racines nationales, régionales. Avec le développement du PCC, on assiste ainsi à un double mouvement d’internationalisation de la pensée chinoise et de « nationalisation », de « sinisation », du marxisme. Il y eut en Chine bien des débats autour de cette question, impliquant Li Da Zao, Chen Duxiu, Qu Qiubai ou Mao Zedong. Ils ont fait œuvre pionnière : après les confins musulmans de la Russie soviétique, le processus d’internationalisation du marxisme (à savoir le dépassement de ses spécificités européennes), a débuté en Chine. Il n’a pas cessé depuis et se poursuit y compris avec la place politique conquise par les « peuples indigènes ».
Révolution permanente ou ininterrompue. La révolution chinoise l’a emporté dans un pays où le capitalisme n’était encore que très inégalement développé. Elle n’en a pas moins fait naître une société dite de transition dont l’horizon pouvait être socialiste. Ce processus – appelé révolution « permanente » dans la tradition trotskyste ou « ininterrompue » dans la tradition maoïste – montre que les concepts élaborés pour penser la révolution russe peuvent aussi être utilisés dans le cas de la Chine. Ils doivent cependant être adaptés à une société fort différente et ouvrir la réflexion sur les alliances sociales à même de porter durablement la dynamique révolutionnaire (retour sur les questions paysanne et femmes). Une réflexion qui se prolonge aujourd’hui avec l’expérience de la convergence nouvelle des résistances à la mondialisation capitaliste et à l’universalisation de la prédation marchande.
La révolution culturelle et la crise du maoïsme
La révolution de 1949 a effectivement bouleversé le paysage de la Chine. L’État du Guomindang s’est désintégré, la bourgeoisie urbaine et les élites rurales ont cessé d’exister comme classes cohérentes, la structure du pouvoir s’est radicalement modifiée dans les campagnes, la classe ouvrière a acquis un statut social envié, d’indéniables progrès socio-économiques ont été réalisés. Comment expliquer alors que, vingt ans après la victoire, le régime se noie dans les convulsions de la Révolution culturelle ?
La guerre de Corée. Au lendemain même de sa fondation, la République populaire doit jeter, en Corée (1950-1953), ses forces dans une guerre qu’elle n’a pas voulue. Elle doit faire face à la politique très agressive des États-Unis, construisant leurs bases d’intervention de la péninsule coréenne au Vietnam en passant par le Japon, Taïwan, les Philippines et la Thaïlande. Elle doit s’adosser à un allié peu fiable : l’URSS stalinienne. En Europe, les potentialités révolutionnaires de l’après-guerre sont vite étouffées : dès 1946, la et la spécificité des mouvements qui les ont incarnées. Une tâche difficile mais enrichissante, maintes fois répétée de la Yougoslavie au Vietnam, de Cuba au Nicaragua.
En guise de conclusion
Au xxe siècle, la Chine a constitué l’une des principales expériences qui a nourri la réflexion marxiste et, plus largement, la pensée révolutionnaire. Elle a été pionnière en bien d’autres domaines que ceux mentionnés plus haut. Elle a, par exemple, été la première à vivre dans sa chair les conséquences de la stalinisation de l’URSS et de la volonté de subordination des partis communistes nationaux aux intérêts de la bureaucratie soviétique. Moscou porte en effet une responsabilité majeure dans les sanglantes défaites de 1927 qui ont mis un terme à la Deuxième Révolution chinoise, en ordonnant au PCC de maintenir son alliance avec Chiang Kai-shek alors qu’il préparait l’écrasement du mouvement ouvrier, en répétant la même politique avec le « Guomindang de gauche » avant de pousser, en désespoir de cause, les révolutionnaires à un soulèvement suicidaire, à Canton.
La Chine a vu naître un courant, le maoïsme, qui n’était à proprement parlé ni stalinien ni antistalinien, ce qui a nourri des débats sans fin sur sa « définition ». Elle a été l’un des acteurs clef de l’émergence du « camp socialiste » puis de son implosion.
La révolution chinoise a empêché l’impérialisme de placer le pays sous sa coupe. La contre-révolution bureaucratique (les années 1970) ayant éventuellement laissé place à la contre-révolution bourgeoise (après les réformes des années 1980), le nouveau sino-capitalisme bénéficie d’une brèche historique inespérée et en profite bien. Il est trop tôt pour savoir quelle place l’Empire du Milieu occupera demain dans la hiérarchie mondiale des puissances. Mais voilà qui nous promet de nouveaux débats de « définition » : accède-t-il déjà au rang de sous-impérialisme ?
Cependant, la Chine, maître en contre-révolution, ne doit pas cacher la Chine maître en révolution. Nous n’avons pas fini de revisiter une histoire dont il reste beaucoup à apprendre; ni de nous lier dans le présent aux résistances sociales en cours outre-Himalaya.
1. Pierre Rousset, « La Chine du XXe siècle en révolutions » (en deux parties)
« I – 1911-1949 ou de la chute des Qing à la victoire maoïste » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article11137
« II – 1949-1969 : crises et transformations sociales en République populaire » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article13546
Quelques dates
1911 : Première Révolution chinoise (chute de la dynastie Mandchou)
1914-1918 : Première Guerre mondiale (1917 : Révolution russe)
1919 : Mouvement du 4 Mai
1921 : Fondation du PCC (53 membres)
1925-1927 : Deuxième Révolution chinoise (victoire de la contre-révolution)
1937 : Invasion japonaise
1939-1945 : Seconde Guerre mondiale
1949 : Victoire de la Troisième Révolution chinoise (fondation de la République populaire) ; 3 juillet : reconnaissance de l’indépendance
1957 : Mouvement des Cent fleurs
1959 : Échec du Grand Bond en avant
1966-1969 : Révolution culturelle
Quelques chiffres
- La Chine est un pays grand comme trois fois l’Europe occidentale. Sa population est évaluée, en 1949, à 500 millions d’habitants, dont l’immense majorité est rurale, paysanne.
- Le Parti communiste chinois a 53 membres au moment de sa fondation en 1921. En octobre 1949, il en compte 4 500 000 et plus de 10 millions en 1957.
- La classe ouvrière se compte à 3 millions avant 1949, à 15 millions en 1952 et près de 70 millions de travailleurs en 1978.
- La Fédération démocratique des femmes compte 20 millions de membres en 1949 et 76 millions en 1956. Mais en 1957, il n’y a que 10 % de femmes dans le PCC, pourtant de composition assez jeune (le quart des adhérents a moins de 25 ans).