« Mai 68 fut une convergence, c’est comme si des milliers de petites rigoles avait abouti au même point, formant un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder » écrit l’écrivain, militant en 68 et non repenti, Jean-Christophe Bailly. Mais 68 ne se réduit pas à mai 68 et on ne comprendrait pas les évènements si on faisait abstraction d’un contexte qui sape l’ordre ancien, en France et sur le plan international.
Le mouvement communiste (stalinien) international se fragmente et ce n’est pas sans incidence en France. En 1964, le PC chinois rompt totalement avec l’URSS, accusée d’être « révisionniste » et « sociale-impérialiste ». Depuis la fin des années 1950, le PC italien a commencé à soutenir la nécessité d’un « polycentrisme » du mouvement communiste international tout en manifestant une plus grande ouverture vis-à-vis des courants critiques : le contraste est fort avec le PCF, toujours crispé sur sa fidélité à l’URSS.
La guerre d’Algérie a vu des militantEs de diverses origines s’engager dans un soutien effectif aux indépendantistes algériens (ce que le PCF se refusait à faire). Ensuite, avec la guerre US au Vietnam, des secteurs significatifs de la jeunesse se forgent une conscience internationaliste, en décalage encore avec la politique timorée du PCF qui se contente d’appeler à la « paix au Vietnam ». Ces tensions se réfractent tout particulièrement dans l’Union des étudiants communistes où vont s’affronter, outre les fidèles à la ligne du PCF, « italiens », prochinois et fraction de gauche qui donnera naissance à la JCR.
Sur le plan idéologique, la pensée marxiste connaît un regain de vivacité polymorphe et indépendant des normes fixées par le PCF. En 1960 ont été fondées les éditions Maspéro : pratiquement tout ce qui compte dans le renouveau marxiste, sur le plan de la sociologie, de l’économie et de la politique y sera édité. François Maspéro édite la revue Partisans, et d’autres revues comme les Temps modernes contribuent au débat idéologique. Une autre composante importante de la pensée critique est la dénonciation des différentes formes d’oppression du monde moderne, du genre de vie capitaliste (où « on perd sa vie à la gagner »), de la « misère de la vie quotidienne », à quoi s’ajoute la dénonciation du conservatisme gaulliste en matière de morale et de mœurs.
Il y a bien sûr aussi le réveil des luttes ouvrières à partir de la grande grève des mineurs de 1963 et le mécontentement massif engendré par les ordonnances gaullistes sur la sécurité sociale, cela alors que les salaires ouvriers sont particulièrement bas, que les horaires dépassent 48 heures par semaine et que les conditions de travail restent dégradées (en 1968, on recense 2,5 millions d’accidents du travail pour une population salariée active de 16,5 millions de personnes). Des conflits locaux, durs et prolongés, éclatent à partir de 1966 dans diverses régions. À bientôt, j’espère : tel est le titre d’un film sur la grève de la Rhodiaceta de Besançon en 1967…
Enfin, si l’Université reste peu ouverte aux enfants d’ouvriers et d’employés, nombreux sont les étudiantEs issus des « couches moyennes » qui s’inquiètent pour leur avenir, mettent en cause la structure de l’enseignement, d’autant que le pouvoir projette de renforcer la sélection.
Tout cela se conjugue pour créer, en particulier dans la jeunesse, quelque chose qui ressemble à « l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime » évoqué par Trotski.
Henri Wilno