Entretien. Le réalisateur Gilles Perez est coréalisateur avec Claire Feinstein du documentaire « Nous, ouvriers », une série en trois volets diffusé sur France 31 pour tracer le portrait de la classe ouvrière de 1945 à nos jours.
Pourquoi un documentaire sur les ouvriers en 2016 ?
Parce que plus personne n’en parle. On a eu l’idée de cette série après avoir fait une autre trilogie sur les paysans, « Entendez-vous dans nos campagnes », avec le même principe d’une cinquantaine de témoins. On avait découvert une sorte de racisme anti- péquenots, le fait que les enfants, petits-enfants critiquaient leurs parents, grand-parents d’avoir salopé la terre. Pour réfléchir sur ces critiques virulentes à l’intérieur même d’une classe et des familles.
Pour l’INSEE, il y a 7 millions d’ouvriers en France, soit 25 % de la population, et personne n’en parle. Le terme même renvoie si ce n’est au Moyen-âge du moins au 19e siècle. Médiatiquement les ouvriers, ce sont des pneus qui flambent devant une usine, des gars qui se battent pour sauvegarder un emploi où il faut trimer. Notre représentation du monde a été renversée. L’ouvrier, c’était notre voisin. Petit à petit, il est devenu invisible et lui-même l’a intégré. Il ne se reconnaît plus comme ouvrier.
à la fin de la guerre, on a assigné aux ouvriers la mission de relancer la production, de relever le pays. Ils ont permis à la France de se reconstruire, y compris sur la scène internationale.
Une grève nous a beaucoup marqués : celle de 1948. Une telle mobilisation, un tel soutien de la population, vis-à-vis des mineurs, et Jules Moch, ministre socialiste qui envoie la troupe, fait tirer sur la foule...
Par la suite, les ouvriers ont « disparu ». Le tournant, c’est 68. Le patronat, le gouvernement, ont eu une vraie frousse. « Plus jamais ça !». Le patronat engage un plan pour casser ça, pour atomiser les travailleurs, qu’il n’y ait plus ces grandes solidarités interprofessionnelles. On va changer les mots : l’ouvrier devient agent, salarié, et un plan de licenciement devient un plan de sauvegarde de l’emploi...
à la fin des trois épisodes, on a un sentiment de désespérance...
On a fait un tour de France pour récolter ces mémoires d’ouvriers et cela a été aussi un tour de France des usines désaffectées. Mais il y a des aspects positifs.
D’abord la fierté du travail accompli même si aimer son métier, c’est difficile comme pour le mineur : « Je ne suis pas sûr d’avoir aimé mon métier mais j’ai passé des années incroyables »... Ils ont trouvé leur place dans la société en travaillant, en créant de la richesse, des objets qu’un jour d’autres voudraient acheter, qui permettent de mieux vivre.
Ainsi Corrouge (PSA Sochaux) : « Avoir vu de mes yeux ces gars qui avec des petits coups de marteau étaient capables de vous faire naître une aile de voiture, c’était magique. Ces gars-là étaient des magiciens. » Et puis tous ceux, syndicalistes, qui ont fait le choix de rester à l’atelier avec leurs camarades, qui ne regrettent pas d’avoir renoncé à un autre « déroulement de carrière ».
Et puis il y a les coopératives comme la Belle Aude (ex-glaces PILPA), 40 ouvriers qui reprennent leur entreprise, discutent des salaires, se forment à la comptabilité et produisent de bonnes glaces. Les Fralib qui distribuent leurs sachets de thé. Ça renvoie à l’expérience des AMAP, une économie solidaire qui se place hors de l’économie de marché.
Ne s’agit-il pas aussi d’une vision restreinte de la catégorie « ouvriers » ?
Pour l’INSEE, une salariée d’une plateforme téléphonique, un commis de cuisine, c’est un ouvrier, mais ça ne correspond pas à nos représentations. L’ouvrier d’aujourd’hui pense faire partie d’une classe moyenne. Ouvrier, cela fait archaïque. Quel beau mot pourtant ! L’œuvre, l’ouvrage, il faut en être fier !
Mais, dans tout cela, où sont ceux qui luttent ?
On ne voulait pas faire une histoire du syndicalisme. Cela a déjà été fait. Nous voulions rendre hommage aux ouvriers eux-mêmes. Quand on arrivait chez les gens, ils nous disaient « Vous savez, moi, je n’ai pas beaucoup de choses à vous dire ». Et tout d’un coup, ils nous racontaient d’où venait leur famille, comment ils avaient rencontré leur femme… Faire œuvre de mémoire et d’histoire nous a permis aussi de questionner le choix politique de la désindustrialisation.
Les résistances ouvrières, ce n’est pas seulement les grandes luttes ?
Il y a les grandes luttes. Décisives. Essentielles. Et puis il y a les petites résistances : Gigi de PSA ex-Aulnay qui découvre la solidarité à l’usine… Ceux qui avaient des responsabilités syndicales, avaient généralement du mal à parler avec leur cœur, le discours était stéréotypé, on nous ressortait des slogans de manif. Alors qu’on venait de parler du travail, du geste qu’ils faisaient tout le temps, à quelle heure ils embauchaient, etc. Ils trouvaient nos questions ridicules. Alors que pour nous, c’est aussi ça la condition ouvrière, les classes populaires. Si on veut les représenter, il faut aller chercher cette parole-là.
Tu « oublies » la politique ?
Il faudrait d’abord que les partis de « gauche » reconnaissent l’ouvrier, sa fierté, sa place dans la société. Quand je vois qu’il n’y a plus aucun député d’« extraction ouvrière », ça m’effondre. Il n’y a plus de représentation de la population active, chômeurs, non-chômeurs. Toutes les représentations politiques ont participé à la professionnalisation de la politique. C’est vrai aussi des organisations syndicales capables de mobiliser dans de grands mouvements unitaires mais avec une faible syndicalisation dans les usines et sur le lieu de travail.
Dans le même temps, il faut refuser l’idée que le FN est le premier parti ouvrier de France. Le premier parti ouvrier de France aujourd’hui, c’est l’abstention engendrée par tant de déceptions politiques.
Autrement dit et pour revenir à notre première question, quelle utilité d’un film sur les ouvriers ?
Notre film se veut juste un petit pavé dans le débat public. C’est pas toujours très gai parce que l’évolution de la condition ouvrière n’est pas forcément belle. Aujourd’hui, les ouvriers sont des invisibles. On accepte sciemment de les gommer de la représentation nationale. Ce déni-là est grave, collectivement, démocratiquement. Notre travail est de rendre hommage, mais aussi de nous interroger tous sur ce que nous faisons pour que cela change. Dire aux gouvernements successifs, combien on a l’impression d’avoir été trahi. La désindustrialisation, la destructuration de la classe ouvrière, ses drames humains, ses ravages, cela nous concerne tous.
Propos recueillis par Robert Pelletier
- 1. Diffusion les lundis 14, 21 et 28 mars à 23h30 sur France 3. Disponible en replay sur le site de la chaine et en DVD à partir du 30 mars.