Par Daniel Tanuro, publié par la LCR. Le concept d’écosocialisme est basé sur un double constat paradoxal : la solution de la « crise écologique » due au mode de production capitaliste nécessite une réponse de type socialiste, d’une part, et le bilan environnemental du « socialisme réellement existant » est catastrophique, d’autre part. Je vais développer brièvement ces deux éléments et présenter ensuite quelques chantiers de l’aggiornamento écosocialiste tel qu’il est conçu au sein du « Réseau écosocialiste international ». J’espère ainsi montrer que l’écosocialisme est autre chose qu’une nouvelle étiquette sur une vieille bouteille : une alternative nécessaire adaptée aux défis de notre temps.1
Pour les écosocialistes, ce qu’on appelle « crise écologique » n’est pas une crise de l’écologie. Ce n’est pas la nature qui est en crise mais la société, et cette crise de la société entraîne une crise des relations entre l’humanité et le reste de la nature. Selon nous, cette crise n’est pas due à l’espèce humaine en tant que telle. Elle n’est pas due en particulier au fait que notre espèce produit socialement son existence par le travail, ce qui lui permet de se développer et donne de la substance à la notion de progrès. Elle est due au mode capitaliste de développement, au mode capitaliste de production (qui inclut un mode capitaliste de consommation) et à l’idéologie du « toujours plus » productiviste et consumériste qui en découle.
Capitalisme = productivisme
Le capitalisme ne produit pas des valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains mais des valeurs d’échange pour la maximisation du profit. Ce profit est accaparé par une fraction minoritaire de la population : les propriétaires des moyens de production. Ils exploitent la force de travail de la majorité sociale en échange d’un salaire, inférieur à la valeur du travail fourni.
Ces propriétaires des moyens de production se livrent une guerre de concurrence sans merci qui contraint chacun d’eux à chercher en permanence le moyen d’augmenter la productivité du travail en recourant à des machines de plus en plus perfectionnées. Le « productivisme » (produire pour produire, qui implique de consommer pour consommer) est donc une caractéristique congénitale du capitalisme. Le capitalisme implique l’accumulation. L’économiste bourgeois Joseph Schumpeter l’a dit très simplement : « Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes »
Le capitalisme est un système d’exploitation très performant. Il améliore continuellement la productivité du travail et l’efficience dans l’utilisation des (autres) ressources naturelles. Mais cette amélioration est évidemment au service de l’accumulation : les économies relatives en force de travail et en matières sont plus que compensées par l’augmentation absolue du volume de la production de sorte que, au final, il y a augmentation des ressources consommées dans le process. C’est pourquoi, inévitablement, l’accumulation capitaliste entraîne simultanément l’exploitation accrue du travail humain et le le pillage accru des ressources naturelles.
Quelles sont les limites de la tendance capitaliste à la croissance ? A cette question, Marx a répondu que « La seule limite du capital, c’est le capital lui-même ». La formule est basée sur la définition du capital, non pas comme une chose (une masse d’argent), mais comme un rapport social : le rapport d’exploitation par lequel une masse d’argent se transforme en plus d’argent grâce à l’extorsion d’une plus-value correspondant au travail non payé. Ce rapport d’exploitation nécessite évidemment un input sous formes de ressources2. Dire que « la seule limite du capital est le capital lui-même » signifie donc tout simplement ceci : tant qu’il y a de la force de travail à exploiter et des ressources naturelles à prélever, le capital peut continuer à s’accumuler en appauvrissant, en détruisant ce que Marx appelait « les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ».
D’une manière générale, la seule alternative concevable au capitalisme est un système qui ne produit pas des valeurs d’échange pour la maximisation du profit des capitalistes mais des valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains réels (c’est-à-dire non corrompus par la marchandisation), démocratiquement déterminés. Un système dans lequel la collaboration remplace la concurrence, la solidarité remplace l’individualisme et l’émancipation élimine l’aliénation. Or, un tel système – plus qu’un système : une nouvelle civilisation- correspond à la définition théorique d’une société socialiste. Je le répète : en termes généraux, il n’y a pas d’autre alternative concevable.
Productivisme capitaliste et productivisme bureaucratique
En même temps, cette conclusion se heurte à la dure réalité des faits historiques : en effet, il est indiscutable que le bilan du socialisme qui a « réellement existé » au 20e siècle est un repoussoir, non seulement du point de vue de l’émancipation humaine, mais aussi du point de vue de l’établissement de relations aussi harmonieuses que possible entre l’humanité et son environnement naturel.
Inutile ici de détailler ce point : tout le monde a entendu parler de l’assèchement de la mer d’Aral et de la catastrophe de Tchernobyl. Puisque cette rencontre est consacrée à la lutte contre le changement climatique, j’ajouterai que l’ex-RDA et l’ex-Tchécoslovaquie détenaient le triste record mondial de la quantité de gaz à effet de serre émis par habitant-e : leurs « performances » en la matière étaient même supérieures à celles des plus grands pollueurs du monde capitaliste « développé », les Etats-Unis et l’Australie.
Ce bilan environnemental négatif du « socialisme réel » est dû principalement à la contre-révolution bureaucratique qui a triomphé dans les années ’20 sous la houlette de Staline. Le productivisme à l’Est résultait en effet d’un système de primes qui étaient offertes aux managers des entreprises nationalisées pour les inciter à dépasser les objectifs du plan. Par appât du gain, ces managers utilisaient et gaspillaient le maximum de matière et d’énergie par unité produite… Ils n’avaient pas à se soucier des conséquences pour la qualité de la production, puisque les consommateurs n’avaient ni liberté de choix, ni liberté de critique, ni possibilité de contester les effets sociaux et environnementaux d’une production qui n’était soumise à aucun « contrôle ouvrier ».
Du point de vue des dégâts écologiques, il n’y a pas de différences entre le productivisme capitaliste et celui de l’ex-Bloc de l’Est. Mais le productivisme capitaliste résulte de mécanismes très différents : contrairement au directeur d’une usine nationalisée en URSS, le patron d’une entreprise capitaliste optimise sans cesse la quantité de ressources utilisées par unité produite, afin de maximiser le nombre d’unités, et considère la réaction du marché comme un verdict sur la qualité de ses produits.
En fait, le productivisme du capital est rationnel du point de vue du capitalisme et inhérent aux rapports sociaux qui le caractérisent. A l’opposé, le productivisme bureaucratique apparaît comme une pure création irrationnelle de la superstructure politique : dans une économie censée satisfaire les besoins, la rationalité commanderait que la production soit guidée par la démocratie des producteurs/consommateurs ; c’est parce que cette démocratie est incompatible avec le parasitisme bureaucratique que le système, pour fonctionner vaille que vaille, donne des stimulants matériels aux parasites.
Cette comparaison débouche sur une conclusion importante : le productivisme capitaliste est endogène au mode de production, tandis que le productivisme soviétique était exogène. De cela découle que le bilan environnemental désastreux de l’URSS n’apporte pas la preuve irréfutable que le socialisme est par définition et inévitablement aussi écocidaire que le capitalisme.
Staline n’explique pas tout
Cependant, le stalinisme et l’existence d’une caste bureaucratique privilégiée ne suffisent pas à expliquer ce bilan désastreux. Pour indiquer le problème, je me contenterai d’une citation du plus fameux adversaire de Staline: Léon Trotsky. De tous les théoriciens marxistes, Trotsky est sans doute celui qui a le mieux compris le phénomène bureaucratique, mais il n’avait guère conscience des limites environnementales au développement humain, c’est le moins qu’on puisse dire.
Dans un discours célèbre, l’auteur de « La Révolution trahie » a dit de « l’homme socialiste » qu’il « déplacera les montagnes, enfermera les mers et détournera les fleuves ». Je ne veux pas exagérer la portée de cette citation, ni surtout son influence sur le cours des évènements. Je la rapporte seulement comme illustration du fait que beaucoup de marxistes portaient un regard beaucoup moins prudent et réaliste que Marx sur le développement des « forces productives libérées des entraves capitalistes » et ce qu’il permettrait de réaliser.3
En effet, loin de fantasmer sur les pouvoirs fabuleux du surhomme socialiste, Marx considérait plus modestement que « la seule liberté possible (par rapport aux lois de la nature) est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leur échange de matière avec la nature ».
A la lumière de cette citation de Trotsky, il paraît évident que l’analyse du bilan environnemental du « socialisme réel » doit aller au-delà de la compréhension du productivisme bureaucratique. Il faut aller plus en profondeur dans la critique, examiner des conceptions théoriques et idéologiques qui ont marqué le socialisme à des degrés divers.
Dans cet esprit, le courant écosocialiste auquel j’appartiens, qui se reconnaît dans le Manifeste écosocialiste rédigé par Michaël Löwy et Joel Kovel, a identifié un certain nombre de ces conceptions qui méritent débat et révision. Je vais les citer et les commenter brièvement.
Sciences, technologies et progrès
Une première question est celle du rapport à « la Science », ou plutôt aux sciences – sans majuscule. La plupart des penseurs socialistes, à commencer par Marx et Engels, ont été assez fortement influencés par le scientisme. Or, l’idée mécaniste que les sciences finiront par tout pouvoir expliquer dans le moindre détail est manifestement erronée, puisque le monde est en évolution constante. De surcroît, la vitesse de cette évolution augmente au fur et à mesure qu’on s’intéresse à des objets de plus en plus petits, de sorte que, plus les sciences progressent, plus elles sont confrontées à de nouveaux phénomènes posant de nouvelles énigmes.
Rompre avec le scientisme est un enjeu important pour les écosocialistes. Il s’agit d’en finir avec le projet de la domination humaine sur la nature, qui implique que la nature soit considérée comme une machine et que l’être humain ne soit appréhendé que comme un machiniste. Ce projet illusoire, instrumentaliste et réducteur va à l’encontre du principe de précaution, de la modestie et de la prudence qui s’imposent aujourd’hui si l’on veut rééquilibrer les échanges entre l’humanité et le reste de la nature.
Une seconde question, liée à la première, est celle de la technologie, c’est-à-dire des sciences appliquées à la production. Sont-elles neutres ou ont-elles un caractère de classe ? Bien qu’il insiste sur le caractère « historiquement déterminé » de tous les aspects du développement humain, Marx n’a pas tranché ce point précis. La plupart des socialistes après lui ont considéré la technologie comme neutre. Les écosocialistes pensent qu’elle ne l’est pas.
La fin ne justifie pas les moyens : certains moyens sont contraires à la fin. Cela vaut aussi pour les moyens de production, donc pour les technologies. L’énergie nucléaire, par exemple, est contraire à l’objectif explicité par Marx d’une société où les producteur-trice-s visent à faire bonifier le patrimoine commun de la nature pour le transmettre à leurs descendant-e-s en « boni patres familias ». Il en va de même de la combustion des combustibles fossiles, de la culture en plein champ des Organismes Génétiquement Modifiés et des grands projets de géoingénierie, par exemple.
Rupture avec le scientisme et critique des technologies soulèvent immédiatement la question de l’attitude face au développement et au progrès. Marx n’avait pas à ce sujet une vision linéaire, mais la plupart des marxistes bien. Qu’en est-il des écosocialistes ? Ils refusent l’idée avancée par certains partisans de la décroissance pour qui il faut « sortir du développement » car le progrès est négatif en soi, mais ils refusent tout autant l’idée que tout progrès et tout développement seraient positifs en soi. Cohérents avec leur regard critique sur les technologies, ils approfondissent la thèse de Marx selon laquelle le capitalisme développe de plus en plus des « forces destructives », plutôt que productives.
Les pays développés, globalement, n’ont plus besoin d’un développement quantitatif mais d’un partage des richesses nécessaire à un développement qualitatif. Dans ce cadre, les écosocialistes accordent une grande importance à la cosmogonie des peuples indigènes et au savoir-faire des communautés paysannes. Ils y voient des sources d’inspiration pour un progrès digne de ce nom. Un progrès qui met en question l’idéologie capitaliste productiviste. Un progrès basé sur la compréhension du fait que la vraie richesse jaillit du temps libre, des relations humaines et d’une relation harmonieuse avec l’environnement, pas de l’accumulation compulsive de biens de consommation qui ne servent souvent qu’à compenser la misère de l’existence.
Centralisation et décentralisation
Une quatrième question en débat est celle de l’articulation entre centralisation et décentralisation. Du fait de l’expérience historique de l’URSS, le socialisme est fortement lié à l’idée d’un plan très centralisé. Je ne nie pas qu’un tel plan ait été nécessaire dans les années ’20, car le pouvoir révolutionnaire ne pouvait se maintenir que si la très petite classe ouvrière industrielle était à même de fournir à la majorité paysanne les machines nécessaires pour améliorer la vie des communautés rurales et éliminer les famines si fréquentes dans l’histoire russe. Mais le trait d’égalité posé entre socialisme et centralisation doit être questionné.
Il va de soi qu’un gouvernement désireux de mener une politique anticapitaliste doit nécessairement briser le pouvoir économique de la classe dominante, ce qui n’est possible que par l’expropriation de la finance et des grands moyens de production ainsi que de distribution. Il va de soi également que ces secteurs socialisés doivent ensuite être remis en route pour satisfaire les besoins, ce qui nécessite une planification centralisée. Mais il faut souligner en même temps que démocratie et autogestion ne peuvent exister pleinement sans enracinement à la base, localement. Centralisation et décentralisation doivent donc s’articuler.
Cette articulation n’est pas absente de la pensée de Marx : au contraire, il voyait dans la Commune de Paris « la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail », et cette expérience l’amenait à penser que la « dictature du prolétariat » se concrétiserait sous la forme d’une fédération de communes. Les marxistes ultérieurs ont largement perdu le fil de cette pensée. Les écosocialistes la remettent à l’honneur et essaient de la renouveler, en liaison avec le projet d’un « socialisme du 21e siècle ».
Le défi climatique rend cette réflexion incontournable: pour avoir une chance de mener en deux générations la transition énergétique vers un système 100% renouvelables, il faut sans aucun doute socialiser le secteur de l’énergie. Sans cela, les capitalistes tenteront d’imposer le plus longtemps possible l’utilisation des gigantesques stocks de combustibles fossiles qui leur appartiennent4. Mais le recours aux renouvelables nécessite l’interconnexion de réseaux énergétiques décentralisés. Leur gestion démocratique par les communautés et dans l’intérêt collectif des habitant-e-s est une possibilité réelle dont les écosocialistes doivent se saisir en posant des revendications locales concrètes de contrôle et de participation, plutôt que de se cramponner au modèle obsolète de la grande entreprise nationalisée.
Ecosocialisme et écoféminisme
Une cinquième question sur laquelle travaillent les écosocialistes est celle du rôle spécifique des femmes dans la lutte pour des relations soutenables entre l’humanité et la nature. Pour les féministes de notre courant, ce rôle ne vient pas du fait que les femmes seraient «par essence » plus proches et plus respectueuses de la nature, comme le pensent certaines théoriciennes de l’écoféminisme.
Selon nous, il n’y a pas davantage d’essence féminine écologiste que d’essence féminine pacifiste, par exemple. Le rôle spécifique des femmes leur est attribué par la division capitaliste du travail au sein de la société et de la famille bourgeoise. Une des manifestations de leur oppression est en effet qu’elles assument la plus grande partie du travail de soin, le plus souvent sous forme de prestations gratuites qui ne sont pas reconnues socialement comme travail. De plus, les femmes assurent globalement 80% de la production vivrière mondiale.
Les femmes savent ce qu’implique « prendre soin du vivant ». Leur savoir en la matière leur donne un rôle de premier plan dans la transition, parce que l’humanité est précisément confrontée à la nécessité de « prendre soin » (du reste) de la nature et qu’une grande partie de la population – en particulier dans le monde développé et urbanisé- ne sait tout bonnement pas comment s’y prendre. Mais ce rôle des femmes ne peut être pleinement valorisé dans l’intérêt de tous que si leur oppression est reconnue et combattue. Cela passe par la lutte autonome des femmes pour l’égalité des droits dans la société en général, l’application du principe « à travail égal salaire égal » sur le marché de la main-d’œuvre et le partage des tâches domestiques. En ce sens-là, les écosocialistes soutiennent le combat écoféministe.
La question du sujet
La prise en compte du rôle spécifique des femmes soulève une autre question que je souhaite aborder avant d’esquisser une conclusion. A bien des égards, il s’agit même d’une question décisive pour l’écosocialisme : celle du « sujet » de la transformation sociale.
Classiquement, les théoriciens du socialisme considèrent que la classe ouvrière – c’est-à-dire non seulement les ouvriers d’usine mais toutes celles et ceux qui sont obligé-e-s de vendre leur force de travail contre un salaire- est LE sujet qui entraîne à sa suite la petite bourgeoisie et toutes les couches opprimées. Ce rôle central en tant comme classe révolutionnaire découle de sa place dans le mode de production : en effet, en tant que classe la plus exploitée, la classe ouvrière n’a d’autre perspective historique possible que la gestion collective des moyens de production pour satisfaire les besoins sociaux démocratiquement déterminés.
Cette analyse traditionnelle a ensuite engendré l’idée que la classe ouvrière joue en tout temps et en tout lieu un rôle d’avant-garde, fût-ce à son insu, « objectivement ». Or, la lutte pour le climat laisse à voir une réalité toute différente : en première ligne se trouvent les paysans, les paysans sans terre, les peuples indigènes et les communautés en lutte contre les projets miniers, forestiers ou d’infrastructure qui détruisent leur environnement.
Le fait que des couches sociales distinctes de la classe ouvrière au sens strict jouent un rôle d’avant-garde n’est pas sans précédent. La jeunesse, par exemple, a souvent servi de détonateur par des luttes qui, en révélant une situation sociale ou politique insupportable, amenaient la classe ouvrière à sortir d’une relative passivité. Le Mai 68 français, où la répression de la « nuit des barricades » au Quartier latin a déclenché une grève générale de dix millions de grévistes, est un exemple classique de cette interaction entre couches et classes sociales. Il y en a beaucoup d’autres.
Cependant, ce à quoi nous sommes confrontés actuellement sur le front environnemental est différent et l’image du détonateur ne permet pas de l’appréhender. Un détonateur remplit une fonction temporaire : provoquer l’explosion. Or, face au changement climatique, nous observons depuis de longues années des luttes persistantes des paysans, des peuples indigènes et des communautés, et ces luttes, jusqu’à présent, ne font rien exploser du tout dans la classe ouvrière. Le problème est donc plus profond. Il ne s’agit pas simplement d’une « discordance des temps », d’un décalage entre les rythmes de conscientisation de différentes couches et classes sociales.
L’explication est en fait relativement simple. Quand les paysans luttent contre l’agrobusiness, quand les peuples indigènes luttent contre l’appropriation des forêts comme puits de carbone ou comme source de biomasse, quand les communautés luttent contre des projets extractivistes qui détruisent le cadre de vie et les ressources,… ces combats pour les revendications immédiates en faveur des conditions d’existence des groupes concernés coïncident directement avec ce qui doit être fait pour sauver le climat.
La situation de la classe ouvrière est fort différente. En effet, surtout dans le contexte actuel, où la classe ouvrière est affaiblie, désorientée idéologiquement et poussée sur la défensive, les revendications les plus immédiates qu’elle pose spontanément pour défendre ses conditions d’existence ne coïncident pas avec ce qui doit être fait pour sauver le climat, mais plutôt avec ce qui le déstabilise. Pour créer ou sauver des emplois, par exemple, une majorité de travailleur-euse-s espère l’extension de la production, une relance économique du capitalisme, de nouvelles entreprises. C’est clairement une illusion de croire que cela résorberait le chômage, n’empêche que cette illusion s’impose à première vue comme la réponse la plus logique et la plus facile à mettre en œuvre. Dans certains secteurs polluants menacés, comme les houillères de Pologne, les syndicalistes vont même jusqu’à mettre en doute la réalité du changement climatique, parce qu’ils y voient une menace pour leur emploi.
La lutte contre le chômage, enjeu central
Comment faire face à ce problème ? Les écosocialistes tentent de répondre en proposant des revendications qui répondent à la fois aux besoins sociaux du monde du travail et aux besoins écologiques (notamment la réduction drastique et rapide des émissions de gaz à effet de serre qui est indispensable pour stabiliser le système climatique). En simplifiant, nous nous démarquons donc à la fois des écologistes qui pensent que les impacts sociaux des mesures environnementales à prendre sont un problème secondaire et des syndicalistes qui estiment que la priorité est sociale, que l’environnement est un problème de riche, dont on s’occupera plus tard. Ces deux stratégies nous semblent condamnées d’avance.
La lutte contre le chômage est la principale angoisse du monde du travail (et elle conditionne le niveau des salaires, l’organisation du travail, la défense des systèmes de protection sociale…). Les écosocialistes mettent en avant une réponse générale qui s’articule sur trois niveaux :
- L’extension de l’emploi public non-délocalisable (notamment par des plans publics de rénovation énergétique des bâtiments, de transformation du système énergétique et de remplacement du tout-automobile par des sociétés publiques de transport en commun), en insistant sur la décentralisation et sur le contrôle démocratique par les usagers et les travailleur-euse-s ;
- La reconversion collective, sous contrôle ouvrier, des travailleurs et travailleuses des industries inutiles ou nuisibles (en premier lieu l’industrie de l’armement et l’industrie nucléaire, mais aussi l’automobile, la pétrochimie, etc.) vers d’autres secteurs d’activité ;
- La réduction radicale du temps de travail, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et réduction des rythmes de travail, afin de travailler tous, de vivre mieux et de gaspiller moins.
Cette dernière revendication nous semble d’une importance stratégique majeure. En effet, comme Marx l’avait noté, il s’agit à la fois de la demande sociale par excellence et du moyen par excellence avec lequel « l’homme social, les producteurs associés » peuvent « régler rationnellement leurs échanges de matière avec la nature » en agissant « de la manière la plus conforme à la nature humaine ».
Face au chômage, seul un programme de ce genre est capable de répondre au double défi social et environnemental, climatique en particulier. Sa mise en œuvre nécessite une orientation anticapitaliste et appelle d’autres revendications que je ne détaillerai pas ici : l’expropriation des secteurs de l’énergie et de la finance -une condition sine qua non de la transition – d’une part, et une politique de long terme en faveur du développement de l’emploi rural local – dans l’agriculture organique et l’entretien des écosystèmes – d’autre part.
Ce programme ne peut gagner en influence dans le mouvement ouvrier que s’il s’articule sur le combat de la gauche combative contre les appareils dominés par le social-libéralisme ou par d’autres courants bureaucratiques. En effet, la perspective des appareils consiste généralement à accompagner la transition énergétique telle qu’elle est conçue par le capitalisme (une transition qui ne répond absolument pas à l’objectif de la soutenabilité, car elle est trop lente et recourt massivement au nucléaire, aux agrocarburants et à la capture-séquestration du carbone) en demandant seulement que cette transition soit « juste »5. C’est pourquoi les écosocialistes incitent les mouvements paysans, les peuples indigènes et les communautés à nouer des liens et à chercher des convergences avec la gauche au sein des syndicats.
Sortir des généralités pour avancer un programme de propositions concrètes bien argumentées pour la transition énergétique et sociale, par exemple au niveau européen, constitue à mon sens le plus grand défi que les écosocialistes doivent tâcher de relever. La tâche est d’autant plus ardue qu’il ne suffit pas de remplacer les fossiles par les renouvelables : vu le retard pris depuis 30 ans par les gouvernements, les émissions de gaz à effet de serre doivent être réduites si fortement et si vite que cela ne peut plus être fait sans diminuer la production matérielle et des transports6. Chacun comprendra que cette contrainte complique encore la réponse écosocialiste au défi de l’emploi.
L’écosocialisme, un concept ouvert
L’écosocialisme peut se résumer comme une volonté de faire converger les luttes sociales et environnementales à partir de la compréhension que l’austérité et la destruction écologique sont les deux faces d’une même médaille : le capitalisme productiviste. Défini de la sorte, il s’agit d’un concept ouvert, susceptible de déclinaisons stratégiques et programmatiques différentes. De fait, il y a aujourd’hui plusieurs variétés d’écosocialismes. La variété que je vous ai présentée pourrait être définie comme marxiste, révolutionnaire, féministe et internationaliste. Il y en a d’autres et nous ne prétendons pas au monopole, seulement au débat le plus large.
- 1. Ce texte est basé sur une communication dans le cadre du week-end de mobilisation sur le climat organisé du 10 au 12 avril à Cologne par la Rosa Luxemburg Stiftung en collaboration avec une série d’associations écologistes allemandes (voir le site de la conférence : http://kampfumsklima.org/). Je l’ai étoffé en tenant compte du débat sur « Ecosocialisme, Décroissance et Justice climatique», auquel j’étais invité à contribuer. Animé par Tadzio Müller (le responsable « énergie et mouvements pour le climat » de la RLS), ce débat réunissait en outre Joanna Carbello (du réseau carbontradewatch, Bruxelles), Christopher Laumanns (de l’ONG Konzeptwerk Neue Ökonomie, militant du mouvement « Postwachstum », la variante de la mouvance des décroissants dans les pays de langue allemande) et un public nombreux. Je remercie toutes et tous pour leurs remarques stimulantes.
- 2. La nature met celles-ci gratuitement à disposition du capitaliste, ce qui explique l’appétit du capital pour l’exploitation des mines, des forêts naturelles ou des réserves halieutiques – surtout en période de récession où ce qu’on appelle « extractivisme » attire les capitaux en quête de surprofit.
- 3. L’ironie de l’histoire est que celui qui a tenté en partie d’appliquer la vision de Trotsky fut… Staline, quand il caressa le projet d’inverser le cours des fleuves sibériens du Nord vers le Sud pour irriguer l’Asie centrale…
- 4. Rappelons que, pour avoir 60% de chance de ne pas dépasser 2°C de hausse de la température par rapport à l’ère préindustrielle, il faut que deux tiers à quatre cinquièmes des réserves fossiles prouvées ne sont jamais exploitées.
- 5. Un exemple très net de cette stratégie d’accompagnement est le choix de la plupart des organisations syndicales françaises de ne pas contester la filière nucléaire.
- 6. Les scénarios de transition vers un système 100% renouvelables qui se prétendent compatibles avec le maintien d’une croissance de 2 à 3% par an ne tiennent pas compte de l’énergie fossile nécessaire à la production des convertisseurs renouvelables et aux travaux d’amélioration de l’efficience énergétique des bâtiments, et des émissions qui en découlent.