Josette Trat, 20 ans, étudiante à Paris, membre de la JCR.
La volonté de m’engager politiquement est d’abord liée à l’histoire de ma famille. Je suis née juste au lendemain de la guerre, en 1948. Mon père était juif, il a été déporté dans les îles Anglo-normandes ; sa mère a été déportée à Auschwitz. Ma mère n’était pas juive, mais mes parents ont eu leur vie complètement gâchée par la guerre, par le racisme et l’antisémitisme. Et même si on n’en discutait pas de manière permanente, c’était un arrière-fond qui a cultivé ma sensibilité, ce qui a fait qu’il était absolument hors de question que je vive la même chose, que ma génération vive la même chose. Donc la lutte contre le racisme et contre la guerre étaient des choses très ancrées en moi.
« J’étais très motivée pour intervenir sur la question du Vietnam »
Quand je suis rentrée en 1966 à l’université, où je m’étais inscrite en sociologie, je me suis syndiquée à l’Unef, mais je me suis rendu compte très vite qu’il y avait beaucoup de batailles de fraction, de pouvoir, etc., avec en, plus des types pour lesquels je n’avais aucune sympathie, les jeunes militants lambertistes de l’époque… Mais en revanche il y a un terrain qui m’a beaucoup mobilisée, 24 heures sur 24 pendant plusieurs années : la lutte contre la guerre du Vietnam. Et c’est là où je vais rencontrer, entre autres, beaucoup de militants de la JCR de l’époque, qui portaient en particulier l’animation du Collectif Vietnam national. La réflexion sur l’impérialisme était aussi une occasion de réfléchir sur ce qui se passait en Amérique latine, avec un impérialisme américain qui avait déjà une longue histoire… Et comme on était en 1967, c’était aussi l’occasion de réfléchir sur les 50 ans de la révolution russe. Et c’est aussi l’époque où on discute de ce qui se passe en Palestine, du conflit israélo-palestinien, qui m’a fait beaucoup réfléchir. Ça a été un moment de politisation multiforme et, en plus, de très grande activité.
J’étais vraiment très motivée pour intervenir sur la question du Vietnam, et on s’est quand même coltiné le grand amphi de la Sorbonne avant 1968. Toutes les semaines, on avait des cours dans le grand amphi, et on ne laissait pas passer un seul cours sans intervenir de la tribune… Je peux vous dire qu’on avait la trouille, mais on s’y est préparés, on a fait nos classes, on s’est entraînés pour pouvoir intervenir, appeler aux différentes manifestations, etc. On a accumulé ainsi une expérience militante qui nous a beaucoup aidés lors des événements de Mai 68.
« Le plus important, à partir du 13 mai, c’est ce qui se passe en dehors des universités »
Le 3 mai 1968, quand la police est entrée dans la Sorbonne pour arrêter les étudiantEs qui étaient dans la cour à écouter un meeting avec les étudiantEs de Nanterre, ce qui a été le point de départ de toutes les manifs ensuite, j’étais chez mes parents, en banlieue, car j’avais décidé de préparer mes partiels. Mais lorsque j’ai entendu à la radio ce qui était en train de se passer, j’ai suspendu mes révisions et je me suis précipitée à Paris où il y avait, le lendemain, une grande assemblée générale de la JCR pour faire le point sur ce qui s’était passé et pour essayer de réfléchir aux initiatives à prendre. Donc, à partir de cette date, j’ai arrêté mes révisions et je me suis mise à 100 % dans la mobilisation, étudiante d’abord, et politique au sens plus large du terme ensuite.
J’ai participé à ce que l’on a appelé la nuit des barricades, le 10 mai (voir l’Anticapitaliste n°428), mais aussi à toutes les manifestations, dont la très grosse manifestation du 13 mai 1968, qui était très impressionnante, c’est le moins que l’on puisse dire, énorme.
Le déclenchement de la grève, avec tous les jours de nouvelles entreprises qui se mettaient en grève, était ce que l’on pouvait attendre de mieux dans la situation politique. S’il n’y avait pas eu de mouvement de relève dans les entreprises, je ne sais pas exactement ce que cela aurait donné dans les universités. Il y avait une nouvelle dynamique qui entrait en jeu, qui nous permettait d’aller au-delà des universités. Ça a été un moment de politisation, non seulement pour moi mais plus globalement pour plein de jeunes, en voyant le développement du rapport de forces et en étant obligés de s’intéresser à ce qui se passait en-dehors des universités. Car le plus important, à partir du 13 mai, c’est ce qui se passe en dehors des universités.
J’étais étudiante en sociologie, et mon souci, en tant que militante, va donc être d’animer une assemblée générale qui était, je crois, quasi quotidienne. Nous voulions insister sur le contexte politique global : on disait que la réforme de l’université était importante, mais que l’on pourrait en discuter quelques semaines plus tard, à la rentrée, car la priorité était de faire la jonction entre étudiantEs et salariéEs, étudiantEs et ouvrierEs, d’aider à développer le rapport de forces, à travers les manifestations mais aussi en mettant sur pied des comités d’action étudiantEs-salariéEs.
« Un immense potentiel de contestation de l’ordre social existant »
Le mouvement étudiant, la solidarité avec le mouvement étudiant et le développement de la mobilisation dans les entreprises vont créer un tel rapport de forces qu’à un moment donné, le pouvoir vacille. Et là se pose le problème : quelle alternative politique ? Et s’il y avait un vide du côté du pouvoir, on sentait bien que du côté des forces qui étaient mobilisées, il y avait aussi un grand vide. Dans les discours de De Gaulle, on sent qu’il y a une volonté de reprise en main, très nette, et il va y avoir des gros problèmes pour faire contrepoids face à cela. On aura beau lancer le mot d’ordre « élections, piège à cons », ce qui était vrai, ça ne suffisait pas. Ce qui manquait dans cette période, c’est un contre-pouvoir, le fait que par exemple des comités de grève aient pu se coordonner pour faire le point et y compris proposer, éventuellement, une alternative politique… Donc on va assister essentiellement à des tentatives de maintenir le front de la résistance contre la reprise en main, aussi bien dans les entreprises qu’à l’université. Mais le retour à l’ordre, à la fois progressif et brutal, va être un moment assez dur, le point d’achoppement d’une mobilisation qui n’arrive pas à aller plus loin, mais ce n’est pas la fin de la mobilisation. On avait le sentiment qu’il y allait nécessairement y avoir des rebondissements, ce qui n’était pas faux. Il y a eu une telle politisation de toute une frange de jeunes dans tous les secteurs de la société qu’il y avait un immense potentiel de contestation de l’ordre social existant.