Le mouvement de la fin 1995 n’a pas seulement signifié un nouvel élan des luttes après des années de reculs, il a aussi marqué un tournant sur le plan de la conscience et de l’organisation de larges secteurs du mouvement de masse.
Comprendre le caractère et les conséquences de ce mouvement implique d’abord de revenir sur le contexte dans lequel il s’est développé.
A cette époque, les travailleurs et les couches populaires commençaient à ressentir dans leur vie quotidienne les effets de la mondialisation capitaliste et des politiques néolibérales qui lui sont associées. Les changements structurels à l’œuvre dans le monde étaient pourtant encore peu reconnus et y compris étudiés. La première analyse marxiste globale de ces transformations venait d’être publiée (avec l’ouvrage La Mondialisation du capital de François Chesnais, paru en 1994), alors que des courants de la gauche révolutionnaire produisaient des textes affirmant que la mondialisation était « un mythe ». Deux ans plus tard, un petit livre de la romancière et essayiste Viviane Forrester, L’Horreur économique, qui dénonçait puissamment les conséquences dévastatrices des politiques néolibérales, remportait un succès de librairie aussi spectaculaire qu’inattendu.
L’autre facteur fondamental était l’effacement, à peu près complet à une échelle de masse, de toute perspective socialiste suite à la disparition de l’URSS et du bloc de l’Est, ainsi qu’aux graves désillusions engendrées par une Union de la gauche qui, rappelons-le même si cela peut sembler incroyable, avait à ses débuts promis d’engager, une fois parvenue au gouvernement, un combat anticapitaliste ouvrant une voie vers le socialisme.
Une conscience large antilibérale
Ces conditions expliquent le type de conscience qui a émergé et prédominé dans le mouvement – comme dans ceux qui ont émaillé les quinze années qui ont suivi.
Il s’agissait de résister (« Résistance ! » deviendra d’ailleurs un slogan) au « libéralisme » en défendant « l’Etat social » mis en place après la Deuxième Guerre mondiale, incarné au premier chef dans des services publics (et une institution telle que la Sécurité sociale) soumis aux attaques constantes des gouvernements et du patronat. Cette bataille ouvrait sur l’objectif d’« un autre monde » (ce titre du groupe Téléphone fut le tube absolu des manifestations), dont la définition restait toutefois très imprécise au-delà d’une idée générale de moins d’injustice et plus de solidarité. Le mouvement altermondialiste (défini à ses débuts comme « anti-mondialisation ») qui se développa avec la formation d’Attac (1998) et, au plan international, dans la foulée de la grande manifestation de Seattle, en novembre 1999 face au sommet de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), reprit la même thématique : « Un autre monde est possible ». Lequel et comment, vastes problèmes…
Pour nous et quelques autres, il ne pouvait s’agir que d’un monde débarrassé de l’exploitation capitaliste et de toute oppression ; l’enjeu était, en participant pleinement au mouvement, de le faire évoluer vers des conceptions de classe, anticapitalistes et authentiquement socialistes, tout en regroupant politiquement celles et ceux qui en son sein pouvaient être dès à présent gagnés à un tel combat.
Mais les forces réformistes intervenaient également. Elles travaillaient à modérer les mobilisations et aspirations, en limitant les objectifs à la défense d’acquis et au rétablissement de régulations censées réduire les excès du capitalisme mondialisé, et en ramenant les participants vers les rouages de la démocratie bourgeoise. Ces forces pouvaient s’appuyer pour cela sur leurs appareils et leur présence institutionnelle, mais aussi sur les limites du mouvement lui-même dont l’idéologie, la conscience spontanée n’étaient pas anticapitalistes. Il est significatif que durant toute cette période, les mots d’ordre d’expropriation, de réquisition ou de socialisation aient été quasiment absents des luttes. A une grande majorité de telles perspectives semblaient soit des reliques du passé, soit des objectifs hors d’atteinte et irréalistes.
Et le fait est que les réformistes ont gagné. En France, le « débouché politique » de novembre-décembre fut la mise en place, en 1997, du gouvernement de la « gauche plurielle » incluant le PCF et les futurs fondateurs du PG, dont la gestion de cinq années prépara de nouvelles catastrophes. Le programme « L’Humain d’abord », préparé par le Front de gauche pour les élections de 2012, ne fut ensuite qu’un avatar de l’antilibéralisme de cette époque dans ses versions les plus réformistes et institutionnelles.
La même chose s’est produite au plan international. En témoigne la trajectoire des deux grands partis animateurs des forums altermondialistes. Au Brésil, les aspirations à la justice sociale et à la « démocratie participative » se sont diluées dans un gouvernement de pures gestion et corruption capitalistes, en place depuis treize ans sous la direction du Parti des travailleurs. En Italie, Refondation communiste a explosé après avoir soutenu le gouvernement de « centre-gauche » de Prodi et la guerre en Afghanistan. La capitulation honteuse du Syriza de Tsipras n’est aujourd’hui que la dernière manifestation du même type d’impasse, alors que la rapide évolution à droite de la direction de Podemos n’augure rien de plus positif.
De nouvelles organisations
Novembre-décembre et ses suites, ce fut aussi l’apparition ou le développement d’une série de nouvelles organisations, plus combatives et plus démocratiques.
La FSU (Fédération syndicale unitaire) avait été créée en 1993 par les syndicats exclus de la FEN (Fédération de l’Education nationale), par décision de sa direction étroitement liée à celle du Parti socialiste. Elle n’avait tenu son premier congrès qu’en 1994 mais était déjà devenue le premier syndicat du secteur lors des élections professionnelles de décembre 1993. La FSU a joué dans le mouvement un rôle dynamique et structurant, avant de s’affirmer durablement comme la principale force au sein de l’Education nationale.
Le mouvement de 1995 a été directement à l’origine de la fondation en 1998 de l’Union syndicale Solidaires, après l’apparition d’une série de nouveaux syndicats SUD, dans le secteur public puis aussi privé, à commencer par les dissidents de la CFDT à la SNCF et dans l’Education nationale, très investis dans la grève et les manifestations. Solidaires et la FSU joueront par la suite un rôle souvent positif dans les mobilisations de ce qu’on appellera désormais « le mouvement social ».
S’y ajoutera la place croissante prise – en lien avec les nouvelles organisations syndicales, mais aussi des structures de la CGT – par des organisations de type associatif. L’après 95 verra un développement notable des mobilisations des « sans » (travail, logement, papiers…) à l’initiative notamment du DAL (Droit au logement, fondé en 1990), de Droits devant !! (créé en décembre 1994) ou d’AC ! (Agir ensemble contre le chômage, 1993). Les comités de base de cette dernière organisation se multiplieront alors et certains d’entre eux seront à l’origine d’initiatives marquantes, prises en commun avec des syndicats ou sections syndicales d’entreprises, en faveur de la réduction du temps de travail et de l’embauche des chômeurs. Attac, lancée en 1998 par des responsables du Monde Diplomatique, à l’époque comme « association pour la taxation des transactions pour l’aide des citoyens » s’inspirant des très modérées propositions du prix Nobel d’économie, James Tobin, acquit pendant un temps une réalité de masse.
Ces différentes organisations, mouvements, réseaux se retrouvèrent en 2005, avec la gauche politique de type réformiste antilibéral ou anticapitaliste révolutionnaire, pour impulser le mouvement, éphémèrement victorieux, du Non de gauche au Traité constitutionnel européen.
Une autre étape
Novembre-décembre a été prolongé à intervalles réguliers par d’autres grandes mobilisations : grèves dans l’Education nationale de 1998 à 2000 et au ministère des finances en 2000, imposant la démission des ministres Allègre et Sautter, avec cette même année (2000) une vague de grèves dans le secteur privé ; grand mouvement du printemps 2003 contre la loi Fillon sur les retraites et la territorialisation des personnels non enseignants de l’Education nationale ; mouvement victorieux de la jeunesse – rejointe par une partie du mouvement ouvrier – contre le CPE en 2006 ; jusqu’au mouvement massif en défense des retraites de la fin 2010, dont la défaite a alors scellé la fin de cette période.
On est, depuis, entré dans une étape différente. Si les luttes n’ont jamais cessé elles ont été globalement plus minoritaires et fragmentées, sans mouvement national ni victoires même partielles susceptibles d’inverser une tendance qui reste nettement favorable au patronat et à la réaction. Dans le même temps, à la conscience antilibérale relativement unifiante (quoique hétérogène et contradictoire) de 1995-2010 a succédé un phénomène massif de rejet de « la politique », associé à des processus inquiétants de repli identitaire ou communautaire. Parmi les secteurs qui entrent en lutte – des zadistes aux salariés d’Air France –, s’exprime une grande diversité de niveaux de conscience et d’éléments d’idéologie, qui rendent plus difficiles les efforts d’unification et centralisation.
La situation a également évolué défavorablement sur le plan de l’organisation. Les structures de type associatif qui s’étaient développées avant, pendant et après le mouvement de 95 se sont toutes retrouvées très affaiblies. Quant aux nouvelles organisations syndicales, en l’absence de luttes ascendantes et victorieuses, elles ont subi de plein fouet les inévitables tendances à l’institutionnalisation, à l’intégration au sein des diverses formes de « concertation » mises en place par l’Etat ou le patronat.
Il suffit de voir le rôle peu glorieux joué par la FSU (et en son sein la tendance Ecole émancipée, censée pourtant représenter un syndicalisme révolutionnaire) dans l’approbation du protocole PPCR (« parcours professionnels, carrières et rémunérations ») qui vise à démanteler une série de droits des fonctionnaires ; ou l’évolution de certaines directions de syndicats SUD, allant dans un cas jusqu’à mener une véritable chasse aux sorcières contre des militants oppositionnels (en l’occurrence membres ou proches du NPA).
Les attentats du 13 novembre, l’état d’urgence et la nouvelle montée du Front national viennent encore compliquer les choses. Il reste que nous avons dans ce pays une longue tradition et expérience des retournements brusques de situations ; et comme il y a un mécontentement social considérable, avec des grèves en nombre toujours important et voire même croissant…
Jean-Philippe Divès