Chaque jour apporte de nouvelles révélations sur la gravité de l’accident nucléaire de Fukushima Daichi, sur la politique du mensonge qui a couvert l’activité du lobby nucléocrate, sur l’ampleur des risques imposés à la population par le choix de l’atome, sur le déni de démocratie. L’onde de choc du scandale s’étend dans l’archipel nippon. Dix semaines après la catastrophe du 11 mars 2011, on peut probablement dire que la crise japonaise a atteint un tournant.
Dans un premier temps, seules de petites minorités se sont mobilisées contre la politique sociale et énergétique du pouvoir. Soumise à un feu roulant d’appels à l’union sacrée dans l’épreuve nationale, la population est tout d’abord restée traumatisée par la brutalité et la violence du triple désastre : séisme, tsunami et crise nucléaire. Puis le sentiment d’avoir été trompé par des apprentis sorciers s’est répandu, allumant de nombreux foyers de colère citoyenne. Face à la montée des contestations, plutôt que de faire acte de contrition, le patronat a clairement manifesté sa volonté de ne rien lâcher. Des lignes de confrontation prennent forme, les enjeux politiques des mois à venir émergent.
Fukushima : le temps des aveux forcés
Coup sur coup, Tepco, l’opérateur de Fukushima1, et les autorités japonaises ont dû reconnaître que dès les débuts de la crise, le cœur de trois des six réacteurs de la centrale avait fondu ; que – contrairement aux affirmations antérieures – le séisme avait endommagé les bâtiments et que le tsunami n’était pas seul en cause ; qu’en noyant la matière fissile pour la refroidir, ils avaient créé un nouveau problèmemajeur : une masse d’eau radioactive qui se répand sur le site et interdit d’y travailler ; qu’ils n’étaient absolument pas préparés à un tel accident… Industrie et administration n’ont même pas été capables de coordonner efficacement leur action face à la catastrophe.
Notons que l’impréparation n’est pas seulement nipponne. Les autorités nucléaires internationales n’ont jamais travaillé le scénario Fukushima : l’accident simultané de quatre réacteurs avec la conjonction d’un séisme et d’un tsunami. Un mythe s’effondre, selon lequel « tout est prévu », « tout restera sous contrôle ». Une vérité s’impose : le corps scientifique et les médias ont été complices d’un mensonge criminel. Or, tout particulièrement au Japon, pays soumis à de violents tremblements de terre, le soutien de la population à l’industrie de l’atome dépend de la confiance envers « l’expertise ». C’est cette confiance qui se brise.
L’impréparation aux risques et la fin des idées reçues
À un point assez surprenant, l’impréparation des autorités japonaise ne concerne pas que le versant nucléaire de la catastrophe du 11 mars, comme en témoigne un rapport rédigé pour l’ONU et dont le Japan Times (27 mai 2011) a fait état.
La combinaison du séisme, de ses répli-ques répétées, du tsunami et de l’urgence nucléaire, note le rapport, a provoqué un effondrement simultané, « multisectoriel », des infrastructures – un type d’effondrement généralement associé à des pays moins développés : incapacité à fournir rapidement eau, nourriture et abris aux sinistrés ou à rétablir le fonctionnement des communications et services. Bien que le niveau de préparation de l’Archipel aux tremblements de terre ait certainement sauvé de nombreuses vies, les autorités n’ont pas voulu investir pour se protéger d’événements jugés improbables.
Un chiffre illustre l’ampleur du problème : à la mi-mai note du Yomiuri Shimbun (24 mai 2011), en moyenne seuls 30 % de l’aide passant par les canaux officiels avait atteint leurs destinataires, tant la désorganisation est grande.
Un patronat en ordre de bataille
La crise japonaise ne fait pas exception à la règle : en temps de catastrophe humanitaire, les dominations de classe se renforcent plus qu’elles ne s’effacent au nom de la solidarité. Le patronat a fait savoir qu’il ne remettait pas en cause le choix du nucléaire, qu’il considérait que Tepco et l’industrie de l’atome n’étaient ni coupables ni responsables, que l’indemnisation des victimes devait être financée par l’impôt ou la hausse des tarifs d’électricité – poussant jusqu’à son terme la logique bien capitaliste selon laquelle les gains sont privatisés et les pertes socialisées.
L’économie japonaise est entrée en récession et, pour la première fois depuis 1980, au mois d’avril, la balance commerciale était déficitaire. Le patronat argue de la crise pour en appeler à la baisse des aides sociales, à la hausse des impôts et des taxes supportés par la population, à la réduction des protections contre les licenciements…
Le patronat mène de front son offensive sur la question nucléaire et sur les droits sociaux. Les résistances doivent elles aussi lier l’une à l’autre.
La montée des résistances
En matière nucléaire, la perte de confiance envers les « experts » aidant, l’opinion publique a basculé. La population a été particulièrement choquée par le cynisme du pouvoir qui a augmenté les taux légaux d’irradiation ; et ce, non seulement pour le personnel intervenant dans la centrale de Fukushima 1, mais aussi pour les écoliers de la région. « Le gouvernement peut-il garantir la santé de nos enfants ? »demandent les parents.
Comme en France, l’industrie de l’atome au Japon utilise l’arme financière pour faire taire les oppositions, arrosant de taxes et subventions les communes où sont implantées les centrales. Le gouvernement n’en a pas moins dû s’engager à fermer temporairement des réacteurs à Hamaoka, une installation particulièrement mal préparée à un tsunami. Des scandales sont mis en lumière, comme celui du surgénérateur de Monju, dans la baie de Tsuruga. Il est situé sur une faille sismique très active et avait été fermé en 1995 à la suite d’une grave fuite de sodium. Remis en route en mai 2010, il a connu un nouvel accident trois mois plus tard : une partie du couvercle est tombée dans la cuve du réacteur. Depuis, aucune solution n’a été trouvée et l’un des responsables du site s’est suicidé, laissant un testament dont le contenu est gardé secret.
Le mouvement antinucléaire a pris son essor. Après des manifestations parfois importantes (17 500 à Tokyo), il a lancé un appel pour passer de l’action locale à l’action nationale et internationale, pour que le 11 juin soit une journée mondiale de mobilisation avec pour objectif symbolique le million de manifestantEs.
Ce passage des résistances locales au national reste à faire sur le terrain social. Des initiatives sont prises en défense des travailleurs du nucléaire, soumis au risque radioactif. Des villageois entrent en dissidence. Des réfugiés dénoncent la condition qui leur est faite. Des syndicalistes radicaux engagent le combat en défense des droits sociaux. Mais il n’y a pas, pour l’heure, d’appel à même de faire converger ces luttes.
Le lien, et c’est très positif, est cependant fait par les militantEs radicaux entre le combat social et le combat antinucléaire. Certaines des initiatives « novatrices », comme le sit-in devant le siège de Tepco, ont été initiées par des syndicalistes. En témoigne aussi la venue en France, à l’occasion du G8, de Shinpei Marakami et Toshihide Kameda, paysans bio, membres de Nômiren (organisation japonaise de Via Campesina), dont les terres sont aujourd’hui incultivables ; ainsi que la venue de Kiichi Takahashi, membre d’Attac Japon et de la fédération des télécommunications affiliée à la coordination syndicale Zenrokyo (NTUC), liée en France à Sud PTT, appelant à sortir du nucléaire.
Échéances politiques
Nombre de militantEs chevronnéEs – politiques, associatifs et syndicaux – sont partie prenante des mobilisations antinucléaires en cours. Mais ces dernières sont largement le fait de jeunes sans engagements antérieurs, utilisant les réseaux sociaux comme mode de mise en relation. Elles intègrent aussi aujourd’hui des parents inquiets pour l’avenir de leurs enfants.
L’entrée en action de milieux sans traditions politiques donne sa force et sa vitalité au mouvement de résistance émergent. Sans précédent depuis quarante ans dans l’Archipel, elle montre que nous assistons bien à un tournant dans la situation politique du pays.
La crise japonaise n’est pas « sectorielle » ; elle ne concerne pas « que » le nucléaire ou « que » le social. C’est une crise de confiance, une crise démocratique, une crise de légitimité du pouvoir, une crise nationale. Il ne sera pas facile à « ceux d’en haut » de la surmonter. Mais c’est aussi une crise sans alternative constituée. Il ne sera pas facile à celles et ceux « d’en bas » de donner forme à une véritable alternative politique.
Pour la première fois, certes, des plans de sortie du nucléaire sont élaborés. Mais au cas où l’administration se verrait forcée de reculer sur ce terrain (elle renonce pour l’heure à faire passer la part de l’atome dans la production d’électricité de 30 à 50 %), l’industrie proposerait ses propres alternatives, productivistes, choisies pour le profit qu’elles peuvent générer et non pour leur rationalité sociale et écologique. Il ne suffit pas de fermer les centrales existantes, il faut aussi changer de paradigme énergétique – ce qui ne se fera pas sans s’attaquer à la logique économique dominante (capitaliste) et aux pouvoirs établis.
Une brèche est ouverte et c’est ce qui compte avant tout. La population japonaise a besoin de notre solidarité1. Manifestons avec elle, en France, le 11 juin !
Pierre Rousset