Publié le Mercredi 27 octobre 2021 à 13h50.

« Seule la réduction du temps de travail est à même de répondre aux attentes pressantes des salariéEs »

Entretien avec notre camarade belge Denis Horman, auteur de « Leurs profits… Nos vies. Pour une réduction collective et radicale du temps de travail » (éditions Couleur Livres). Propos recueillis par la Gauche anticapitaliste (Belgique).

Ces dernières années, bon nombre de publications sont parues sur la réduction du temps de travail. Qu’est-ce qui t’a motivé à écrire ce bouquin ?

Je suis parti de questions que j’entends autour de moi.

– Pourquoi tant de travailleurEs disent « Vivement la pension [la retraite], on ne pourra jamais bosser jusqu’à 60, 65 ans, alors a fortiori jusqu’à 66, 67 ans » ?

– Pourquoi, dans de nombreux secteurs, avec des intensités différentes, les conditions de travail se dégradent-elles ? Pourquoi les cas de burn-out se multiplient-ils, ainsi que les maladies professionnelles ?

– Pourquoi cette « souffrance au travail », cette sensation de « perdre sa vie à la gagner » ?

– Pourquoi de plus en plus de personnes, qui ont, comme on dit, la chance d’avoir encore un boulot, doivent-elles travailler plus vite, le stress au ventre, et de surcroit mal payées, au moment où des milliers de jeunes sont en recherche d’emploi, butant sur le blocage d’une embauche ?

– Pourquoi les gains de productivité liés à l’augmentation de l’intensité du travail, se traduisent-ils par davantage d’exclusion et de précarité, au lieu de servir à réduire le temps de travail contraint, à libérer du temps libre pour permettre à chacunE de s’épanouir, de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale ?

Cette dernière question nous interpelle d’autant plus qu’en fait – et ce n’est pas un scoop – dans nos sociétés hautement développées techniquement, quelques heures de travail par jour suffiraient pour produire les biens et services dont nous avons réellement besoin, dans des conditions dignes et conformes à la nature humaine.

Comme je le signale dans mon livre, déjà, au 19e siècle, Paul Lafargue, le gendre de Marx, plaidait pour la journée des 3 heures. En 1930, dans sa Lettre à nos petits-enfants, J.M. Keynes, qui était loin d’être un économiste marxiste, préconisait, « dans les pays de progrès », pour « éviter le chômage technologique », la réduction de la journée de travail à 3 heures, et les 15 heures par semaine.

Ces questions et ces positions résument bien les principaux enjeux du combat pour une réduction collective et radicale du temps de travail. C’est un combat central et d’actualité, comme je le développe dans la troisième partie de mon livre.

Dans ton livre, tu parles d’exploitation dissimulée. Que veux-tu dire ?

C’est grâce à Sherlock-Marx, assisté de Watson-Engels, que nous pouvons déchirer, avec eux, le voile qui camoufle cette « exploitation dissimulée ».

Entre autres, sur cette rengaine que nous bassinent, encore aujourd’hui, le patronat et ses acolytes sur le « coût du travail », sur les salaires qui seraient, pour eux, bien trop élevés.

Cette supercherie dissimule, à dessein, le fait que ce sont les travailleurs et les travailleuses qui produisent les richesses et qui rapportent quotidiennement aux employeurs bien plus de valeur qu’ils et elles n’en perçoivent en salaire.

Celui-ci correspond, aujourd’hui comme hier, à plus ou moins une demi-journée de travail. La deuxième partie de la journée s’ouvre sur du travail forcé, non payé. Ce « supplément », c’est précisément la plus-value, source du profit pour les entreprises capitalistes et des dividendes pour les actionnaires.

En ce début de 21e siècle, le vol de temps de travail effectué au détriment des salariéEs – cette partie du temps de travail forcé, gratuit, le « surtravail » – a pris l’ampleur d’un braquage mondial. Et le plus révoltant, c’est le fait que la « souffrance au travail », la sur­exploitation, le « surtravail » servent à alimenter et booster la fortune d’une infime couche de rentiers, en l’occurrence les actionnaires des grandes sociétés.

Que fait le mouvement syndical, fort de près de 3,5 millions de syndiquéEs [en Belgique], une force potentielle qui devrait normalement être capable d’arrêter cette offensive capitaliste, menée sous l’égide du néolibéralisme et la participation active des différents gouvernements ?

Depuis les années 1980, les organisations syndicales sont sur la défensive. Elles sont, pourrait-on dire, comme tétanisées devant les coups de boutoir du capital, la « stratégie du choc » des entreprises multinationales qui placent les salariéEs et leurs organisations syndicales devant le fait accompli.

Pour limiter la « casse », les syndicats saisissent la bouée de sauvetage des « plans sociaux », largement supportés par la collectivité, ­notamment via la sécurité sociale.

Les manifestations sans lendemain, la concertation sociale, qui tourne quasiment à vide, créent à la longue un sentiment d’impuissance chez les travailleurEs.

Des combats, des grèves continuent, ici ou là, sans pouvoir décrocher des victoires significatives, en grande partie à cause de leur dispersion.

Et ce qui hypothèque en plus un changement de situation, c’est le productivisme, la productivité, l’impératif de la croissance sans limites et de la « compétitivité », inhérents au système de production capitaliste, qui contaminent les appareils syndicaux et imprègnent les esprits dans les rangs syndicaux. Tout cela au nom de la préservation de l’emploi, qui est pourtant malmenée.

Cela ne fait pas rêver à des « lendemains qui chantent ». Et, dans tout ça, la réduction collective et radicale du temps de travail va-t-elle être renvoyée aux calendes grecques ?

Seule la réduction du temps de travail, telle qu’elle est formulée et portée par une série de centrales, de secteurs du mouvement syndical, des organisations sociales et culturelles, des partis politiques de gauche est à même de répondre à une série de revendications légitimes et aux attentes pressantes des salariéEs. C’est ce que je développe dans la troisième partie de mon livre.

Il s’agit d’abord d’une réduction collective du temps de travail (RCTT). La souffrance au travail, physique et/ou psychologique, la flexibilité, l’augmentation de l’intensité du travail, cette réalité intersectorielle implique une généralisation de cette RCTT. Motivant ainsi l’ensemble des travailleurEs dans une lutte commune, elle favorise la construction d’un rapport de forces indispensable entre les salariéEs et le patronat.

Une réduction radicale du temps de travail est indispensable pour faire reculer le chômage, pour ouvrir l’embauche de milliers de jeunes, pour permettre aux femmes de sortir de la logique du travail partiel contraint.

La réduction collective et radicale du temps de travail – les 32 heures/semaine en quatre jours, prônées par plusieurs centrales syndicales et organisations sociales et politiques – est indispensable pour permettre à chacunE de se réaliser dans une multitude de domaines que les contraintes horaires, l’aliénation au travail maintiennent hors d’atteinte. Le « règne de la liberté » ouvre la possibilité concrète aux délibérations collectives sur et en dehors des lieux de travail, à la convivialité, pour prendre notre sort en main et ne pas le laisser, sans contrôle, dans les mains des « experts » et des politiciens professionnels.

La RCTT est aussi une revendication essentielle dans la bataille contre le réchauffement climatique. L’urgence climatique exige de produire moins, travailler moins, partager plus. C’est une rupture avec l’engrenage surproduction-surconsommation, croissance-compétitivité, au cœur du mode de production capitaliste.

Version intégrale sur le site de la gauche anticapitaliste (Belgique).