En permettant la jonction du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier, la manifestation du 13 mai donna à ce dernier une nouvelle confiance en ses forces, ce qui aboutit à la plus grande grève générale que la France ait jamais connue.
La manifestation du 13 mai intervint dans un contexte de montée en puissance de la contestation ouvrière. Conforté par l’union syndicale entre la CGT et la CFDT, le mouvement ouvrier avait engagé une lutte de longue haleine contre « les ordonnances scélérates » de casse de la Sécurité sociale que le gouvernement avait mises en place en août 1967. Surtout, la période avait vu éclater des conflits radicaux, à l’exemple de la lutte des OS de la SAVIEM à Caen, qui avait rencontré un tel soutien populaire que la ville s’était trouvée en état d’insurrection en janvier 1968, ou encore les grèves très dures de la Rhodiaceta qui avaient touché les usines de Besançon, Lyon-Vaisse et Saint-Fons en février-mars 1967.
Le succès de la manifestation du 13 mai, mais aussi les jonctions qui existaient un peu partout entre étudiantsE et salariéEs, redonnèrent un nouvel élan à ces luttes ouvrières.
Entre 7 et 10 millions de grévistes
Le soir du 14 mai, les ouvriers de Sud Aviation de Bouguenais votaient la grève, occupaient l’usine et séquestraient la direction. Le lendemain, l’usine de Renault Cléon se mettait en grève et le mercredi 16 mai, la grève s’étendait dans les autres usines Renault, avant de faire tache d’huile, le 17 mai, à la SNCF, à la RATP et à la poste. Le vendredi 18 mai, la grève se diffusait comme une trainée de poudre dans toutes les usines du pays et, le lundi 20 mai, elle sortait des usines pour se répandre dans l’ensemble des lieux de travail. Sans aucune consigne syndicale, la grève s’était ainsi diffusée par le bas et était devenue générale en moins d’une semaine.
À partir du 21 mai, la France compta pendant deux semaines entre 7 et 10 millions de grévistes, la grève ayant atteint un tel niveau qu’il était devenu impossible de compter précisément les grévistes. Dans un pays qui comptait alors 15 millions de salariéEs, la grève était majoritaire, atteignant un niveau bien supérieur aux grèves de 1936 qui n’avaient sans doute jamais rassemblé plus de 2 millions de salariéEs. La grève n’était pas seulement ouvrière puisqu’elle concernait aussi bien les ouvrierEs que les employéEs, les cadres que les comédienEs ou les journalistes de l’ORTF.
Haut niveau de radicalité
Les grèves de 1968 se caractérisèrent d’abord et avant tout par leur haut niveau de radicalité. Sous l’impulsion de jeunes ouvriers, mais aussi de jeunes ouvrières, les grévistes élaborèrent des revendications radicales qui, en dénonçant « l’usine-caserne », ne se limitaient pas à réclamer des augmentations de salaire ou une diminution du temps de travail, mais remettaient radicalement en cause le système. Cette radicalisation était entretenue par les liens qui se tissèrent un peu partout avec le mouvement étudiant, malgré l’opposition de la CGT et du PCF, mais avec le soutien de la CFDT qui avait des relations étroites avec la direction de l’UNEF.
Cette radicalité se trouva vite étouffée par la politique des directions syndicales, en premier lieu celle de la CGT qui refusait toute centralisation du mouvement. Malgré le caractère massif de la grève, celle-ci resta donc morcelée, entreprise par entreprise, sans jamais disposer d’une plateforme de revendications nationales. Par ailleurs, malgré le développement des idées autogestionnaires, les grévistes ne parvinrent pas, à de rares exceptions près, à établir un contrôle sur la production ou à se doter de coordinations locales et encore moins nationales. Dans ces conditions, la question d’un pouvoir ouvrier ne pouvait se poser et les directions syndicales ne voyait d’autre débouché que dans le cadre institutionnel, la CFDT travaillant au retour au pouvoir de Mendès France, tandis que la CGT optait pour la mise en place d’un gouvernement d’union de la gauche dans lequel le PCF aurait joué un rôle hégémonique.
Maigres acquis
Incapable de se poser comme prétendante au pouvoir, la classe ouvrière ne pouvait impressionner le gouvernement. Lorsque Pompidou réunit du 25 au 27 mai les directions syndicales au ministère des Affaires sociales, rue de Grenelle, il ne leur proposa que des miettes que les confédérations s’empressèrent d’accepter. Refusant de céder sur les ordonnances de 1967 ou encore sur la retraite à 60 ans, le gouvernement ne consentit qu’à des augmentations de salaire qui peuvent paraître importantes (35 % pour le SMIG et 10 % pour les autres salaires) mais qui, en l’absence de toute échelle mobile des salaires, devaient être balayées en quelques mois par l’inflation. Pour le reste, le gouvernement se contenta de reconnaître les sections syndicales d’entreprise mais se sentit suffisamment fort pour refuser le paiement des jours de grève.
On comprend que dans ces conditions les grévistes aient pu rechigner à arrêter leur mouvement. Benoît Frachon et Georges Séguy purent s’en apercevoir lorsqu’ils se heurtèrent aux huées massives des ouvriers de Renault-Billancourt, auxquels ils présentèrent le 28 mai le protocole d’accord de Grenelle. De fait, la grève se prolongea dans la première semaine du mois de juin et la reprise du travail ne se fit que dans la deuxième quinzaine de juin, entreprise par entreprise, souvent de manière extrêmement violente, comme par exemple à Peugeot-Sochaux où les CRS attaquèrent l’usine le 10 juin, ouvrant le feu et tuant deux ouvriers.
Si la grève générale de mai 1968 ouvrit un cycle de très fortes luttes ouvrières, elle n’obtint donc aucun acquis fondamental, ce qui explique qu’elle ait pu aussi facilement disparaître des mémoires collectives. Mai 1968 fut en effet tué une deuxième fois, en étant progressivement réduit à un mouvement étudiant, voire même à une simple contestation « sociétale », alors que le mouvement fut d’abord et avant tout marqué par une grève générale qui porta à échelle de masse l’espoir d’une transformation révolutionnaire de la société, sans toutefois pouvoir aboutir en raison du verrou que faisaient peser les directions syndicales et réformistes.
Laurent Ripart