« On a un problème on aime nos produits, c’est viscéral » En septembre 2010, des ouvrières de Lejaby, fabricant de lingerie, ont occupé le siège de l’entreprise à Rillieux-la-Pape contre le licenciement de 197 d’entre elles. Quelque temps après, je suis allée à leur rencontre et, à peine arrivée, les ouvrières me demandaient ce que je pensais de la couleur de leur nouvelle gamme. Leur rapport au produit est « viscéral », comme si ce produit faisait partie d’elles. Elles le mettent en avant dans leur lutte, que ce soit en construisant un soutien-gorge grand format pour l’occasion ou en portant des sous-vêtements par-dessus leurs vêtements. De la même façon, les ouvrières de chez Chantelle, en grève contre la fermeture de leur site en 1994, accrochaient des sous-vêtements entre deux banderoles et défilaient avec leurs produits, tandis que celles de Moulinex se battant contre les licenciements en 2001 les disposaient sur les grilles de l’usine.
Les ouvrières de Lejaby qualifient leur relation au produit d’attachement. En effet, lorsque je les interroge sur le fait que la presse les a beaucoup montrées avec leurs productions, elles poursuivent elles-mêmes sur leur « attachement » :« FG : Donc, c’est un attachement, c’était ma question.Marie-Christine : Oui.Lise: […] Une fois, quelqu’un m’avait dit : « quand même, tu as de la chance de travailler dans les sous-vêtements, au moins, tu vois le produit quand il est fini, tu as un beau produit dans la main. » Et moi, à l’époque, je lui ai dit : « Oui, mais bon… sans plus ! » Pour moi, ce n’était pas une chance… Mais, c’est vrai que, comme on a beaucoup d’ancienneté, on a vu aussi l’évolution de l’entreprise, l’évolution des produits, et quand on va dans un magasin de lingerie malgré tout le premier réflexe, est d’aller voir s’il y a du Lejaby, ce que c’est comme Lejaby, et quand on passe devant un magasin où il y a du Lejaby on se dit : ‘‘notre travail, il est dans la vitrine.’’ En sachant qu’il n’y a que 30% de Lejaby fabriqué en France…C’est vrai qu’on a un attachement… » L’attachement des ouvrières de Lejaby correspond à un lien particulier, un sentiment fort qui les lie à leurs productions. Cette citation montre que ce sentiment s’est construit petit à petit, puisque Janine, embauchée en 1978, revient sur son « ancienneté », sur « l’évolution de l’entreprise, l’évolution des produits ». Elle se souvient aussi qu’ « à l’époque », elle ne se sentait pas spécialement chanceuse de travailler dans la lingerie : elle n’avait donc pas un attachement particulier aux sous-vêtements qu’elle produisait. Ce qui m’intéresse, c’est donc d’observer le changement qui s’est opéré dans le rapport des ouvrières au produit de leur travail depuis les années 1980. Le discours qu’elles tiennent à ce propos est très différent d’une période à l’autre : un discours a donc été construit par les ouvrières sans doute, mais aussi par l’entreprise. Comment ce discours a-t-il été construit pour conduire à ce type de comportement à l’heure des fermetures d’usine de la fin des années 1990 et du début des années 2000 ? Est-ce parce qu’il s’agit de produits destinés aux femmes que ces dernières s’y sont attachées ? Le sont-elles de la même façon dans la lingerie et l’électroménager ? Qu’est-ce qui a conduit les ouvrières à l’attachement au produit qui est le leur au moment des luttes contre les fermetures à partir des années 1990 ? C’est en m’appuyant principalement sur les exemples de Chantelle, Moulinex et Lejaby que je vais donner quelques pistes de réponses à ces questions. Pour cela, j’ai eu recours à des entretiens oraux d’ouvrières de ces entreprises ainsi qu’à diverses sources syndicales et aux journaux d’entreprise . Chantelle, entreprise de lingerie à Saint Herblain près de Nantes, presque exclusivement composée de femmes, a fermé en 1994 après une lutte de 11 mois qui a permis le maintien de 40 des 200 ouvrières menacées de licenciement sur un nouveau site, (la plupart des autres étant embauchées par un repreneur qui fermera ses porte en 1999). Ce nouveau site ferme à son tour ses portes en 2005 après plusieurs mois de lutte. Moulinex n’est pas une entreprise exclusivement féminine, même si les femmes sont majoritaires. Le 11 septembre 2001, Moulinex dépose le bilan et 5 sites de production ne sont pas repris par Seb (Alençon, Bayeux, Cormelles-le-Royal, Falaise et Saint-Lo) : cela représente 3000 licenciements. Enfin, Lejaby est un fabricant de lingerie comprenant quatre sites. C’est le 31 mars dernier que les ouvrières ont appris les licenciements répartis sur Bourg-en-Bresse, Bellegarde et Le Teil tandis qu’un précédent plan en 2003 avait déjà entraîné plus de 200 licenciements. Elles se sont alors mobilisées pour le maintien de leurs emplois et après l’occupation du siège, elles ont obtenu « 15000 euros bruts de prime fixe quelle que soit l’ancienneté, auxquels s’ajoutent 600 euros par année d’ancienneté pour les cinq premières années et 500 euros par année d’ancienneté pour les années suivantes » . Finalement, un vice de procédure ayant été constaté, le tribunal de grande instance de Lyon a annulé le plan social le 20 octobre 2010. La fierté de la productriceAu lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les branches qui ont porté la croissance économique sont celles liées à la consommation de masse. Entre autres, l’habillement, l’agro-alimentaire par le biais des boîtes de conserve, l’automobile et la machine à laver ont été le fer de lance de l’économie. Ces entreprises embauchaient beaucoup et en particulier des femmes. Elles sont alors nombreuses à devenir productrices. Elles se sentent utiles car elles produisent non pour « tel maître » mais pour « la société générale des consommateurs ». En plus, elles produisent quelque chose de visible, d’identifiable et d’immédiatement utilisable, ce qui renforce encore cette impression d’être utile. Et, dans le même temps, elles sont elles-mêmes actrices de cette consommation de masse qui conduit à leur embauche. Elles deviennent même une cible pour la publicité. Elles sont directement concernées lorsque Moulinex lance le slogan « Moulinex libère la femme » . En tant que consommatrices qui travaillent, elles ont, elles aussi, besoin de gagner du temps. D’emblée, elles deviennent à la fois productrices et consommatrices des produits de leur travail. Elles ne travaillent plus seulement pour d’autres, sont davantage concernées et donc investies dans leur travail. En outre, même si le travail est divisé, parcellisé, chacune des usines a la charge de plusieurs produits dans leur intégralité. Par exemple, concernant Moulinex, l’usine de Fresnay-sur-Sarthe fabrique en 1975 « les hachoirs coupe-légumes et les mixers plongeants » tandis que celle de Mamers se charge des « moulins à café » et « fers à coiffer » . Les ouvrières peuvent donc affirmer que ce sont elles qui ont produit ceci ou cela, de A à Z.Valentine Carré, une ouvrière de Moulinex qui travaillait à Mayenne, explique : « Quand j’ai commencé, on fabriquait toutes nos pièces, toutes les pièces. Le moteur, la bobine, tout […]Votre appareil, vous aviez tout fait. dedans. Tout… La moindre pièce était faite à Mayenne.» Il est intéressant de constater qu’ici la fierté de l’ouvrière est liée au mode de production : c’est parce qu’elle est à l’origine de l’intégralité du produit que l’ouvrière en est fière.
Enfin, elles produisent pour un grand nom, une marque reconnue. Comme le souligne Manuella Roupnel-Fuentes, le groupe français Moulinex devient en 1990 numéro 1 en Europe et totalise 25 usines sur 4 continents. « Ce mouvement d’expansion géo-industrielle n’était pas dénué d’un sentiment de puissance, de fierté nationale et de grandeur. La marque Moulinex était considérée parmi les plus appréciées par les Français […] Il y avait chez Moulinex une fierté qui émanait de la qualité même des produits : ‘‘chez Moulinex, on faisait de bons produits’’. Qui dit bons produits dit bons producteurs. […] Il y a un véritable effet de miroir entre l’individu et son organisation. » L’ensemble de ces éléments crée un rapport spécifique des ouvrières à ce qu’elles produisent et participe de la construction de la fierté d’être une ouvrière. Les spécificités de cette fierté sont le fruit de l’organisation de la production et du discours construit autour du produit, de la publicité, qui en fait un objet pour elles en tant que femmes consommatrices. Les spécificités de la lingerie de luxeChez Chantelle ou Lejaby, si l’aspect intime du produit a sans doute des implications, c’est travailler pour une marque de luxe, qu’elles ne peuvent pas se payer au prix public , qui ne manque pas d’être valorisant. Ce sont elles qui produisent ce que portent des femmes des classes dominantes et cette idée les rend plus fières encore, d’autant plus que, souvent, les ouvrières portent du Chantelle ou du Lejaby qu’elles obtiennent à prix réduit . La valorisation qui résulte de cette situation vient sans doute du fait que les ouvrières transgressent une norme, la norme de classe. Cela est rendu possible parce qu’en plus d’être des femmes, et de pouvoir porter ces sous-vêtements, elles en connaissent les modalités de fabrication, ce qui leur confère une supériorité par rapport aux femmes des classes dominantes. En même temps, les délocalisations, la sous-traitance ont depuis plusieurs années remis en cause cette qualité à laquelle les ouvrières tiennent tant. A ce propos, Les ouvrières de Lejaby expliquent :Lise : […] C’est vrai que ça fait mal au coeur, surtout quand on voit que nos produits sont en train de changer […] Là, ils sont en train de faire une ligne jeune pour les maillots de bain, pour toucher une clientèle plus jeune avec des prix plus bas […]. Donc, pour qu’ils soient moins chers, on les fait fabriquer à l’extérieur, on utilise des matières qui sont fabriquées en Asie et qui sont moins bonnes. On fait tout pour réduire le coût ; […] Petit à petit, dans les choix qui sont faits au niveau du style, on s’oriente vers des produits plus bas de gamme, et nous c’est ce qu’on craint. Même si on n’est pas dans le haut de gamme, on a malgré tout un produit de qualité… […]Marie-Christine : On n’est pas du Dim, voilà […] On avait un savoir faire en termes de qualité, la matière, les fournitures étaient meilleures, ce n’est plus cela du tout… En France, les dentelles venaient de Calais, faites à la main… Plus maintenant…
Lise : On le sent, au niveau des matières ce n’est plus la qualité d’avant… »Dans cet extrait, les ouvrières expliquent à la fois qu’elles ne sont pas du Dim tout en affirmant qu’elles avaient un savoir faire. Elles sont nostalgiques d’une époque déjà révolue tout en sachant que ça n’ira pas en s’arrangeant du point de vue de la qualité. Leur marge de manoeuvre est donc étroite, et c’est pourtant ce qu’elles fabriquent actuellement qu’elles mettent en avant dans les manifestations, c’est sans doute d’autant plus crucial de le rendre visible. C’est un peu leur façon de lutter contre la fatalité qui semble s’imposer et que les références à l’« Asie » ou à l’« extérieur » révèlent. Mais c’est aussi un attachement qui a été construit par l’entreprise de différentes façons. La construction de l’attachement au produitLes directions de Moulinex et de Chantelle sont parvenues à construire de différentes façons un attachement au produit. Toutes les deux ont dans un premier temps adopté le journal d’entreprise. Moulinex lance le premier numéro du Point de rencontre en février 1975 et Chantelle lance Informations Chantelle en 1984. Les directions, par l’intermédiaire des journaux d’entreprise, tentent de construire un attachement des ouvrières à la marque, à l’entreprise et donc au produit.Concernant Moulinex, les ouvrières ont souvent participé à la réalisation voire à la conception de différents produits. Elles sont polyvalentes : « Elles ont donc une connaissance assez précise du panel que propose la marque. C’est pourquoi dans les années 1980, elles sont sollicitées pour vendre. Elles deviennent alors des « ambassadrices » « mobilisées pour les opérations ‘‘têtes de gondole’’ ou ‘‘aide à la vente’’ dans les différents hypermarchés de Paris et de province. Moulinex était par ailleurs toujours présent aux foires expositions de Paris et de Cologne avec dans ses stands des ‘‘hôtesses venues des usines’’ afin de réaliser les démonstrations des dernières nouveautés sorties sous la marque Moulinex. » C’est ainsi qu’une ouvrière affirme : « J’avais envie de vendre ce que je fabriquais ». Il y a derrière cette phrase comme un air de déjà vu… « On fabrique, on vend, on se paie ». Moulinex a donc ici réutilisé le slogan rendu célèbre par la lutte des LIP. Les effets sont divers : les clients ont davantage confiance lorsque l’ouvrière vend le produit ; cette dernière est en retour valorisée par le fait de vendre ce qu’elle a elle-même produit. Mais c’est aussi de façon spontanée que les ouvrières de Moulinex vendent leurs produits autour d’elles :« - Du coup, tu étais fière des produits que vous faisiez. - Oh oui ! De tout faire dans nos appareils ! On les vantait [rires].- Vous les vantiez comment ?- On les vendait.- Autour de vous ?- Autour de nous, oui ! On les vendait, on avait des catalogues. » Par ailleurs, Moulinex met directement à contribution les ouvrières dans les usines, par exemple pour tester le design du produit. La direction a compris que les ouvrières pouvaient se trouver en position de consommatrices et s’est appuyé là-dessus, ce qui a renforcé la confiance des ouvrières dans leurs entreprises. Elles y sont prises au sérieux. Elles sont les premières clientes. Nombreuses sont les ouvrières à affirmer qu’elles achetaient toujours Moulinex. Elles bénéficiaient d’ailleurs de réductions de 20 à 25 % sur les appareils. Chez Chantelle, elles bénéficient des soldes qui sont organisés à l’usine par le CE. Les ouvrières choisissaient leurs références et le CE se chargeait de les commander :« En fait, c’était des articles qui n’étaient pas vendables, donc ils nous les faisaient moins cher. Donc, à l’époque, tout ce qu’il y avait en solde, on pouvait l’acheter à des prix défiants toute concurrence. […] Donc avec les soldes tu avais un certain nombre d’articles par an, et puis aussi un certain nombre d’articles neufs. Par exemple, on passait la commande sur catalogue et on avait 50%. Alors on achetait pour toute la famille, les soeurs, les mères, oui ça valait le coup. »
Même si les ouvrières de Chantelle ne sont pas le public visé par l’entreprise, en tant que femmes, elles sont mises à contribution : « T’avais quelqu’un qui, quand on sortait un nouveau soutien-gorge, qui en fait quoi, prenait un tel ou un tel, pour essayer le soutien-gorge, pour voir le défaut qu’il avait ou s’il maintenait bien, si ceci, t’avais des essayages donc c’était quelques filles qu’étaient prises et bah moi entre autre j’ai été prise pour soit le soutien-gorge, le slip ou le body ou quoi que ce soit. Et ce qu’était intéressant, c’était que tu l’avais en essai donc ça veut dire qu’on te le donnait. On te le donnait et après on te demandait de le rapporter pour voir au bout de plusieurs lavages, comment il a tenu, est-ce que il a pas craqué ceci, est-ce qu’il s’est pas déformé et tout, mais après il t’appartenait, bon sachant que, c’est vrai que Chantelle c’était une marque et, même à l’heure actuelle, qui vaut très très cher. Donc euh, quand tu payes pas tous tes sous-vêtements, c’est bien, c’est très très bien, c’était la seule chose qu’était intéressante. » Le fait de proposer des essayages aux ouvrières semble être une pratique répandue dans la lingerie puisque Lejaby aussi y a recours : les ouvrières sont censées dire « s’il va bien ou pas bien ». En plus de permettre aux ouvrières d’y avoir accès gratuitement, elles jouent donc un rôle dans la conception du produit puisqu’elles testent le produit. Les directions des entreprises cherchent donc à valoriser les ouvrières à travers le produit. Ce sont des avantages en nature, mais pas seulement. Cela a une portée symbolique qui participe de la construction de l’identité « ouvrière de Moulinex » ou « ouvrière de Chantelle ». Comme consommatrices des produits, mais aussi pour les avoir recommandés à leur entourage, elles finissent par s’y attacher. Ainsi, les directions cherchent sans doute à transformer cet attachement au produit en attachement à la marque, à l’entreprise et à sa direction, afin de réduire les conflits du travail. En partie, cela fonctionne parce que les ouvrières disent : « On a un attachement à notre marque.» Mais en partie seulement, puisqu’elles utilisent les produits contre les directions dans les luttes. Elles signifient alors que le produit est aux ouvrières et non aux patrons : on peut donc considérer qu’il s’agit d’une appropriation. L’attachement se révèle au moment de la fermeture comme si la fermeture conduisait à la perte du produit comme l’ouvrière à sa propre perte. Elles mettent en avant le produit pour montrer son existence, son utilité et, à travers lui, ce sont les ouvrières que l’on voit, ouvrières dont l’existence et l’utilité sont menacées. En mettant en avant le produit, elles continuent de le promouvoir autour d’elles, alors qu’elles sont menacées de ne plus le produire et que déjà elles ne le produisent plus de la même façon.D’ailleurs, l’entreprise ne construit plus le même attachement. Moulinex a arrêté son journal d’entreprise au milieu des années 1980. Chantelle ne fait plus bénéficier ses ouvrières de soldes privilégiées, car au début des années 1990 « il s’est installé le système parallèle des bonnes affaires, des trucs, des machins, avec des magasins qui rachètent, donc après tu n’en avais plus » [des soldes, chez Chantelle].Plusieurs années après le licenciement, Annie Guyomarc’h, déléguée CGT chez Chantelle explique : « Mais, avec du recul, je me dis, maintenant je n’ai plus de boulot, que malgré tout ce qu’on a fait chez Chantelle ce n’était pas si mal, on était fières de ce qu’on faisait, c’était des articles de qualité, des beaux articles. Quand on voyait la pub à la télé, on se disait c’est nous, avec dans le fond une certaine fierté, par rapport au savoir-faire des filles, par rapport à ce qui sortait au bout des chaînes. »
Fanny Gallot, doctorante en histoire, Laboratoire LARHRA, et membre du Comité de rédaction de ContreTemps. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56