Léon Crémieux, 16 ans, lycéen à Marseille.
J'avais 16 ans en 1968, et je voyais la vie à travers ma famille, à travers mes études, à travers ce que je lisais, ce que je voyais à la télé… Mais en même temps j’étais dans un milieu qui était déjà, je m’en suis rendu compte après, un peu politisé. J’avais eu un grand oncle et une grande tante qui avaient été déportés et qui étaient morts à Auschwitz, une tante déportée qui était revenue, ma grand-mère qui faisait de la résistance, mon oncle qui était parti en Angleterre rejoindre De Gaulle, mes parents qui se planquaient… C’était très sobre, ça ne prenait pas beaucoup de place, mais ça faisait un environnement et une vision, concernant notamment le racisme, le fascisme, etc.
« Il y avait un contexte dans lequel on se radicalisait »
À la rentrée 1967, j’étais en terminale au lycée Saint-Charles, et avec des copains on a décidé de créer un cercle des Jeunesses communistes. Même si on n’était pas très politisés, il y avait un contexte dans lequel on se radicalisait, dans lequel on avait envie de faire quelque chose. L’année 1967-1968, on a essayé d’animer des débats, une activité politique dans le lycée, mais de manière totalement autonome. Pour nous, il y avait un monde qui n’allait pas, contre lequel il fallait bouger, bouger là où on était, pour faire sauter un carcan qui pesait sur beaucoup de choses. Et on cherchait tout ce qui pouvait être un point d’appui de réaction, de révolte, de refus de se soumettre à un monde qui nous apparaissait comme très rigide : on écoutait Dylan, mais on écoutait aussi Brassens, on lisait l’Os à mœlle, qui était une petite feuille de chou de Pierre Dac et Francis Blanche, etc. On avait aussi des échos de ce qui se passait à l’international, même si je dois dire que pour moi, à l’époque, ça restait lointain. J’avais été marqué quand Guevara avait été assassiné, mais le Vietnam, ce genre de chose, on apprenait, mais ça restait un peu dans l’ombre.
On était des militants, mais à petite vitesse, pas des activistes fous. Mais dès que les événements de 1968 ont commencé, qu’on suivait à travers la télé, la radio, les journaux – on a commencé à ce moment à acheter le Monde tous les matins, on voulait essayer de savoir ce qui se passait –, on, s’est dit qu’on ne pouvait pas en rester là, qu’il fallait que ça bouge. On sentait qu’on était tous pris dans un grand mouvement, et la répression policière contre les étudiants, contre les barricades, justifiait d’autant plus que nous aussi on y aille, que nous aussi on s’y mette, parce que c’était le moment d’y aller. Et donc on s’est dit qu’on allait mettre le bahut en grève.
« N’y allez pas, c’est très dangereux, c’est aventuriste »
Et le premier problème qu’on a eu, lorsqu’on en a parlé à Lucien Sève [professeur de philosophie au lycée Saint-Charles à Marseille, membre du comité central du Parti communiste], alors qu’on était persuadés qu’il allait nous pousser à agir, à partir en grève, c’est que ça a été exactement l’inverse. Il nous a dit « N’y allez pas, c’est très dangereux, c’est aventuriste, on ne sait pas sur quoi ce mouvement va déboucher, il ne faut surtout pas y aller ». Et à la fédération, notre responsable des JC nous disait exactement la même chose. Le seul qui nous soutenait c’était Billoux, dirigeant du PCF à Marseille, qui nous disait que la place des communistes était d’être dans ce mouvement, un discours complètement en décalage avec ce que nous disaient les responsables du PC et des JC qui voulaient faire le moins de vagues possible.
Donc le 11 mai, on décide de mettre notre lycée en grève, et avec nos collègues de la JOC, on crée un comité d’action lycéen à Saint-Charles. Comme le PC ne voulait pas qu’on tire des tracts, on a été aidés par le père d’un copain, qui avait accès à une machine à alcool, on a tiré nos tracts, et on a mis le bahut en grève. Et le 13 mai, ça a été un déferlement énorme : toute la Canebière était occupée, c’était immense, et pour nous c’était toute la ville qui était en grève. On avait vraiment l’impression que c’était un mouvement qui concernait tout le monde, et tous les gens qu’on voyait autour de nous, même les commerçants, étaient dans le mouvement.
« Le drapeau rouge flottait sur la gare Saint-Charles »
Marseille était une ville dominée par le Parti communiste dans les quartiers et dans les entreprises, et par le Parti socialiste, la SFIO de l’époque, dans le reste de la ville. À Marseille, la droite n’existait pas l’époque. Pour nous il était naturel d’être soit socialiste, soit communiste, ça imprégnait la vie culturelle, la vie politique de la ville. Le 13 mai, ce qui nous apparaissait, c’est que ce n’était pas les lycéens ou les étudiants qui étaient en masse. Le moteur de la manifestation, c’était la classe ouvrière de Marseille, le peuple de Marseille : les quartiers étaient là, dans lesquels il y avait à l’époque beaucoup d’entreprises.
Au lendemain du 13 mai, ce que l’on a décidé, nous les lycéens, alors que l’on se réunissait à la fac, c’est qu’on devait avoir un lieu où se rassemblerait, ailleurs qu’à l’université, pour agir directement. Il y avait à Marseille un symbole très fort, le lycée Thiers, le grand lycée bourgeois de Marseille, équivalent des lycées parisiens, et on s’est dit qu’on allait l’occuper, mais aussi, comme il portait le nom de l’assassin de la Commune-de-Paris, de le débaptiser et de le rebaptiser lycée de la Commune de Paris. Avec encore une fois ce contexte particulier à Marseille, où l’on n’avait pas l’impression de s’opposer à quiconque. Le drapeau rouge flottait sur la gare Saint-Charles, un immense drapeau rouge, et dès que l’on passait sur la Canebière, c’était très rassurant de voir que le plus important symbole de la ville, pendant ces semaines-là, était ce drapeau rouge qui flottait sur la gare. Pour nous, c’était naturel, on avait vraiment l’impression d’être en train de faire une révolution, le mouvement prenait en profondeur, dans toute la ville.
« On avait l’impression d’être dans une dynamique qui ne s’arrêterait pas »
Petit à petit, de mi-mai à la fin mai, la vie tournait de plus en plus au ralenti. Il n’y avait plus d’essence, donc les approvisionnements se faisaient de moins en moins, tout le monde allait à pied, tout le monde discutait, c’était une sorte de libération. Évidemment on avait une vision particulière, car on était au cœur de qui se passait, et dans certains quartiers des gens avaient sûrement une toute autre vision.
Début juin, l’initiative a été lancée d’une rencontre nationale des comités d’action lycéens à Paris. Je suis monté comme délégué avec un autre camarade, et on a été avertis que quelque chose se faisait en parallèle, avec les comités d’action lycéens tenus par les JC, mais pour nous ça n’avait pas d’importance, on ne se sentait pas concernés. Conséquence concrète, quand on est redescendu à Marseille, on a été convoqués, re-convoqués puis, sans même en être avertis, expulsés des JC. Et ensuite, petit à petit, comme on travaillait avec quelques camarades de la JCR, on a été intégrés à cette organisation, ce qui pour nous était un phénomène normal.
Il y a eu petit à petit la fin de 68, avec le bac, qui n’avait pas été supprimé mais reporté, et organisé de manière particulière, mais on a continué à baigner dans ce climat, dans ce mouvement, dans les mois qui ont suivi. Pour nous ça ne s’était pas arrêté, même si les gens avaient repris le travail, même s’il y avait eu le bac, mais on avait l’impression d’être dans une dynamique et un mouvement qui eux ne s’arrêteraient pas. On avait l’impression que c’était la fin d’un acte, mais qu’il y aurait les actes suivants. À partir de mai 68, on s’est senti partie prenante d’un mouvement qui allait permettre de construire une société libérée, et humaine.