Parmi les économistes qui se situent hors du consensus dominant, deux positions polaires peuvent être distinguées. La première met l’accent sur le fait que la bourgeoisie française est en quelque sorte « coincée » : taux de profit insuffisant, faibles performances à l’exportation, etc. La seule solution est donc une politique de rigueur et de libéralisation forcenées pour réduire le coût du travail dans toutes ses composantes.
La deuxième position met au contraire en avant les choix faits par les capitalistes français et, notamment, celui de privilégier la distribution des dividendes à l’investissement. Une version extrême de cette position distingue coût économique du capital et coût financier : « il va de soi qu’on ne peut pas contester l’utilité du premier » précise l’économiste Laurent Cordonnier dans une interview sur le site NVO.fr (impulsé par la CGT) le 22 avril 2014 (« Ce que coûte le capital aux entreprises »). Et au sein du coût financier est dégagé un « surcoût » qui est « la partie du coût financier qui reste quand on a ôté les rémunérations justifiables ». C’est de ce « surcoût» que viendrait une bonne partie des maux économiques actuels. Exit 150 ans de critique du capitalisme depuis Marx : il est évident que la logique du capital est globale et que la finance n’est qu’une de ses formes. Une chose est de dénoncer le revenu garanti des actionnaires et le fait que les salariés soient l’unique variable d’ajustement des aléas de la conjoncture ; autre chose est de prétendre trier le bon grain de l’ivraie, ce qui conduit insensiblement à avoir comme horizon un « bon capitalisme » libéré de ses excès.
L’austérité pour rester dans le peloton
Pour juste qu’elle soit sur le fond, la thèse fondée sur le fait que les capitalistes français seraient « coincés » est toutefois réductrice dans certaines de ses formulations. Il faut d’abord la replacer dans le contexte européen. L’Union européenne tout entière est le « maillon faible » dans la crise capitaliste. Elle porte un « modèle social » qui la défavorise dans la compétition internationale d’autant que, par rapport aux USA, elle ne peut compenser ses faiblesses économiques par son poids politique : les USA ont le dollar (dont la prépondérance n’a pas que des racines économiques) et, en matière de libéralisme, peuvent se permettre de prêcher une bonne parole qu’ils ne pratiquent pas toujours (cf. le « Buy American Act » qui impose au gouvernement fédéral et à certains programmes fédéraux de n’acheter que des biens produits sur le territoire américain).
Donc, au niveau européen, l’enjeu pour les classes dominantes est bien de casser le « modèle social », de flexibiliser les différents marchés et de baisser le coût du travail. Ce qui ne veut pas dire que ce serait la seule politique possible ; c’est la politique la plus adéquate pour le capital européen face à la mondialisation et elle s’applique sans générer, à ce jour, de tensions sociales ingérables. Face à un mouvement ouvrier qui mettrait en péril sa domination, le capital pourrait être amené à d’autres choix où le libéralisme serait partiellement mis en veilleuse au profit de modes de fonctionnement politiques et économiques dont le contenu, pas forcément progressiste, serait fonction des rapports de forces.
Revenons à la France. Dans l’Union européenne telle qu’elle est, les capitalistes français sont bel et bien « coincés » face à une Allemagne qui, avec les réformes Hartz du début des années 2000, a matraqué coût du travail et protection sociale. C’est ce qui explique le consensus de la pensée économique dominante autour du « vallsisme ». En même temps, le capitalisme français, est « coincé » par une histoire, un héritage, qui ne sont pas sans conséquences : un appareil industriel globalement plus faible, un type et une gamme de production peu opérants sur le marché mondial, le poids de certains intérêts familiaux, un lien spécifique à l’Etat, etc. Tout cela perdure dans les modes de fonctionnement actuels.
La montée des dividendes, la stagnation de la recherche-développement, les problèmes de compétitivité hors prix, etc., existent bel et bien. Les faire figurer dans le tableau ne signifie pas que les capitalistes pourraient collectivement faire « autrement ». Il faut « faire l’analyse concrète d’une situation concrète » : on ne peut comprendre une formation économico-sociale réelle seulement à travers le livre I du Capital. Le point essentiel est cependant que, dans le contexte de l’Union européenne, avec les caractéristiques de l’appareil économique qu’il a construit, et avec son insertion internationale, le capitalisme français n’a aujourd’hui comme perspective que de faire payer par les salariés et, globalement, les couches populaires, son maintien dans le peloton.
Henri Wilno