Le vendredi 12 juin s’est déroulée à Paris la sixième édition des Y’a bon Awards, soirée mêlant humour et politique, au cours de laquelle ont été décernées des récompenses à celles et ceux qui, journalistes ou responsables politiques, se sont distingués, au cours de l’année passée, par leurs propos racistes. L’initiative, organisée par l’association Les Indivisibles, entendait rappeler à celles et ceux qui ont accès à la parole publique qu’il n’est pas possible de dire tout et n’importe quoi, et que certains veillent. Et c’est ainsi que, comme chaque année, personne n’a été épargné. Mais, comme chaque année, de bien mauvais procès ont été faits aux « Y’a bon ».
Un « beau » palmarès
Cinq catégories cette année, et une trentaine de nominés départagés par un jury de 16 personnes composé de militants associatifs, d’intellectuels, de blogueurs ou encore de personnalités comme la chanteuse Christine and the Queens ou Bruno Gaccio1, et un sixième prix décerné par les auditeurs de la station de radio Beur FM. La soirée, qui a réuni plus de 500 personnes au Cabaret Sauvage, était animée par l’artiste-interprète Matthieu Longatte (connu notamment pour ses vidéos « Bonjour tristesse »), et a été, comme chaque année, l’occasion de rire tout en faisant entendre une opposition ferme à tous les racismes, mais aussi de rendre hommage aux victimes des violences policières (avec une minute de silence en hommage à Zyed et Bouna) et du racisme de l’Europe forteresse (avec une prise de parole de représentants des migrants de La Chapelle). L’occasion, également, de rappeler que la longue liste des nominés et de leurs propos racistes ne doit pas donner l’impression que le racisme se résumerait à quelques déclarations particulièrement ignobles, mais qu’il s’agit bel et bien d’un système d’oppression et de discrimination dont ces déclarations ne sont que le révélateur.
Parmi les gagnants de cette année, l’éditorialiste Philippe Tesson (« C’est pas les Musulmans qui amènent la merde en France aujourd’hui ? Il faut le dire, quoi ! »), la journaliste Natacha Polony (pour un tweet particulièrement ignoble vis-à-vis des populations Rroms), ou encore le ministre du Travail Michel Sapin (pour une remarque « humoristique » adressée à un inspecteur du travail à propos de son nom à consonance maghrébine : « ça fait un peu racaille »). À noter également la distinction attribuée à Philippe Val pour ce passage atterrant de son ouvrage Malaise dans l’inculture : « Plus encore que les mauvais traitements, cet anticolonialisme reproche à la colonisation d’avoir donné à des Arabes, des Africains, des Indochinois, le goût de la démocratie et de la culture ». Y’a bon colonisation.
Caroline Fourest a également reçu une récompense (dans la catégorie « Ils ont bien le droit de fantasmer »), pour son évocation délirante de « ces familles qui au nom de leurs convictions religieuses retirent les enfants des cours d’Histoire quand on enseigne la Shoah ». À égalité avec Alain Finkielkraut (« l’antisémitisme musulman est majoritaire »), elle a remporté le prix à l’applaudimètre, saluée par un public qui n’a pas oublié que Caroline Fourest avait déjà été récompensée en 2012 pour avoir dénoncé (attention, ça décoiffe) « ces associations qui demandent des gymnases pour organiser des tournois de basket réservés aux femmes, voilées, pour en plus lever des fonds pour le Hamas ». Et dévorer des enfants vivants ?
Les mauvais procès faits aux « Y’a bon »
La cérémonie 2015 se déroulait dans un contexte particulier, à savoir le contexte post-tueries de janvier à Paris, après lesquelles certains avaient osé amalgamer Les Indivisibles et les assassins de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. Jeannette Bougrab a ainsi à plusieurs reprises déclaré que Les Indivisibles étaient « coupables » de la mort des journalistes de Charlie Hebdo (ce qui a débouché sur une plainte en diffamation). Pascal Bruckner s’est également – piteusement – distingué par ces propos : « Il faudra faire le dossier des collabos, des assassins de Charlie. Je vais les nommer : il y a les Indivisibles de Mme Rokhaya Diallo (…), il y a les Indigènes de la république (…), il y a le rapport Nekfeu (…), il y a Guy Bedos (…) ». Vous avez dit amalgames scandaleux ?
Des Indivisibles et des Y’a bon Awards dans le viseur donc, mais qui ont tenu bon et ne se sont pas laissés intimider par les outrances des apprentis censeurs. Apprentis censeurs qui n’ont évidemment pu s’empêcher de critiquer la cérémonie 2015 et les choix du jury, en usant notamment de deux arguments particulièrement malhonnêtes et lourds de sous-entendus outranciers.
Le premier « argument » de ces aspirants inquisiteurs a été celui de « l’étrange choix des lauréats ». Entendre : tout de même, Caroline Fourest, Natacha Polony et Michel Sapin ne sont « pas les pires ». Propos qui occultent soigneusement l’un des objectifs affichés de la cérémonie : dénoncer la banalisation du racisme dans l’espace public implique en effet de concentrer le tir sur ceux qui cultivent une image respectable, aiment à se revendiquer « antiracistes », parfois même « de gauche », tout en tenant des propos discriminatoires et ouvertement stigmatisants. Car ce sont eux qui contribuent le plus à normaliser les discours racistes, dans la mesure où ils s’expriment depuis une position de personnalité publique dotée d’une légitimité et d’un capital symbolique qui donnent d’autant plus de poids à leurs paroles.
Qui plus est, l’argument du « ce ne sont pas les pires » introduit l’idée selon laquelle il y aurait des échelles de gravité dans le racisme et, dès lors, un racisme qui mériterait d’être dénoncé et un racisme qui pourrait être toléré. Nier la continuité entre le racisme d’un Jean-Marie Le Pen et celui des lauréats des « Y’a bon », c’est (faire semblant de) ne pas comprendre les logiques par lesquelles le racisme s’introduit dans toutes les sphères de la société et c’est, de facto, contribuer à la normalisation du racisme dit « ordinaire ». Non, il n’y a pas de racisme respectable ou tolérable, il y a seulement du racisme, et quand bien même celui-ci se décline de multiples manières, l’une des tâches essentielles des antiracistes authentiques est de combattre implacablement le racisme dans sa globalité, et pas seulement ses « pires manifestations ».
Soral et Dieudonné : « les businessmen de l’intolérance »
Le second « argument » des petits procureurs du « bon » antiracisme est celui des « absences notables » parmi les lauréats. Ainsi, certains ont cru bon de relever que, dans le palmarès 2015, ne figuraient ni Alain Soral ni Dieudonné, sous-entendant, à mots à peine couverts, qu’il pourrait y avoir eu complaisance, de la part du jury des « Y’a bon », vis-à-vis de ces odieux personnages et, partant, de l’antisémitisme. Les accusateurs auraient dû se déplacer à la cérémonie, cela leur aurait évité de raconter n’importe quoi : non seulement Soral et Dieudonné n’ont pas été épargnés, mais ils ont même eu le privilège d’être les premières vedettes de la soirée, copieusement huées par la salle avant que ne soient remises les récompenses. Ils ont en effet été désignés comme les « champions hors catégorie » du racisme et les « businessmen de l’intolérance », aux côtés de Jean-Marie Le Pen. Vous avez dit complaisance ?
En distinguant de la sorte Soral et Dieudonné, la cérémonie des Y’a bon Awards a rappelé que la lutte contre le racisme ne se divise pas et que, quand bien même les propos ouvertement antisémites ne sont (heureusement) pas légion chez les journalistes en vue et chez les responsables politiques, il était indispensable de les dénoncer et de les combattre. Notons au passage que l’une des rares personnalités à avoir tenu des propos antisémites sur les antennes d’un grand média a bien évidemment été nominée : Roland Dumas pour ses déclarations, au micro de Jean-Jacques Bourdin, sur « l’influence juive » que subirait Manuel Valls. Et, s’il n’a pas emporté le prix, c’est que la concurrence était rude dans sa catégorie, avec entre autres Nadine Morano, Christian Estrosi et Claude Goasguen, lequel avait évoqué dans son style inimitable « cette Shoah terrible qu'on n’ose plus enseigner dans les lycées tant on a peur de la réaction des jeunes musulmans qui ont été drogués dans les mosquées ». Oui, vous avez bien lu : « drogués dans les mosquées ». L’histoire ne dit pas si l’argent de la drogue a servi à financer Daech, mais Caroline Fourest a probablement un avis sur la question.
Des voix discordantes qui ne se tairont pas
Ces mauvais procès faits aux Y’a bon Awards dissimulent mal les visées politiques des petits procureurs. En jetant la double suspicion sur la cérémonie (ne pas s’en prendre au « vrai » racisme et être complaisant vis-à-vis de l’antisémitisme), ils tentent de discréditer l’ensemble de la démarche des Indivisibles et de leurs compagnons de route, en laissant entendre que l’antiracisme devrait, pour être respectable, être soigneusement borné et se contenter de dénoncer certains racismes et certains racistes, sous peine d’être taxé d’intentions – forcément – mauvaises et – forcément – cachées. Ce faisant, ils tentent en réalité de faire taire des voix discordantes dans l’actuel paysage médiatique, qui brisent le consensus mou d’un antiracisme de salon qui refuse de s’en prendre sérieusement au racisme dans l’ensemble de ses dimensions et de questionner ses fondements idéologiques, politiques, sociaux et institutionnels.
Ces voix qu’ils voudraient faire taire, ce sont celles qui « osent » dire, tout d’abord, que les premières victimes du racisme sont les plus aptes à juger, ou non, de la violence de certains propos, et que ceux qui luttent contre le racisme à leurs côtés doivent naturellement en tenir compte. Celles qui « osent » dire, ensuite, que le racisme dans la France de 2015 n’est pas l’apanage de quelques courants et individualités d’extrême-droite ou de droite extrême, mais qu’il contamine l’ensemble du paysage politique et du paysage médiatique mainstream, y compris par l’entremise de certains qui se présentent comme des antiracistes convaincus. Celles qui « osent » dire, enfin, que le racisme n’est pas une simple somme de « dérapages », mais un rapport social d’ensemble, et que les propos racistes des individus médiatisés ne sont que l’expression en mots et en actes d’un édifice institutionnel générateur et organisateur de racisme, édifice qui devrait être mis en cause par quiconque entend lutter conséquemment contre la haine, les oppressions et les discriminations.
Le succès des Y’a bon Awards 2015 est le signe que les petits procureurs ont du souci à se faire. Et c’est tant mieux.
Julien Salingue
- 1. L’auteur de cet article le confesse : il était lui aussi membre du jury.