L’ouvrier professionnel, figure tutélaire du syndicalisme, est-il appelé à disparaitre? Suivant la description de Karl Marx, la manufacture fournirait le cadre d’une division inéluctable du travail, conduisant à l’affectation de l’ouvrier à des tâches de plus en plus fragmentées: «L’ouvrier parcellaire transforme son corps tout entier en organe exclusif et automatique de la seule et même opération simple, exécutée par lui sa vie durant 1.» L’ouvrier parcellaire remplacerait alors inexorablement l’ouvrier professionnel, figure relevant d’une histoire précapitaliste. La coopération serait progressivement et inexorablement soumise aux modes de fonctionnement capitalistes. L’individu se fondrait dans l’ouvrier collectif.
Cette disparition programmée de l’ouvrier professionnel serait anecdotique si, depuis le début du capitalisme, cette figure n’avait façonné le rapport social de production, ainsi que le syndicalisme français. C’est en effet sur la base de la reconnaissance de cette autonomie ouvrière que se sont élaborés peu à peu les compromis autour du travail, de son organisation et de sa valorisation. Un enjeu essentiel du syndicalisme «réside dans la capacité de cette forme à fournir et renouveler un capital d’autonomie aux individus et/ou aux collectifs de travail» 2. A ce premier enjeu s’ajoute un second, de nature plus stratégique: l’unification de la classe ouvrière pour, au-delà de ses contradictions, la transformer en «sujet historique», tâche dévolue principalement au syndicalisme par rapport aux autres organisations ouvrières que sont les partis politiques et mouvements sociaux. L’«ouvrier collectif» de Marx suppose, en quelque sorte, que les contradictions internes au salariat soient dépassées par le rouleau compresseur de la progression technologique et de l’organisation du travail capitalistes. Le présent article se consacre à la remise en perspective de cet enjeu, d’abord syndical, que représente l’unification de la classe ouvrière.
Nous avons développé ailleurs 3 comment, dans un atelier de maintenance aéronautique, la part de coopération incluse dans le travail fournissait le terreau pour l’expansion d’un syndicalisme basé sur la reconnaissance de la qualification ouvrière et de la coopération nécessaire dans le travail. Dans un milieu industriel où la mise en concurrence des salariés entre eux est un axe permanent de la hiérarchie, les ouvriers y opposent une solidarité qui s’exprime autant dans le travail que dans l’affrontement avec la hiérarchie. L’étude montre combien le syndicalisme trouve sa nourriture dans la part coopérative du travail, représentant le «collectif résistant» mais tributaire des modes collectifs de coopération. L’existence de ce syndicalisme, qui intègre largement les valeurs du métier pour sa construction, interroge le sociologue: si les hypothèses de Marx sur le travail parcellaire se vérifient historiquement, ce syndicalisme lié au métier est-il voué à l’atrophie voire à la disparition? La chasse à l’autonomie ouvrière, annoncée par Marx comme étant l’objectif des évolutions capitalistes de l’organisation du travail, annonce-t-elle la fin de ce syndicalisme basé sur la coopération ouvrière? Plus fondamentalement, quelle relation dialectique se crée entre l’ouvrier collectif de Marx et la construction subjective de la classe ouvrière autour de la prise de conscience de son «intérêt commun»?
La généralisation de l’automation n’était qu’une des formes annoncées par Marx de l’extension de la loi de la valeur, qui peut prendre aujourd’hui d’autres formes autour d’une organisation du travail basée sur la segmentation de l’emploi et des formes salariales collectives. C’est la question que posent A. Gorgeu et R. Mathieu 4 lorsqu’ils analysent la similitude entre ce schéma marxien et la répartition de la qualification entre sous-traitants et donneurs d’ordre: aux donneurs d’ordre la stabilité et la qualification, aux prestataires la déqualification et la flexibilité, augmentée par la barrière que crée l’éclatement des emplois. La parcellisation du travail prend la forme de la parcellisation de l’emploi. Pourtant le travail qualifié continue à structurer les rapports de travail. Plutôt que le schéma linéaire du remplacement de la qualification par la parcellisation, un rapport dialectique s’institue entre ces deux termes, reconfiguré en permanence autour de la construction de la classe ouvrière, qui s’inscrit dans un rapport social (et donc sociétal) de travail. Telle est l’hypothèse que nous voulons approfondir ici.
Toute approche de Marx est d’abord réappropriation des débats, des lectures qui en ont été faites, pour se saisir des richesses et de l’actualité de la pensée de Marx, tout en espérant se dégager de conclusions souvent trop mécanistes de ses épigones (voire de Marx lui-même). Il importe d’abord de revenir sur les mécanismes de parcellisation du travail tels que présentés par Marx, la coordination nécessaire qui lui est liée, afin de pouvoir reprendre le débat sur la déqualification ouvrière, afin d’en tirer quelques idées sur le syndicalisme et la constitution de la classe ouvrière.
L’extension de la loi de la valeur
Deux mécanismes 5 convergent dans l’analyse que fait Marx du processus d’approfondissement de l’emprise du capitalisme sur le travail. Le premier concerne le travail lui-même, le second se réfère au cadre de l’entreprise permettant une rentabilisation du travail.
L’évolution du travail est caractérisée dans la démarche de Marx par le remplacement progressif de la soumission réelle du salarié par des mécanismes de soumission formelle. Rappelons ici les définitions de ces deux termes. Dans un premier temps, le capitalisme se contente d’assurer sa domination sur un travail déjà existant: «Nous appelons soumission formelle du travail au capital la subordination au capital d’un mode de travail tel qu’il était développé avant que n’ait surgi le rapport capitaliste 6.» C’est par le biais de la salarisation de la main d‘œuvre que s’opère principalement ce contrôle: l’ouvrier est obligé d’échanger un travail contre un salaire dans le cadre de l’entreprise capitaliste. La recherche de la plus-value absolue (allongement du temps de travail) caractérise cette phase. L’organisation du travail échappe encore largement au capital qui doit laisser une large part d’autonomie aux salariés quant à l’organisation de la production.
Peu à peu s’y substitue la soumission réelle du procès de travail. Pour intensifier le travail, il faut au capital «transformer les conditions techniques et sociales, c'est-à-dire le mode de production» 7. Le capital organise le travail jusque dans ses plus infimes détails. Il supprime les marges de liberté que le salarié conservait de l’ancien régime, notamment par l’autonomie d’une qualification du travail ou un certain contrôle collectif sur l’organisation du travail. Cette évolution se traduit corrélativement par la domination de la productivité absolue qui se substitue à la recherche de productivité relative: l’intensification du travail plutôt que son allongement.
Ce passage de la soumission formelle à la soumission réelle accompagne les transformations du cadre de travail, avec quatre «moments» symbolisant l’évolution de l’entreprise, quatre formes de coopération représentant pour Marx une évolution vers le modèle idéal de l’entreprise capitaliste. La coopération simple caractérise l’emploi d’ouvriers travaillant dans le même lieu à des tâches identiques: la division du travail en tâches spécialisées est alors réduite. La manufacture correspond à la division du travail en tâches séparées et combinées, «combinant une série de métiers jusqu’alors séparés pour en faire les éléments d’un même procès de travail» 8; l’ouvrier parcellaire s’adapte à un outil spécialisé et à une tâche unique. Le machinisme intervient alors comme mécanisation du procès de travail se substituant aux gestes simples de l’ouvrier que la phase précédente a pu décomposer. «L’ouvrier parcellaire, rivé à sa machine spécialisée, n’est plus alors que l’appendice vivant de ce système de production automatique» 9, Marx annonçait ainsi le taylorisme. L’automation, quatrième et ultime stade de l’entreprise capitaliste, supprime la présence marginale de l’ouvrier grâce à l’automatisation même des processus d’alimentation des machines, ce que permet aujourd’hui l’informatisation des chaînes de production.
Le renforcement de la soumission réelle est caractérisé par l’extension de la loi de la valeur à tout le procès de travail. C’est en effet le mode de domination du salariat qui se transforme au cours de cette évolution. D’un simple échange de travail contre un salaire dans un temps défini, le salariat devient peu à peu un statut englobant toute la personne, imposant sa marque sur la vie quotidienne et toute la vie sociale. L’ouvrier ne peut plus s’échapper du cadre du travail pour aller participer aux moissons, il ne peut plus gérer son temps libre comme un temps complétant le travail. A cette première évolution, correspond une seconde: l’ouvrier perd le contrôle de ses connaissances, qui s’intègrent progressivement dans les machines et le système organisationnel. Le contrôle des méthodes de travail, voire même de la qualité du travail final de l’artisan, opéré auparavant par les corporations de l’ancien régime, est peu à peu éliminé 10.
Le passage de la manufacture à la grande industrie appuyée sur le machinisme se traduit donc par l’émancipation, pour le capital, des formes anciennes de métiers, ressenties comme autant d’entraves à l’extension du contrôle capitaliste du travail, et qui l’empêchaient de «bouleverser (la production sociale) dans sa profondeur» 11. L’automate peut alors transformer l’ouvrier parcellaire en son appendice.
L’ouvrier collectif
C’est dans ce contexte d’extension de la loi de la valeur que se développe la coopération nécessaire à la production capitaliste. Le passage de la soumission formelle à la soumission réelle, de même que la progression de la figure de l’ouvrier parcellaire, se définissent par l’évolution des formes de coopération, la parcellisation du travail ouvrier accompagnant pour Marx la montée de l’ouvrier collectif.
Dès la coopération simple, le travail combiné de multiples ouvriers permet des hausses des forces productives. La socialisation du procès de travail progresse dans le cadre de la manufacture, sur la base de la décomposition du travail en unités répétitives, puis de la mécanisation. Avec le machinisme, «le caractère coopératif du travail devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen» 12. «Par le biais de son appropriation du procès de travail, le capital parvient ainsi à réaliser une socialisation du travail à priori, antérieure à sa socialisation par l’intermédiaire de la circulation (de l’échange) des produits marchandises 13.» Cette appropriation vise à subordonner le procès de travail lui-même pour «assurer les conditions de fonctionnement de la loi de la valeur» 14. La parcellisation du travail, puis la soumission de l’ouvrier à la machine, dont il devient un véritable appendice, trouvent ainsi leur raison profonde, au-delà de l’efficacité productive: assurer un mode de fonctionnement basé sur la valeur.
Mais cette extension de la loi de la valeur a une contrepartie pour le capitalisme: l’émergence d’un travailleur collectif qui se substitue au travailleur individuel. Ce travailleur collectif devient porteur de la productivité, car il s’enrichit de l’appauvrissement de chaque ouvrier: «En tant que membre du travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient d’autant parfait qu’il est plus borné et plus incomplet 15.» Telle une machine, le travailleur collectif subordonne chacune de ses composantes, car c’est «l’ensemble du mécanisme [qui] le contraint d’agir avec la régularité d’une pièce de machine» 16.
Sur ce travailleur collectif, Marx nous livre quelques éléments. Ce travailleur collectif est hiérarchisé. L’organisation de l’exploitation de la force de travail, qui repose sur l’antagonisme de la relation d’exploitation, ne peut s’appuyer que sur un «despotisme d’entreprise», qui génère une surveillance interne de la production: «Les formes particulières de ce despotisme se développent à mesure que se développe la coopération 17.» C’est la composition diverse de ce collectif, tel que la présente Marx, qui impose notamment un fonctionnement disciplinaire du travail: «La subordination technique de l’ouvrier à la marche uniforme du moyen de travail et la composition particulière du travailleur collectif d’individus des deux sexes et de tous âges créent une discipline de caserne 18.»
Cette hiérarchisation des fonctions d’organisation de la production se conjugue avec une hiérarchisation des tâches elles-mêmes, des différenciations de qualification étant liées à ces divisions du travail 19. Le machinisme substitue au travail parcellaire des robots qui mobilisent des savoirs particuliers pour leur maintenance. Ces fonctions plus ou moins complexes du travailleur collectif se traduisent par des forces de travail individuelles différenciéesqui «possèdent par conséquent des valeurs différentes» 20. Mais, aux yeux de Marx, le machinisme, par l’exclusion des savoirs qu’il représente, remet sans cesse en cause le statut privilégié des ouvriers qualifiés, dont il intègre de façon continue les connaissances dans de nouveaux mécanismes. Ces ouvriers se voient retirer leur spécificité, réduire leur temps d’apprentissage et par là même la valeur de leur force de travail. La «perte de valeur relative de la force de travail provenant de la disparition ou de la diminution des frais d’apprentissage» 21 renforce la perte de qualification des différentes couches de salariés 22.
Se substituant à l’ancienne coopération «fondée sur le métier et la division du travail» 23, la coopération générée par la grande industrie se structure autour du capital: «La coopération d’ouvriers salariés n’est qu’un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs fonctions individuelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d’eux dans le capital qui les unit et les retient 24.» Ou, plus loin: «Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine 25.» Cette coopération ressort donc elle aussi du fonctionnement du capital, qui s’assure ainsi que non seulement le travail, comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi l’organisation du travail se mettent à son service. Le capitalisme ne vise donc pas, comme il est trop souvent dit, à la destruction des collectifs de travail, mais à la redéfinition de leurs références et de leurs fonctionnements autour de ses propres principes, la loi de la valeur. L’exemple de la «chaîne invisible» développée par J.-P. Durand 26 montre bien l’importance grandissante prise par la coopération, interne et externe à l’entreprise.
Mais il faut aussi comprendre ce rapport social comme recouvrant non seulement l’entreprise mais toute la société, comme le montre la dimension de plus en plus «sociale» de la production, ou même des processus de reproduction sociale de la domination. La référence au travailleur collectif, au general intellect, renvoie alors aux «conditions d’ensemble de fonctionnement de ce procès» 27, comme le défend Marx: «C’est la combinaison de l'activité sociale qui apparaît en fait comme le producteur 28.» Cette approche amène à saisir la classe ouvrière comme un groupe social qu’on ne peut limiter aux ouvriers, et conduit au contraire à y intégrer les employé(e)s, les techniciens, les salariés des services et de la Fonction publique 29, etc. Cette acception large permet d’autant mieux de saisir le rapport de travail comme un rapport social global, structurant l’ensemble des rapports sociaux.
C’est à travers ce double processus – passage de la soumission formelle à la soumission réelle et extension du modèle de la manufacture puis de l’entreprise automatisée –, que s’opère «l’appropriation capitaliste du procès de production» 30, condition pour Alain Bihr de sa reproduction.
Le rapport dialectique qualification/déqualification
Certes, Marx admet que la soumission formelle, avec le renouvellement des métiers qu’elle suppose, «peut coexister comme forme particulière au sein du mode de production capitaliste pleinement développé», mais uniquement comme représentant des «branches d'activité secondaires non encore pleinement capitalistes» 31. La soumission réelle de la force de travail dans l’organisation du travail capitaliste serait donc appelée à remplacer la soumission formelle (tenue comme relevant de rapports précapitalistes du travail), brisant ainsi tout contrôle des travailleurs sur leur travail et leurs connaissances. C’est ce processus continu de déqualification et d’extension de la loi de la valeur, tel que présenté par Marx, qu’il faut interroger, d’abord dans le domaine de la qualification du travail, puis dans celui des modes de coopération.
La montée du taylorisme et du fordisme a souvent accompagné l’idée que la déqualification 32 de la classe ouvrière était un processus continu et irrémédiable. L’analyse dévoile une réalité plus contradictoire. Rappelons à nouveau que le sujet resterait universitaire si n’en découlaient les conditions mêmes de la coopération en régime capitaliste, coopération que nous considérons comme un des fondements du syndicalisme.
Plusieurs éléments, parmi les évolutions récentes de l’organisation du travail, relèvent de cette déqualification.
L’extension de la flexibilité, par la substituabilité entre salariés qu’elle suppose, a une fonction importante de déqualification: Armelle Gorgeu et René Mathieu 33 font ainsi le constat que, dans la filière automobile, l’extension de la flexibilité a été l’occasion de la création de nouveaux postes non définis, les dégageant des contraintes de la reconnaissance que représentaient les conventions collectives. La précarisation des emplois, les reconversions, les transformations de l’organisation sont autant d’occasions de déstabiliser un système de reconnaissance des qualifications.
Un autre élément plus récent de la composition du salariat vient conforter cette idée de nouvelles formes de la déqualification: la précarisation d’une part croissante du salariat implique une nécessité accrue de pouvoir substituer les salariés entre eux. Cette précarisation était d’ailleurs déjà évoquée par Marx: «La vie de l’industrie se transforme en une série de périodes d’activités moyennes, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation. L’incertitude et l’instabilité auxquelles l’exploitation mécanique soumet le travail finissent par se consolider et par devenir l’état normal de l’ouvrier, grâce à ces variations périodiques de cycle industriel 34.»
La coordination dans le cadre du travail est elle-même marquée par cette extension de la loi de la valeur qui vise à réduire l’autonomie ouvrière. La normalisation du travail par l’extension des normes ISO, et autres méthodes pour mettre à jour et figer les procédures de travail, correspond à des tentatives répétées pour retirer une partie de l’autonomie ouvrière et intégrer, comme élément d’un travail fonctionnel, l’intervention humaine 35. L’extension de la loi de la valeur au sein du travailleur collectif est également visible dans l’augmentation des normes de fonctionnement client/fournisseurs au sein même des entreprises. La logistique devient un mode de gouvernance des ateliers, remplaçant chaque opération par un ensemble de normes de travail à qui est associée une valeur spécifique de chaque acte de travail.
Plusieurs éléments sont venus pourtant questionner le schéma mécanique de K. Marx (ou du moins la lecture mécanique qui en était faite par ses épigones) d’une déqualification continue des ouvriers.
La sociologie du travail et notamment son école française ont d’abord largement mis en avant la qualification exigée par l’automatisme, par la prise de possession de la machine qu’elle exige. Dans les années 1970, ce débat avait été «perturbé» par l’intervention des OS de la grande industrie, s’engouffrant dans les lézardes du système taylorien pour réclamer la reconnaissance de leur qualification, y compris comme ouvriers professionnels. De nombreux travaux de cette période démontrent alors que la chaine automobile ne peut fonctionner qu’en s’appuyant sur la qualification, non reconnue, de ces OS 36. En Italie, l’école d’Oddonne 37 a aussi pu formaliser comment le collectif ouvrier porte la véritable connaissance du procès de travail. De même, une enquête réalisée par l’auteur auprès d’opératrices de machines automatisées a montré leur connaissance approfondie des processus 38 .
De plus, il n’est pas dit que l’opérateur sur machine-outil ne doive solliciter aucune compétence ou «habileté». Yvette Lucas 39 défend ainsi l’idée que de nombreux ouvriers qualifiés sont devenus techniciens à l’occasion de processus d’automation, leurs connaissances étant essentielles «dans un premier temps du moins, et surtout pour les fabrications en continu». De plus la délégation d’actes de réparation aux opérateurs des automates (délégation qui représente un enjeu social) brouille cette frontière entre travail qualifié et non qualifié. L’automation s’accompagne alors de recréation et de recomposition de savoirs professionnels.
C’est aussi la montée du niveau général de scolarisation qui se présente comme une réponse aux besoins sociaux: hausse du niveau culturel général mais aussi réponse à un besoin d’abstraction toujours plus important dans l’industrie et les services. La qualification en hausse des métiers commerciaux et administratifs, bien que non reconnue, s’appuie largement sur cette formation générale (voir l’exemple du transport aérien). Marx intègre d’ailleurs à son analyse la possibilité d’une progression générale du niveau de qualification: «La grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé, porte-douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises» 40.
L’intégration d’une part toujours plus importante de «travail mort» dans la production, par l’augmentation des machines, se traduit enfin par un corps d’ouvriers qualifiés qui travaillent sur les machines-outils, de même que les bureaux technique, logistiques, administratifs voient leur effectifs augmenter régulièrement. Il faudrait même ici s’interroger sur la différenciation qu’opère Marx entre travailleurs productifs et improductifs. Par l’imbrication entre tâches de logistique et «production», et par l’extension du «système compétence», la séparation entre travail administratif et ouvrier tend elle aussi à se réduire 41.
Ce sont donc deux phénomènes contradictoires qui se confrontent ici dans un rapport dialectique entre qualification et déqualification. La première phase de l’automation se traduit par le remplacement de l’ouvrier professionnel par l’OS. Mais par la suite, à ce même ouvrier parcellaire se substituent des automates, qui eux-mêmes créent un besoin d’ouvriers professionnels pour leur maintenance. L’imbrication permanente entre les deux processus se traduit par un taux d’OS et d’ouvriers professionnels qui varie peu à la longue. Pierre Naville, en 1956, situait la proportion d’ouvriers qualifiés entre le quart et le tiers de la population industrielle 42. En 2003, le relevé de l’INSEE fixe ce taux à 45% 43. Cette continuité doit être elle-même relativisée: l’ouvrier professionnel du XIXe siècle était marqué par le système corporatif auquel il se référait, l’ouvrier professionnel du XXIe siècle s’inscrit dans la division du travail de l’entreprise moderne…
Ce sont donc des éléments contradictoires qui ressortent de ces processus: la qualification ouvrière apparaît comme une forme sociale dont la définition est l’enjeu de luttes sociales qui en redéfinissent les formes et les frontières. Elle représente «le rapport entre certaines opérations techniques et l’estimation de leur valeur sociale» 44, et participe ainsi du classement social d’activités se référant à «l’aspect hiérarchique des structures sociales» 45. Elle est aussi le reflet du conflit social autour de la valeur de la force de travail, liant organisation du travail, donc division du travail, et valeur des tâches effectuées. Le rapport dialectique qualification/déqualification exprime ainsi le rapport de forces social.
Nous avons vu différents éléments qui s’opposent à une lecture simpliste de la déqualification ouvrière. L’analyse de ces éléments comme des expressions de la résistance ouvrière permet de comprendre que se joue, dans le conflit autour du contrôle au travail, autre chose que le seul affrontement sur la valeur de la force de travail. De ces résistances émergent des pratiques de solidarité, voire «un groupe solidaire enraciné dans des valeurs critiques et éloigné de la logique de la rationalité» 46. Nous nous inscrivons donc dans l’hypothèse d’une hétérogénéité fondamentale du salariat, le travail articulant structurellement «des formes hétérogènes de travail» 47 (et non simplement combinant des formes de modes de production qui seraient en eux-mêmes homogènes), ce qui remet en avant la tâche historique de son unification.
Unification du salariat et syndicalisme
Ce sont donc deux hypothèses qui configurent le champ social, une tension entre deux mouvements :
- Les salariés recréent sans cesse des zones d’autonomie dans le travail. La division du travail sociale se poursuit et afin que, suivant en cela les préconisations de Durkheim, «chacun soit appelé à la fonction qu’il peut le mieux remplir, et reçoive le juste prix de ses efforts» 48, le rôle de chacun dans la division du travail doit être reconnu. Le principe de la reconnaissance est au centre de ce versant de la mobilisation sociale.
- La substitution des ouvriers professionnels par les ouvriers non qualifiés se poursuit. La réduction de l’autonomie ouvrière, de par un contrôle accru sur les travailleurs, se traduit par la montée de l’ouvrier collectif. A la négation de l’individu répondent des mécanismes d’indifférenciation du salariat. Dans ce cas, les notions d’égalité, de justice semblent être les moteurs de l’engagement social.
Une première figure du syndicalisme se dégage de la première hypothèse: s’inscrivant au sein des relations de travail, elle s’appuie sur un groupe «emblématique» 49, qu’il relève d’une logique de métier dans la tradition corporative du compagnonnage, ou (notamment pour le cas de la France) de groupes d’ouvriers professionnels générés par l’organisation du travail dans une entreprise. Le dépassement des contradictions du salariat s’opère, sur un mode dynamique, autour de branches professionnelles qui structurent le rapport de forces et, au sein de ces branches, les différentes catégories professionnelles. «L’organisation des travailleurs s’est toujours construite à partir de segments relativement homogènes au sein d’un groupe social profondément hétérogène 50.»
Une seconde approche relève davantage d’une démarche dite «salariale»: le salariat se construit autour d’axes de mobilisation générale, tels que la défense du SMIC, la Sécurité sociale. Cette démarche vise à dépasser les contradictions internes du salariat, conçues comme d’abord internes à l’entreprise, en s’adressant à tout le salariat. Il s’inspire de l’idée que le salariat se construit autour d’une identité sociale, telle que peut la donner la Sécurité sociale 51. Les mécanismes successifs d’extension de cet organisme de protection sociale, depuis les premières mutuelles d’entreprise jusqu’à la généralisation d’une couverture des risques pour les salariés, reflètent combien un «statut du salarié» porte la volonté du dépassement de situations particulières.
Le syndicalisme français emprunte traditionnellement aux deux registres, comme l’avait cristallisé la fusion des Bourses du travail avec les fédérations d’industries (1902). Les représentations territoriales (qui prennent en charge le plus souvent la défense de l’emploi, de la protection sociale) et les représentations professionnelles (s’appuyant sur la négociation de grilles de classifications professionnelles et de reconnaissance des métiers) se conjuguent dans le syndicalisme français 52.
La structuration du syndicalisme s’inscrit donc dans les contradictions de la division du travail capitaliste, tout en cherchant sans cesse à la dépasser. La confrontation s’opère autour de la répartition de la valeur créée dans le cadre du processus d’exploitation. La défense de minima sociaux au sein de branches professionnelles ou de territoires, dans le cadre de conventions collectives élargies, représente le vecteur de la mobilisation collective. Marx s’inscrit dans ce cadre: «Les ouvriers se coalisent afin de se placer en quelque sorte sur un pied d’égalité avec les capitalistes pour le contrat de vente de leur travail 53.» Les valeurs différentes affectées par le mode de production capitaliste aux différentes tâches se traduisent par une mise en concurrence des salariés entre eux, concurrence qui est à la source même du syndicalisme en ce qu’il lui oppose la solidarité.
Conclusion
Cet «individu intégral» dont parle Marx nous intéresse ici au plus au point. Se joue en effet dans la construction de ce travailleur collectif un des éléments constitutif de l’émergence d’une conscience de classe. Mais il n’est pas le seul, pas plus qu’il n’est mécanique: «Confronté à l’hétérogénéité du travail et des travailleurs, le syndicalisme ne peut jamais faire l’hypothèse d’une homogénéisation tendancielle assurée par quelque déterminisme historique 54.»
Les éléments avancés ici témoignent des difficultés quant à l’émergence d’une solidarité active. C’est d’abord l’éclatement du travail, en termes de statuts, de qualifications – toutes ces formes de mises en concurrence des salariés entre eux –, qui fragmentent les collectifs de travail et cherchent à briser la coopération ouvrière. Plus fondamentalement, ce sont les contradictions internes au «travailleur collectif» qu’il faut mettre en avant. Ces contradictions internes à la classe ouvrière sont générées par la division du travail et la valorisation différenciée de ces tâches. Le mouvement syndical est historiquement issu de ces contradictions. Par le poids des ouvriers qualifiés en son sein, il a porté la valorisation de certains groupes professionnels, leaders rendus légitimes par l’élargissement de leurs avantages aux groupes périphériques. Il participe ainsi d’une construction dynamique de la classe ouvrière, différenciée et contradictoire, autour de groupes professionnels. Cette construction sociale a assuré les bases d’une conscience de classe commune aussi longtemps que ces groupes pouvaient faire bénéficier les autres groupes de leurs avancées sociales 55. L’intérêt commun est porté dans ce schéma par des groupes professionnels spécifiques.
Dépassant le strict cadre professionnel, le syndicalisme français s’est aussi structuré autour d’une solidarité d’entreprise, basée sur les collectifs de travail au sens large (intégrant par exemple les sous-traitants). Car c’est autour du travail que se joue cette auto-organisation, dimension intrinsèque du syndicalisme, qui le rend si complexe à saisir parce qu’il ne peut se réduire à une institution. S’appuyant sur la dimension coopérative du travail, qui rassemble les salariés au-delà de leurs statuts différents 56, le syndicalisme met en avant un intérêt collectif de la communauté de travail.
On ne peut se contenter de cette approche. Le mouvement syndical doit aujourd’hui appréhender le travail comme un rapport social, qui ne peut se restreindre au poids de certains secteurs professionnels ou à certaines entreprises plus combatives. Plus que jamais, le syndicalisme doit se vivre au niveau de la société, s’édifiant dans la relation avec le mouvement social, voire même se comprenant comme un mouvement social. C’est ainsi par exemple que la mobilisation pour la santé sociale devient mouvement social, s’extirpant du cadre restreint de l’entreprise. Cette prise de distance vis-à-vis de situations de travail complexes doit permettre d’intégrer dans le rapport social d’exploitation, les rapports sociaux de sexe, de race, constitutifs eux aussi de la classe ouvrière. L’intérêt commun concerne dans cette démarche le salariat dans toutes ses dimensions, jusqu’à représenter l’intérêt général de la société.
Le syndicalisme participe d’une construction dynamique de la classe ouvrière, différenciée et contradictoire, autour de groupes professionnels et de salariés aux statuts différents. Afin de dépasser, tout en les associant, ces différentes dynamiques – professionnelles, d’entreprise ou sociales –, le syndicalisme doit donner au salariat la «force motrice d’une expansion universelle» 57, lui permettant de représenter l’intérêt général de la société.
Louis-Marie Barnier. Pour s'abonner à la revue Contre temps : http://www.contretemps.eu/node/56
Notes
1 K. Marx, Le Capital, Ed. Sociales, 1977, t.1, chap. XIV, p.248 (pour cet ouvrage, par la suite, seule sera mentionnée la référence du chapitre).
2 P. Rozenblatt, « Contestation de la forme syndicale et devenir du syndicalisme », in J.-P. Durand (dir.), Le Syndicalisme au futur, Paris, Syros, 1996.
3 L.-M. Barnier, «Le collectif résistant. Analyse d'une pratique syndicale dans un atelier», in S. Bouquin (coord.), Résistances au travail, Syllepse, 2008, p.139-156.
4 A. Gorgeu, R. Mathieu, «La déqualification ouvrière en question», Formation et emploi, n°103, 2008, p.81-98.
5 Nous suivrons ici principalement la démarche d’A. Bihr, La Reproduction du capital, t.I et II, Page deux (éd.), 2001.
6 K. Marx, Un chapitre inédit du capital, t.I, livre 1, chap.VI, version numérique «Classiques des sciences sociales», p.78.
7 K. Marx, Le Capital, t.I, livre 2, p.9, cité par A. Bihr, La Reproduction..., op. cit., p. 165.
8 A. Bihr, op. cit., t.I, p.166.
9 Idem, p.167.
10 K. Marx, Un chapitre inédit du capital, op. cit., p.85.
11 K. Marx, chap.XIV, p.266.
12 Idem, chap.XV, p.276.
13 A. Bihr, op. cit., p 170.
14 Idem, p.171.
15 K. Marx, chap.XIV, p.255.
16 Idem.
17 Id., chap. XIII, p.243.
18 Id., chap.XIV, p.300.
19 D. Kergoat démontre comment l’exploitation des femmes s’appuie sur un double mécanisme de séparation entre tâches dites masculines et féminines, et l’attribution de valeurs différentes à ces tâches. Voir D. Kergoat, «Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe», in H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré, D. Sénotier (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2000, p.35-44.
20 K. Marx, chap.XIV, p.255.
21 Idem.
22 Ce que P. Naville reprendra en disant que «ce qui accroît la valeur du travail en tant qu’il s’agit de la capacité à exécuter une tâche (et non de sa rareté relative) ce soit l’apprentissage nécessaire». P. Naville, Essai sur la qualification du travail, Rivière, 1956, p.70.
23 K. Marx, chap.XV, p.326.
24 Idem, chap.XIII, p.243.
25 Id., chap.XIV, p.262.
26 J.-P. Durand, La Chaîne invisible, travailler aujourd’hui: flux tendu et servitude volontaire, Seuil, 2003.
27 A. Artous, Travail et émancipation sociale – Marx et le travail, Syllepse, 2003.
28 K. Marx, Manuscrits de 1857.
29 Qui participent aussi à la création de valeur, voir J.-M. Harribey, «Economie politique de la démarchandisation de la société», in Actuel Marx, « Altermondialisme, anticapitalisme », n°44, 2008, p.76-91.
30 A. Bihr, op. cit., p.196.
31 K. Marx, Un chapitre inédit du capital, op. cit., p.80.
32 Le terme «déqualification» est entendu ici au sens d’un moindre besoin de qualification de la part des entreprises, recouvrant souvent à la fois une moindre reconnaissance des qualifications réelles acquises dans le travail, et des processus de «déclassement» des salariés employés en dessous du niveau reconnu de leur diplôme.
33 A. Gorgeu, R. Mathieu, op. cit., p.81-98.
34 K. Marx, chap.XV, p.321.
35 E. Caroli, «Internal versus External Flexibility: the Role of Nowledge Codification», LEA Working paper, n°03-10, 2003.
36 R. Linhart, L’Etabli, Minuit, 1978.
37 I. Oddonne, A. Re , G. Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière, Editions sociales, 1981.
38 L.-M. Barnier, D. Rousseau, O. Pouteau, Vallée rouge, vallée verte, Lutte contre les licenciements dans le Grésivaudan, Syllepse, à paraître 2010.
39 Y. Lucas, Le Vol du savoir, techniciens de l’aéronautique et évolution des technologies, Presses universitaires de Lille, 1989, p. 21.
40 K. Marx, chap.XV, p.347.
41 L.-M. Barnier, «Le système compétence à Air France: Un nouvel épisode du rapprochement ouvriers/employés?», Colloque «Travail, compétences et qualifications», Rennes, ISERES, 2000, disponible sur http://lmbarnier.free.fr.
42 P. Naville, op. cit., p.135.
43 Soit 3,1 millions d’ouvriers qualifiés industriels et artisanaux sur les 6,9 millions d’ouvriers. INSEE, «Structure de la population active en 2003».
44 P. Naville, op. cit., p.129.
45 Idem.
46 J. Calderon, «Postface: Burawoy et la théorie du procès de travail. Généalogie d’un paradigme de la sociologie du travail», Tracés, mai 2008, p.221-234.
47 M. Freyssinet, Hétérogénéité du travail et organisation des travailleurs, document de travail n°04.01, Ires, 2004, p.17.
48 E. Durkheim, De la division du travail social, Quadrige, 2004 p.404.
49 C. Dufour, A. Hege, «Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme», Chronique internationale de l'IRES, n°97, nov. 2005, p.5-22.
50 M. Freyssinet, op. cit., p.45.
51 B. Friot, Puissance du salariat, La Dispute, 1998.
52 Pour le syndicat Solidaires, dont les structures territoriales n’ont toujours pas, en 2009, le droit de vote aux congrès, c’est le rapport au mouvement social qui devait donner, dans le projet initial, la dimension sociétale dans le cadre d’un syndicalisme renouvelé.
53 K. Marx, Un chapitre inédit du capital, op. cit., p.126.
54 M. Freyssinet, op. cit., fascicule 4: «L’ère de la production de masse», Ires, 2007, p.134. L’ensemble des quatre fascicules est passionnant à lire au sujet du débat historique concernant la problématique exposée ici.
55 C. Dufour, A. Hege, op. cit., p.5-22.
56 L.-M. Barnier, «Du travail collectif ...», op. cit., p.109-122.
57 A. Gramsci, Cahiers de prison 10, 11, 12, 13, Gallimard, 1978, cahier 13, p.381.