Angelo Rinaldi1 a démissionné de la présidence de Défense de la langue française, cette association ayant décerné à Zemmour son prix Richelieu, attribué chaque année à un journaliste réputé pour son souci de la langue. L’académicien estime en effet qu’avec cette récompense se trouve légitimée une « propagande haineuse » contre des étrangers qui, triste ironie, se trouvent illustrer le rayonnement du français dans le monde, venant en majorité de pays francophones. Ça fait du bruit dans les journaux, et aussi sur Internet, votre affaire à propos de Zemmour. Certains de dire qu’ainsi vous lui faites de la publicité.D’autres, à en croire les messages chaleureux que j’ai reçus, verront peut-être dans ma démarche l’un de ces gestes que l’époque requiert. Voyez-vous, s’il avait connu ces contrôles au faciès auxquels on assiste sans arrêt dans le métro, un Léopold Sédar Senghor aurait eu toute chance d’arriver régulièrement en retard aux séances du dictionnaire de l’Académie… Zemmour se pose en pourfendeur des « idées reçues » et du « politiquement correct ».Il se pose là ! C’est lui, les idées reçues. Sous son bonnet d’enfant terrible du PAF, il n’y a que haines recuites et vieilleries. Le tableau d’une « douce France » abîmée par les métèques et menacée d’être submergée par de nouveaux barbares, ça ne date pas d’hier, tout de même. Quant au dernier chic, celui de l’anti- « politiquement correct », voilà bien une formule qui montre que les réactionnaires ne sont jamais à court d’astuces langagières pour tenter de faire croire qu’ils sont « modernes ». Quel jargon que celui de ces tenants du « parler vrai » fustigeant la « langue de bois » ! L’ironie de la chose est que la formule susdite est la réplique d’une expression américaine, en l’occurrence fort prisée des conservateurs de là-bas. La vice-présidente de l’association Défense de la langue française a objecté à ma démission qu’il ne fallait pas voir de politique dans l’attribution du prix Richelieu à qui vous savez. S’il est vrai, ce dont je doute, alors M. Zemmour, pour avoir sans cesse ce barbarisme à la bouche, devrait être invité à retourner à ses chères études. Dans la même veine, on voit fleurir des slogans comme « Non à la dictature de la bien-pensance ! » ou « Non à la pensée unique ! » Cela ne veut strictement rien dire. Il n’y a là que brouillard et embrouille. La liberté, l’exercice du jugement, exige des mots qu’ils soient clairs pour tous, que leur sens ne se dérobe pas. Approximations, glissements et abus de langage en sont la négation, faisant le lit de l’irrationalité et du fourvoiement des esprits. Et puis il y a le « droit-de-l’hommisme », expression forgée pour moquer ceux qui céderaient à un coupable angélisme devant les dures réalités, en fait ces « ringards » qui resteraient heurtés par les inégalités, la misère et l’asservissement. Avec ce dénigrement, dégoûtant de cynisme, et dont M. Sarkozy, d’ailleurs, est familier, on assiste à la mise en question de toute une tradition héritée des Lumières et de la Révolution française, et qui s’est perpétuée avec l’approfondissement des idées de justice sociale et de tolérance. Ces idées, maintenant largement constitutives de notre psychologie collective, il en est pour lesquels ça ne passe toujours pas et qui voudraient les extirper. Ceux-là me font penser aux émigrés de Coblence rentrant en 1815, sûrs de leur fait et bien décidés à retrouver leurs privilèges d’Ancien Régime. Impossible pour eux de voir que le monde avait changé. Il y a quand même eu la Restauration…Et la Sainte-Alliance. Mais elles furent emportées par l’histoire. Certes, il y a eu d’autres épisodes de réaction, et terribles. Mais le sens général est irréversible, comme viennent de nous le rappeler les révolutions arabes. Pour être honnête, non sans surprise. Divine. Bien sûr, des maquis blancs, il en existe, comme à toutes les époques. La nôtre a de même ses Muscadins, ces fils de famille ou parvenus qui, pendant la Révolution, précurseurs d’un langage brouillé, affectaient de parler en zézayant et sans prononcer la lettre R, l’initiale de République. Ils étaient aussi munis de forts gourdins. M. Zemmour – et avec quel succès récemment devant un contingent de députés UMP ! – tape à bras raccourci sur ces lois dites liberticides que seraient les lois Gayssot de 1990 et Pleven de 1972. Entre l’une et l’autre, on voit la poursuite, lente, d’une trajectoire. La loi Pleven elle-même procède d’un acte de l’ONU de 1965 condamnant la discrimination raciale. Elle en élargit le champ. Présentés comme un étranglement graduel de la liberté d’opinion, ces progrès de la conscience universelle sont bel et bien des défaites historiques pour l’ancien monde, auxquelles nos « Petits Maîtres », comme on appelait aussi les Muscadins, ne sauraient se résigner sans peine. Zemmour en Muscadin, il fallait y penser, surtout s’agissant de quelqu’un qui place son ambition de journaliste sous le patronage des Voltaire et des Zola.Mazette ! Voltaire risquait sa peau. Le sachant, son jardin à Fernay était mitoyen de la frontière suisse, pour pouvoir s’y réfugier à la première alerte. Où avons-nous la tête ? Zemmour se revendiquant de Zola, qui s’attaquait à rien de moins qu’à l’intouchable et redoutable institution militaire de son temps ? Et pourquoi pas de Hugo, tant que nous y sommes, dans sa gloire d’exilé, ou de Michelet expulsé de sa chaire au Collège de France, ou encore de Mauriac menacé de mort pour avoir dénoncé dans l’Express la torture en Algérie ? On notera au passage que tous ces grands protestataires étaient adossés à des œuvres capitales. Ce dont aucun de nos télépolémistes ou autres téléphilosophes ne peut se prévaloir. Que répondriez-vous à ceux qui, au nom du libre-arbitre et de la lutte contre l’arbitraire, réclament une « liberté d’expression totale » ?La liberté d’expression n’est pas la liberté de propager sur la scène publique des préjugés et des mensonges, n’en déplaise à ces idéologues sauce Rivarol. Quant aux journalistes réellement animés du désir d’informer, mettre les pieds dans le plat ne saurait signifier se rouler dans la merde. Et aux mêmes qui, dans la foulée, en viennent à déclarer que l’antiracisme relève d’un nouveau totalitarisme ?S’il est vrai, alors est aussi vraie l’équation suivante : racisme = démocratie… Où l’on voit bien que les mots sont des choses de première importance, pèsent de tout leur poids dans la balance de l’histoire. Certains l’ont très bien compris. Ainsi le baron Seillière, alors président du Medef, qui demandait à tel membre de l’Académie française de l’aider à trouver un terme pour remplacer celui d’ouvrier… Avec les mots, il s’agit d’une lutte constante, comme celle que menait un Frantz Fanon quand il écrivait : « Le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. […] Non, je ne suis pas noir. Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela. » Évidemment, cette liberté-là, M. Zemmour ne peut l’entendre. 1. Derniers ouvrages parus : Résidence des Étoiles (Fayard, 2009), Dans un état critique (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010).Propos recueillis par Jean Semperay