Par François Sabado et Olivier Besancenot, publié par Médiapart. Dans le paquet-cadeau de la réforme constitutionnelle, qui vise à nous apprendre à vivre selon les codes de l’état d’urgence permanent, le président Hollande n’a pas oublié de glisser la déchéance de la nationalité pour les binationaux nés en France, qui se seraient rendus coupables d’actes terroristes. Ce cadeau empoisonné appelle une réaction massive et unitaire de la part de toutes celles et de tous ceux qui entendent s’y opposer. Il est des lignes politiques et morales qui, lorsqu’elles sont franchies, outrepassées, provoquent une profonde désapprobation qu’il s’agit à présent de traduire en mobilisation pour peser sur le débat public et faire reculer le gouvernement.
La déchéance de la nationalité appartient précisément à cette catégorie de lignes rouges à ne pas dépasser. A telle enseigne que, en 2010, lors du projet de loi sur l’immigration présenté par l’ancien président Sarkozy, qui proposait déjà la déchéance de nationalité pour les personnes d’origine étrangère ayant volontairement porté atteinte à la vie de policiers et de gendarmes, toute la gauche s’était exprimée vent debout contre cette aberration - François Hollande inclus. A l’époque, ce dernier y voyait un acte « attentatoire […] à la tradition républicaine ». Pour le Parti socialiste, le secrétaire national David Assouline dénonçait, quant à lui, une mesure qui « n’est pas dissuasive », « qui ne sert à rien pour la sécurité des Français » et qui « installe l’idée qu’il y a deux catégories de Français ». Le Sénat s’opposait au projet selon les mêmes arguments. Lors de ce débat, nombreux sont ceux qui ont tenu à rappeler l’historique de ce sinistre projet politique : d’abord porté par l’extrême droite française dans les années trente, la déchéance de la nationalité a été mise en application par le régime de collaboration avec l’occupation nazie du Maréchal Pétain. Cette mesure a été effacée en quasi-totalité à la Libération.
La déchéance de nationalité établit, en effet, l’idée selon laquelle il y aurait « deux catégories de Français ». Or, quelle que soit l’atrocité des actes dont il peut être question, lorsque cette sélection est autorisée, on sait quand elle commence et jamais, ni quand, ni comment, elle s’arrête. La Convention européenne des droits de l’homme de 1948, à l’instar de celle de l’ONU de 1961, s’oppose aux actions nationales susceptibles de multiplier le nombre d’apatrides dans le monde. Toutefois, cela ne semble pas faire vaciller l’opinion de M. Hollande et de son gouvernement.
Quant à la prétendue efficacité de la mesure dans la lutte contre Daech, qui peut encore y croire ? Une personne ayant commis de tels actes ne doit-il pas d’abord rendre des comptes à la justice du pays auquel il est censé appartenir plutôt qu’ailleurs, voire nulle part. Jusqu’à preuve du contraire, le terrorisme n’est pas une nationalité. Parmi les Français qui se revendiquent de l’Etat islamique, il semblerait qu’un quart, peut-être un tiers, soient des convertis, nés en France, et qui ne possèdent par conséquent qu’une seule nationalité : la nationalité française. C’est une preuve supplémentaire qui montre l’absurdité de cette mesure, qui dissimule mal une portée idéologique nauséabonde, que seule l’extrême droite portait il y a peu : établir un corollaire improbable et révoltant entre terrorisme et immigration. Ce corolaire nocif, qui légitime dans l’opinion l’idée selon laquelle notre insécurité et l’immigration sont deux phénomènes contigus. Cette ligne rouge était inacceptable en 2010 ; elle l’est tout autant en 2015.
Les nouveaux convertis à cette mesure justifient ce ralliement au nom du fait que nous serions désormais en guerre. Argument déjà entendu au printemps dernier, suite aux attentats de janvier, pour rendre plus présentable une loi relative au renseignement controversée. Or, ce projet de loi, tout comme les appels lancinants à un « Patriot Act à la française », était largement antidaté et remontait à bien avant les attentats. Dans son livre lastratégie du choc, la militante altermondialiste Naomi Klein avait déjà évoqué la manière dont les pouvoirs s’y entendaient pour instrumentaliser l’émotion de l’opinion, lorsqu’elle est placée, de fait, dans un état de sidération suite à des grands chocs sociaux, économiques, écologiques ou militaires, tels des révoltes, des révolutions, des guerres, des attentats ou des catastrophes naturelles. C’est ainsi que bien des gouvernements saisissent l’opportunité de faire passer des réformes libérales et sécuritaires concoctées de longue date. Stratégie couchée sur le papier, le 26 octobre 2001, aux Etats-Unis lorsque George W.Bush présentait un texte long de 132 pages, restreignant les libertés fondamentales et déléguant un pouvoir d’exception aux agences et officines gouvernementales. Stratégie mise en application dans la guerre en Irak de 2003. A l’époque les critiques de la classe politique française ne manquaient pas. Elles étaient même nourries pour déplorer le bilan d’un épisode « va-t-en-guerre et arbitraire ». Lorsqu’un informaticien américain, du nom d’Edward Snowden, décidait, en 2013, de rendre publique les informations embarrassantes compilées par la NSA, l’agence de surveillance US, elles sont devenues unanimes. Deux années seulement se sont écoulées. Aujourd’hui, c’est un François Hollande, prisonnier de ses calculs politiciens pour 2017, autant que de la crise politique qui l’éloigne toujours plus de la réalité, qui utilise les mêmes peurs, le même choc, pour justifier ses guerres, son Etat d’urgence, ses mesures sécuritaires et la déchéance de la nationalité. Et comme à l’accoutumée, chacun de constater que le renforcement de l’Etat pénal accompagne le démantèlement de l’Etat social.
En réalité, la déchéance qui semble se nouer aujourd’hui est bien celle de la gauche. A moins que tous « les déchus » de cette gauche au pouvoir redressent la tête, sortent de leur propre état de sidération, et parlent d’une même voix, au-delà des différences des uns et des autres, afin de bloquer ce projet inique. Pourquoi pas une manifestation nationale contre cette modification avant le vote ? Pourquoi pas un front commun, un comité national contre la déchéance de la nationalité, fondé sur un objectif rassembleur, dans un état d’esprit respectueux de nos diversités et de nos positionnements politiques ? Tout est à débattre et à imaginer ensemble. Mais il y a urgence car nous sommes nombreux à souhaiter un sursaut civil, social et politique qui enraye ce sempiternel glissement à droite de la classe politique.