Alors que la question du pouvoir se trouve, en Grèce, concrètement posée à la gauche radicale, il est crucial de renouer le fil des réflexions sur les expériences gouvernementales de partis ou de coalitions qui ont prétendu rompre avec le capitalisme.
Revenant sur l’une d’entre elles, qui a prêté à une mystification à la hauteur des espoirs soulevés, le livre de Daniel Guérin – paru initialement en 1963 et réédité récemment par les éditions Agone – peut nous y aider1. Si nous vivons actuellement des « années 1930 au ralenti » (récession durable, appauvrissement des classes populaires, montée des courants d’extrême droite et des logiques guerrières, etc.), avec toutes les précautions que suppose une telle analogie historique, mieux vaudrait en effet tirer quelques enseignements de l’une des plus tragiques « victoires défaites » des mouvements d’émancipation au 20ème siècle.
Actualité d’une réflexion sur le Front populaire
La crise du capitalisme, ouverte en 2007 aux Etats-Unis, les révoltes populaires dans le monde arabe et l’émergence de mouvements anticapitalistes prenant des formes et rencontrant des succès très variés, en Europe et ailleurs, imposent la réouverture d’un certain nombre de discussions historiques et stratégiques. En particulier, la victoire électorale de Syriza le 25 janvier dernier suggère des questions brûlantes : quelles politiques pour rompre, non seulement avec l’austérité, mais aussi avec le capitalisme ? Comment engager une confrontation politique avec la bourgeoisie, au niveau national et international ? Quelle stratégie d’alliance et quelle méthode politique ? Quelle articulation inventer avec les mouvements sociaux ? Quel rapport aux institutions, nationales et internationales ? Etc.
Sans prétendre clore par avance des débats que seule la pratique politique permettra d’éclairer et de poser convenablement, il importe de revenir sur des situations historiques durant lesquelles les problèmes de la conquête du pouvoir et des formes concrètes que pourrait prendre la transformation révolutionnaire de la société, ont été soulevés concrètement. En France, outre l’immédiat après-guerre et la séquence 1968-1981, la principale situation historique qui mérite notre attention tient à l’évidence dans celle ouverte par les grèves de mai-juin 36 et prolongée, mais aussi bridée puis bloquée, par l’expérience gouvernementale du Front populaire. Si de nombreux ouvrages – universitaires ou militants2 – lui ont été consacrés, Front populaire, révolution manquée constitue l’un des témoignages les plus riches d’enseignements politiques.
La réédition de cet ouvrage par les éditions Agone est donc une excellente nouvelle pour quiconque refuse d’en rester à l’exercice stérile de la commémoration, qui réduit le Front populaire à un objet politique mort qu’il conviendrait simplement de célébrer ou de défendre face aux attaques régulières de la droite (celle-ci persistant à voir dans le Front populaire l’origine de la débâcle militaire de mai-juin 1940). D’autant qu’il faut souligner ici la qualité éditoriale de cette publication : si une partie des textes en annexe figuraient déjà dans les éditions précédentes (Maspero puis Actes Sud), l’avant-propos (de Charles Jacquier), le glossaire des militants cités par Guérin et la postface (de Barthélémy Schwartz) constituent une réelle plus-value, faisant de ce livre non une pièce isolée et anecdotique mais un véritable instrument de compréhension d’une situation historique particulièrement complexe.
Un « témoignage militant »
Dans ce « témoignage militant » (sous-titre de l’ouvrage), c’est une triple histoire qui est racontée : histoire d’un individu, Daniel Guérin, et de ses engagements au cours des années 1930, d’abord défendant autour de Monatte une perspective révolutionnaire dans le mouvement syndical, puis autour de Marceau-Pivert au sein de la gauche révolutionnaire de la SFIO ; histoire d’un courant politique, internationaliste et révolutionnaire, aux prises avec le réformisme de la SFIO et un PCF stalinisé ; et histoire d’une séquence politique qui englobe le Front populaire mais éclaire également ses origines, le mouvement de grèves avec occupations de mai-juin 36 et le reflux social et politique à partir de 1937, qui aboutit – évidemment de manière chaotique – à la catastrophe politique de juin 1940 et au régime de Vichy. Plus précisément, il s’agit pour Daniel Guérin de raconter les années 1930 sous l’angle des luttes de classe dont il fut aussi bien le témoin que l’acteur.
Plus profondément, Guérin nous invite à démystifier ce qui demeure un moment décisif dans l’imaginaire collectif de la gauche, afin d’élaborer une stratégie d’émancipation évitant les écueils qui ont marqué le 20e siècle et, ainsi, faire vivre à nouveau un espoir de changement de société. C’est d’ailleurs ne pas faire honneur aux grévistes de mai-juin 36, et à celles et ceux qui se sont battus alors pour un tel changement, que de se contenter de l’imagerie glorieuse et dépolitisante qui enveloppe le Front populaire. A l’évidence, il y a bien des raisons de célébrer le Front populaire, ne serait-ce qu’en raison de ce qui fut conquis par les travailleurs et travailleuses à cette occasion (congés payés, 40 heures, etc.). Mais on ne saurait passer sous silence les impasses politiques dans lesquelles s’est rapidement empêtrée la coalition de Front populaire, jusqu’à connaître un effondrement dès 1938.
Le Front populaire renvoie à la fois à des conquêtes sociales pour l’ensemble des salarié-e-s mais aussi à une sévère défaite politique, à une révolution possible mais manquée. Comme le raconte Guérin dans un langage vif et accessible, l’allégresse de mai-juin 36 fit vite place en quelques mois à l’incompréhension devant la politique menée par le gouvernement Blum, chez de nombreux travailleurs fraîchement gagnés aux idées du mouvement ouvrier mais aussi parmi les militant-e-s, puis à une désorientation et à une démoralisation qui réduisirent à presque rien le formidable potentiel de contestation sociale et politique manifesté durant le mouvement de grèves de mai-juin 36. Si Guérin accorde autant d’attention aux errements et aux capitulations des directions de la SFIO et du PCF, c’est que, dans les situations où les subalternes font irruption sur la scène politique et bousculent le cours des choses, la responsabilité des organisations, politiques et syndicales s’en trouve décuplée.
Si les erreurs de positionnement et les franches trahisons se payent au centuple dans ces situations, il est impératif d’examiner à fond l’orientation défendue par ces organisations et d’en tirer des leçons pour le présent et l’avenir.
Une « révolution manquée »… faute de parti révolutionnaire
Il est évidemment impossible de résumer en quelques lignes l’ensemble des points abordés dans Front populaire, révolution manquée. Les pages que Guérin consacre aux renoncements des directions du mouvement ouvrier sur la question coloniale, ou encore les errements de la SFIO et du PCF face à la montée du fascisme, méritent par exemple d’être lues attentivement et méditées. On se contentera pour notre compte de revenir en quelques mots sur le clivage entre orientations réformistes et révolutionnaires, dont le récit de Guérin montre l’importance politique sans pour autant tomber dans une phraséologie révolutionnariste aussi creuse qu’impuissante.
Le livre rappelle ainsi, s’il le fallait, que ce clivage porte moins sur le programme défendu dans telle ou telle conjoncture que sur la méthode politique. Ce qui a toujours caractérisé les courants réformistes, c’est moins la modération programmatique que la crainte suscitée par tout mouvement social autonome des institutions et des partis institutionnels, autrement dit une profonde défiance à l’égard de l’auto-organisation populaire. Dès lors, définir une politique révolutionnaire suppose moins de disposer d’un programme qui contiendrait une dose de radicalité supérieure à tel autre, ou de mots d’ordre qui distingueraient une fois pour toutes les révolutionnaires des réformistes, mais de penser, dans une situation donnée, les conditions d’un aiguisement et d’une convergence des luttes existantes, mais aussi les formes de contre-hégémonie et de cristallisation politique, jusqu’à l’émergence d’un pouvoir alternatif à celui des classes dominantes.
Une telle situation de double pouvoir, autrement dit de crise révolutionnaire, ne peut advenir à l’évidence que lors de moments passagers de crise politique aiguë et d’offensive des classes populaires, éclatant au terme de périodes, souvent durables, de moindre combativité qui doivent également être pensées par les révolutionnaires, tant l’incapacité à prendre au sérieux ces conjonctures de reflux peut vouer à l’isolement ou à l’aventurisme. De ce point de vue, la séquence décrite et analysée par Guérin est riche d’enseignements, voyant se succéder l’apathie politique des classes dominées du début des années 1930, la tentative d’insurrection préfasciste du 6 février 1934, une contre-offensive unitaire du mouvement ouvrier le 12 février dans la rue, l’alliance électorale entre la SFIO, le PCF et un parti bourgeois (le parti radical et radical-socialiste), l’explosion sociale de mai-juin 1936, et enfin l’expérience gouvernementale de front populaire, plombée dès l’amorce par une logique de collaboration de classe.
Comme y insiste Guérin, les directions de la SFIO et le PCF n’ont à aucun moment cherché à s’appuyer sur la force propulsive du mouvement de grève de mai-juin 36, et encore moins à encourager les travailleurs à engager une lutte pour le pouvoir. Si la révolution a alors été « manquée », pour reprendre le titre de l’ouvrage, c’est essentiellement qu’a manqué une force politique radicale et agissant au cœur des mouvements populaires, non pour s’y substituer mais pour les stimuler, capable d’accélérer le temps politique et de déplacer les lieux de pouvoir, des conseils d’administration, cabinets ministériels et autres assemblées parlementaires vers les places publiques, ateliers et bureaux. Cette absence, inévitable au terme des processus de bureaucratisation du PCF et de la SFIO, rendait impossible de poser la question du pouvoir autrement que dans les termes d’une alternance paisible et d’un échange pacifié avec une bourgeoisie pourtant sur le recul après le mouvement de mai-juin.
Pour (ne pas) conclure
L’affaiblissement contemporain des partis réformistes et le fossé creusé avec les mouvements sociaux ont des effets contradictoires, ouvrant des possibilités aux révolutionnaires tout en abaissant le niveau d’organisation, de confiance et de politisation du prolétariat. Ce faisant, nous sommes contraints de reposer à nouveaux frais de vieilles questions : comment demeurer disponible à l’inattendu et maintenir une perspective révolutionnaire dans une conjoncture de recul, sans sombrer dans un sectarisme visant simplement l’autoreproduction organisationnelle ? A travers quelles initiatives et expériences peut-on contribuer à accroître les capacités d’organisation collective des subalternes ? Comment favoriser des sauts qualitatifs entre la résistance aux agressions du capital, la révolte consciente contre le système capitaliste et la lutte pour le pouvoir ? La démarche de Daniel Guérin, tentative de synthèse entre les apports de différents mouvements d’émancipation et courants politiques, constitue un excellent guide pour poser ces difficiles questions, qui méritent autre chose que des réponses dogmatiques.
Ugo Palheta
- 1. Daniel Guérin, « Front populaire, révolution manquée », Marseille, Agone, 2013.
- 2. Citons notamment Jacques Kergoat, « La France du Front populaire », Paris, La Découverte, 2006 [1986] ; Jacques Danos et Marcel Gibelin, « Juin 36, Pantin, Les Bons Caractères, 2006 [1986]. Pensons également aux articles de Léon Trotsky compilés dans le recueil « Où va la France ? » (Les Bons Caractères, 2007).