Le soulèvement tunisien a été déclenché par des questions sociales (chômage, pauvreté) mais également par le rejet de la corruption. Le premier mot d’ordre, prédominant pendant une quinzaine de jour, était : « un travail est un droit, bande de voleurs ». Avec l’extension de la mobilisation à la jeunesse scolarisée, le caractère démocratique s’est affirmé : les mots d’ordre visaient le départ de dictateurs et exprimaient l’aspiration à une société débarrassée des appareils policiers et de la corruption des partis au pouvoir. Ces objectifs, dont l’expression la plus synthétique a été et reste le désormais célèbre « dégage », sont perçus comme une condition pour poursuivre le combat social. L’injustice, l’exploitation, l’arbitraire, le déni de démocratie ne concernent pas seulement la classe ouvrière, mais sont vécus par de larges couches sociales. La référence à des objectifs nationaux (Tunisie libre) se retourne ainsi contre les mafias régnantes, inféodées aux puissants de ce monde, qui se comportent comme les colons hier. Elle constitue l’arrière-fond de la conscience collective.
Cette conscience nationale, démocratique et populaire, convaincue de la légitimité de ses droits, structure le mouvement. Il ne se perçoit donc pas d’abord ou entièrement comme un mouvement de classe. La question sociale est cependant le moteur des différenciations qui se développent en son sein. Pour les couches les plus larges, la révolution doit changer la vie, le quotidien. Le maintien de la dictature sans le dictateur dévoile la nature de classe du système, qui ne se réduit pas au pouvoir d’un clan : le décalage entre les transitions d’en haut et les revendications démocratiques d’en bas, l’absence d’une prise en compte des aspirations sociales, révèlent ainsi des logiques sociale et politique antagoniques entre les forces de la révolution et de la contre-révolution.
Face à cette réalité, la stratégie du RCD est de désamorcer le mouvement en le divisant, sans rompre avec les rapports de domination et les logiques économiques en place. Certains secteurs prônent un attentisme ou un soutien aux gouvernements de transition : la bourgeoisie, les classes moyennes, mais aussi des fractions populaires, parmi lesquelles les logiques de survie entraînent des phénomènes de repli. Ces tendances sont exploitées par le pouvoir, sans pour autant lui donner une légitimité politique.
Face à la menace d’une intervention de l’armée, le peuple a cherché à diviser le pouvoir pour accroître son espace de mobilisation. L’armée n’était pas sûre de l’attitude de ses troupes, une fois le mouvement de masse suffisamment enraciné. Les scènes partielles de fraternisation indiquent qu’elle n’est pas immunisée par rapport aux effets de la crise sociale et politique. Toutefois, une accentuation de la polarisation sociale et politique verrait sans doute l’armée prendre le rôle d’appareil central de répression. Fin février, les tirs à balles réelles de militaires à Kasserine (centre-ouest tunisien), ainsi que leurs menaces de casser les grèves et les mobilisations démocratiques témoignent de ce repositionnement.
Le mouvement n’a pas dit son dernier mot
La contestation est loin d’être achevée et les masses populaires n’ont cessé jusqu’ici d’avancer. On assiste à une montée progressive des revendications sociales : les luttes des ouvrières du textile et des salariéEs de la fonction publique en témoignent. L’activité revendicative continue avec des processus nouveaux d’accumulation de forces. L’existence de contre-pouvoirs locaux assurant des formes d’auto-organisation populaire, la volonté des secteurs les plus avancés de coordonner les luttes sur le plan régional et national, le succès des meetings du Front du 14 janvier et la structuration d’un Congrès national de défense de la révolution, la prise en compte de la nécessaire articulation entre revendications sociales et démocratiques, sont autant d’éléments qui témoignent d’un début de recomposition des forces. Un processus complexe de construction d’une hégémonie démocratique par en bas est en train de se frayer un chemin, tant au niveau des revendications que des formes d’organisation.
Renforcer l’organisation et la conscience des forces révolutionnaires
Le propre d’une situation révolutionnaire est que les phases de flux et de reflux s’inscrivent dans des cycles courts, tant que le mouvement populaire n’est pas défait. Dans cette instabilité prolongée, l’accumulation des forces, la construction d’organisations de masse indépendantes et d’organes de participation populaire doit s’articuler à la nécessité d’imposer les revendications immédiates de larges secteurs de la population et de disputer aux gouvernements la faculté de définir le contenu social et politique de la transition. Il s’agit de construire les perspectives politiques qui permettront de développer et de coordonner les luttes concrètes contre la nouvelle façade démocratique des institutions et les politiques libérales.
Aujourd’hui, au-delà de la lutte au sein de l’UGTT, la question décisive de la construction d’un parti révolutionnaire se pose avec acuité. Pour que le processus triomphe, il requiert un niveau élevé d’auto-organisation et une force politique consciente, capable de centraliser les luttes concrètes autour de l’objectif de la conquête du pouvoir par les oppriméEs. L’enjeu est bien celui de la cristallisation d’un nouveau mouvement démocratique, ouvrier et populaire, dans des conditions nouvelles, capable de balayer la dictature. C’est d’autant plus vrai que des victoires sociales et démocratiques, y compris sur le terrain de la sécularisation et des droits des femmes rejetteraient encore plus sur la défensive les tenants de l’islam politique, qui n’ont pas été jusqu’ici au cœur du processus, mais cherchent à occuper un espace politique.
Commission Maghreb du NPA