George W. Bush avait prévenu : les Etats-Unis se sont engagés dans une «chasse à l’homme internationale» (1). La guerre impériale devient chasse au criminel, et trouve là sa principale justification. Dans un rapport de la Joint Special Operations University publié en 2009, George A. Crawford proposait de «placer la chasse à l’homme au fondement de la stratégie états-unienne» (2). Cette doctrine rompt avec les stratégies conventionnelles fondées sur les concepts de fronts, de bataille linéaire, d’opposition face à face et force contre force. A la différence de l’ennemi conventionnel, le fugitif évite l’affrontement, il cherche surtout à échapper à la capture, et l’opération militaire passe alors par un long processus de détection de la proie. On lance des appels à la délation et on offre des récompenses : l’armée américaine a ainsi lancé des milliers d’affichettes Wanted sur les villages afghans pour localiser des chefs talibans. La traque se fonde sur une méthode de cartographie des réseaux sociaux de la cible, que les «chasseurs analystes» retracent patiemment, pour mieux remonter jusqu’à son repaire. Dans la doctrine de la chasse à l’homme, le but est moins de décapiter une organisation hiérarchisée que de briser un réseau.
Contrairement à la définition classique de Clausewitz, cette guerre cynégétique n’est pas, en sa structure fondamentale, un duel. Le schéma n’est pas celui de deux lutteurs qui se feraient face, mais autre chose : un chasseur qui s’avance, et une proie qui fuit ou qui se cache. Alors que le duel suppose une forme de reconnaissance mutuelle dans l’hostilité, le chasseur d’hommes ne reconnaît pas son ennemi en tant qu’ennemi, c’est-à-dire en tant qu’égal - celui-ci n’est, à ses yeux, qu’une proie. Tandis qu’un duel est codifié, la guerre-chasse brise les codes. Elle n’hésite pas à faire usage de moyens non nobles, relevant de la police ou de la chasse plutôt que du registre militaire classique. Alors que le duel suppose un rapport réciproque d’exposition à la mort - chacun offrant son poitrail à l’ennemi -, dans la chasse, le maître ne se confronte quasiment jamais directement à sa proie. Il utilise des intermédiaires, rabatteurs ou meute. Tout est fait pour que sa vie ne soit jamais menacée, pour lui assurer une protection maximale. L’usage du drone Predator et les missiles Hellfire, pilotés et lancés depuis un centre de commandement de la CIA à Langley (Virginie) illustre ce principe.
Dans ce schéma, à la rigueur, le combat devient surperflu. La guerre devient pure puissance de meurtre. Selon cette nouvelle doctrine de la violence étatique, il s’agit de «détecter, briser, emprisonner ou détruire les réseaux avant qu’ils aient pu agir» (3). Ce qui est présenté comme une opération de «justice» relève en réalité d’une campagne de guerre préventive contre des ennemis non étatiques, fondée sur une logique d’élimination d’individus dangereux. Cette stratégie implique de réinterpréter, quitte à les vider de leur sens, les principes du droit international, afin d’autoriser des exécutions sommaires sobrement appelées «assassinats ciblés». Comme le montre Philip Alston dans un rapport récent (4), les Etats occidentaux, Etats-Unis et Israël en tête, tentent ainsi de se doter eux-mêmes d’un droit au meurtre, contre des ennemis réduits au statut de criminels, mais pourtant privés des formes élémentaires de la justice. Une peine de mort sans procès ni procédure.
Mais la stratégie de la chasse à l’homme est aussi à destination interne : réunifier le corps national par la mise à mort de l’ennemi public, qui donnera lieu à une explosion de joie populaire. A voir ces images de jubilation morbide cependant, c’est à un autre visage, tristement connu dans l’histoire américaine, que l’on pense : sous cette euphorie patriotique se profile, en filigrane, le sourire triomphal du lyncheur.
Grégoire Chamayou, philosophe (CNRS-ENS-Lyon).
(1) «President Speaks at FBI on New Terrorist Threat Integration Center», 14 février 2003. (2) (3) George A. Crawford, «Manhunting : Counter-Network Organization for Irregular Warfare», Joint Special Operations University, Septembre 2009. (4) Philip Alston, «Report of the Special Rapporteur on Extrajudicial, Summary or Arbitrary Executions, Addendum. Study on Targeted Killings», ONU, mai 2010. Dernier ouvrage paru de Grégoire Chamayou : «les Chasses à l’homme», éd. la Fabrique, 2010.